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empêchements

« Les droits et devoirs du citoyen en démocratie », voilà ce qui est très tôt enseigné à l’école. Pourtant, l’exercice citoyen se retrouve très vite limité, ne serait-ce que parce que la

démocratie est un concept qui, dès sa genèse jusqu’à ses applications actuelles, demeure

difficilement déterminable. Ainsi, si pour former le citoyen on lui apprend quels types de pouvoirs il possède, et quelles sont ses obligations, nous proposons de renverser le paradigme favorable, pour, au contraire, penser le citoyen comme un individu démocratiquement empêché. L’enjeu ici est de considérer les problèmes de la démocratie pour, à partir de ceux-là, étudier, plus tard les recours que possèdent ces derniers, face à un modèle démocratique posé comme le seul acceptable mais néanmoins parfaitement imparfait.

1. La démocratie posée comme problème

L’idéal démocratique semble communément partagé. Or lorsque nous nous arrêtons au mot démocratie en tant qu’absolu figé, force est de constater qu’il recouvre plusieurs types d’applications, jusqu’à certaines d’entre-elles qui se révèlent antinomiques avec son idée de départ, posant là encore une fois le trouble entre des concepts fixées ou des expressions

discursives : démocratie ploutocratique26, démocratie autoritaire27, démocratie esclavagiste28,

démocratie oligarchique29, etc. Dès lors, l’étendard globalisant démocratie semble nier la

formation de toute entreprise réflexive à son encontre, l’uniformité du terme neutralise la pluralité à la fois de ses variations, mais aussi de ses objections. Régis Debray parle de l’utilisation du mot tel un « fétiche mystificateur »30, tant il semble brandir des bénéfices

largement convoités ; il peut se révéler trompeur lorsque l’on observe certaines de ses applications essentiellement contradictoires. Aussi, ce qui est d’autant plus frappant, c’est d’observer comment la démocratie apparaît comme problème tout au long de l’histoire, dès l’introduction du terme à l’ère antique, jusqu’à nos jours et tout en passant par l’époque révolutionnaire française et d’indépendance états-unienne. La perspective historique permet de remettre en cause son unité de façade pour saisir à quel point il est délicat de parler de la démocratie, puisque qu’il n’existe pas une définition mais plusieurs définitions à son sujet. Nous proposons alors, à travers une première approche structurelle, d’analyser ces problèmes dans sa conception même, théorique et idéologique. Une fois ce premier versant observé, c’est dans son élaboration pratique qu’il faudra se pencher enfin de tenter de mettre au jour les

symptômes d’une supposée crise de la démocratie représentative. Enfin, face à ces difficultés,

nous verrons comment, à partir de plusieurs exemples, les individus ont adopté des systèmes de résistance afin de porter une voix sur leurs conditions de vie et/ou d’exprimer l’altérité de leurs pairs (la figure suivante représente ce cheminement).

26 Terme utilisé, par exemple, par Carl J. Friedrich et Zbigniew K. Brzezinski (1956) dans « Totalitarian

dictatorship and autocracy ». Cambridge : Harvard University Press.

27 L’expression est à la fois employée par des journalistes (ex : « La tentation de la démocratie autoritaire », par

France Culture, 18/04/2018 ; « L’économie politique de la démocratie autoritaire » par Romaric Godin dans son ouvrage « La guerre sociale en France : Aux sources économiques de la démocratie autoritaire » de 2019 ; « Démocratie autoritaire ou libéralisme non démocratique ? » par les Echos, 10/06/16, etc.) ou par des scientifiques, souvent, pour qualifier des régimes politiques étrangers (ex : « La recette russe : la démocratie autoritaire », par K. Privalov, 2004, in. Le Débat, n°130 ; « Les changements politiques en Pologne depuis 2015 : vers une démocratie autoritaire ? », par A. Zima, (2018), [Rapport de recherche] Université Paris 2 Panthéon- Assas ; Centre Thucydide ; « Berlusconi et la démocratie autoritaire », J. de Saint Victor, 2011, conférence à la maison latine, etc.)

28 Que ce soit pour qualifier la démocratie athénienne (C. Mossé (1998) parle de « Démocratie esclavagiste »

athénienne dans le « Dictionnaire de la civilisation grecque », entrée « Démocratie », Editions Complexe, p. 151), ou pour définir la démocratie américaine au 19e siècle (P-J Proudhon (1863), dans « Du principe fédératif »,

troisième partie, chapitre 9. Paris : E. Dentu, libraire-éditeur.).

29 En 1922, le syntagme est utilisé par J. Jaurès dans « Histoire socialiste de la révolution française », il commente

les propos du révolutionnaire Condorcet et lui répond : « Ce n’est donc pas la démocratie fausse et rétrécie, la démocratie oligarchique, c’est la démocratie entière que Condorcet promulgue au nom de la Révolution »). 30 Il utilise cette expression dans l’émission « Ce soir ou jamais ! » présentée par Frédéric Taddéï sur France 2 en

44 Figure 4. Plan du chapitre premier La démocratie posée comme problème

1.1. Ambiguïtés sémantiques et historiques

Il faut revenir aux usages et dérivés mêmes du terme démocratie, pour tenter de saisir toute l’ambiguïté historique qui le recouvre déjà. Si dans nos sociétés modernes, la conception de la démocratie est souvent réduite et résumée, pour paraphraser la célèbre formule usuelle d’Abraham Lincoln, en « le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple » (le peuple (démos) est détenteur du pouvoir (cratos) de gouverner31)32, il existe des acceptions anciennes

différentes. L’une d’elles met au jour l’usage du mot dêmokratia par les classes supérieures athéniennes pour désigner « l’excès de pouvoir » des populations pauvres : les « non- possédants », en situation de pouvoir démocratique33 (Canfora, 2006, p.48). Platon en souligne

les travers dans sa critique issue de La République34 : si l’expression démocratique se

transforme en fruit des affects, des désirs superflus et des passions du peuple, alors il y aurait un réel risque que cette dernière aille à vau-l’eau, et qu’elle dégénère en tyrannie. Par ailleurs, Jacques Rancière (2005) nous apprend que le passé du terme dēmokratía révèle qu’il fût employé pour insulte, créé « par ceux qui voyaient la ruine de tout ordre légitime dans l’innommable gouvernement de la multitude » (p.7-8), et d’ajouter : « [qu’] il est resté synonyme d’abomination pour tous ceux qui pensaient que le pouvoir revenait de droit à ceux qui y étaient destinés par leur naissance ou appelés par leurs compétences » (ibid.) Le concept

31 Dans la mythologie grecque, Cratos (ou Kratos) est un personnage divin, fils de Titan Pallas et de Styx et frère

de Niké, Bia et Zélos. Serviteur et acolyte de Zeus, il est la personnification du concept de puissance, de la force du pouvoir.

32 F. Dupuis-Déri (1994) fait remonter à l’an 490 av. J. C. l’utilisation côte à côte des termes démos et kratos

(son participe kratousa, en fait), dans les Suppliantes d’Eschyle.

33 Seuls ceux qui pouvaient endosser le statut de guerrier pouvaient accéder à la citoyenneté, ce qui nécessitait

aussi pour ces derniers de s’équiper par leurs propres moyens.

34 Il n’est pas insignifiant de rappeler que Socrate a été condamné à mort par le pouvoir démocratique en place,

affichait déjà, et dans son sein, toute une figure tropique aux sens détournés et antagonistes variant selon les catégories de locuteurs qui l’employaient. De surcroît, d’après une autre conception, dans la Rome antique, dêmokrator35, dérivé de dêmokratia, ne caractérise

nullement un pouvoir du peuple, mais au contraire, un pouvoir sur le peuple (ibid.), entendons l’autorité de la majorité sur le tout, à tel point que dans certaines de ses utilisations, dêmokrator équivalait enfin et là encore à être un synonyme de dictateur. Toute une ironie donc, au vu de sa postérité.

Mais c’est sans doute à travers l’ouvrage Démocratie, histoire politique d’un mot aux

États-Unis et en France (2013), que Francis Dupuis-Déri nous offre les clés historiques de cette

volte-face. Nous y apprenons très vite que, contrairement aux idées reçues, les pères fondateurs français et américains de la démocratie moderne étaient en réalité antidémocrates (ibid.) C’est donc sans retenue qu’ils dépeignaient cette dernière dans des termes défavorables : John Adams, auteur de la Constitution du Massachusetts, vice-président des États-Unis sous Washington de 1789 à 1796, puis élu deuxième président du pays de 1797 à 1801, parlait de « gouvernement arbitraire, tyrannique, sanglant, cruel et intolérable36 ». F. Dupuis-Déri fait

subséquemment se succéder les traces historiques patentes de cette mésestime :

Au XVIIe siècle, plusieurs autres politiciens d’Amérique du Nord ont évoqué les « vices » et les « folies de la démocratie ». Dans la France de la Révolution, des acteurs politiques d’influence ont également associé la « démocratie » Ferrand M., 1966 à l’« anarchie » ou au « despotisme » Tackett T., 1996, p105, déclarant la tenir en « horreur », car elle serait « le plus grand des fléaux » » Barnave A., 1989 ; Sieyès E. 1989. (Dupuis-Déri, 2013, p. 10)

Par suite, s’appuyant sur une étude menée par l’historien Marc Deleplace (2001) du mot

anarchie, F. Dupuis-Déri met alors en avant la proximité des deux termes, conduisant à faire

peser sur la démocratie un sentiment de désordre. Pour ce faire, il montre à travers l’ouvrage de M. Deleplace l’usage synonymique de démocratie et d’anarchie. De ce fait, dans la pensée du 18e siècle : « les formes de gouvernement peuvent dégénérer en anarchie ; mais la

démocratie n’est souvent elle-même qu’une anarchie modifiée ou palliée, qui finit tôt ou tard par une véritable anarchie » (Deleplace, 2001, p.15) avant de prendre pour exemple une formule écrite en 1740 par l’abbé Gabriel Bonnot de Mably37, déclarant que : « la démocratie

35 La construction du mot est composée par demos (le peuple) et kratos (le pouvoir). Kratos est à distinguer de kratia qui englobe pouvoir du gouvernement et du peuple de manière généralisée.

36 Cité dans Dupuis-Déri F. (2003), p.10. Origine : lettre de John Adams du 8 août 1807, dans Charles F. Adams

(dir.), Correspondance between John Adams and Mercy Warren, New-York, Arno Press, 1972, p. 394.

37 L’abbé Mably (1709-1785) était un écrivain et philosophe politique français. Certains de ses textes publiés à

titre posthume, notamment Des droits et des devoirs du citoyen (1789) et le troisième tome de ses Observations

sur l’histoire de France (1788) eurent un écho particulier du fait qu’il ait fait augure de la révolution à venir. Ses

œuvres servirent de référence aux protagonistes post-révolution. Voir à ce sujet l’ouvrage de Hans Eric Bödeker et Peter Friedmann, Gabriel Bonnot de Mably, Textes politiques (1751-1783).

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est dans son état naturel l’image de l’anarchie » (ibid.) Ce rapprochement est aussi observable à

travers De l’esprit des lois de Montesquieu (1748) qui insiste sur le caractère instable de la démocratie, et son inclination presque inéluctable à se corrompre. En 1770, Pierre Lefèvre de Beauvray écrit dans Le dictionnaire social et patriotique : « le régime démocratique à ce qu’il nous semble, touche de plus près à l’anarchie que le monarchique ne touche au despotisme38 » ;

Le dictionnaire universel d’Antoine Furetière souligne quant à lui auparavant que « les

sédimentaires et les troubles arrivent souvent dans les démocraties39 ». L’historien de la

démocratie Pierre Rosanvallon, fait lui aussi ces mêmes constats en rappelant que l’emploi du mot démocratie ne se faisait que de manière dépréciative avant 1800 en France et aux États- Unis : « la démocratie est, pour les Américains, le régime de l’anarchie et des passions immédiates. Elle est, pour les Français, un régime archaïque » (Rosanvallon, 2011-a). En effet, P. Rosanvallon constate à son tour que les dictionnaires et encyclopédies anciens lui confèrent une dimension tantôt désuète, tantôt exotique : le dictionnaire de l’Académie de l’édition de 1770 renvoie essentiellement à « des expériences fort marginales » (Rosanvallon, 2000, p. 26) : « quelques cantons suisses sont de véritables démocraties » (ibid.) Pour preuve de cette

marginalité démocratique, une étude de 1999 de Raymonde Monnier sur l’occurrence

diachronique du mot en France nous montre sa faible utilisation :

« Une recherche sur la fréquence du mot démocratie dans la base de données Frantext nous confirme l’importance grandissante du concept du 18e au 20e siècle : on trouve 258 occurrences

jusqu’à la Révolution (dont 256 de 1740 à 1788), 91 emplois du mot dans les textes de la révolution 621 au 19e et plus du double au 20e siècle. La progression est assez comparable pour l’adjectif démocratique, devenu très courant de nos jours, mais qui est aussi très galvaudé par les partis. Un

mot décolle avec la Révolution, signalant le passage de la nation de l’abstrait au concret, c’est l’adjectif démocrate : on n’a que 2 emplois avant 1789, mais 230 jusqu’à la fin du 19e siècle et 282

par la suite (singulier et pluriel). Depuis la Révolution, les mots de la famille formés sur le radical

démocrat- s’appliquent à la vie politique contemporaine (démocratiser, démocratiquement, démocratisation) ; démocratisme, qu’on trouve chez Babeuf 51794), et tombé en désuétude ».

(Raymonde Monnier, 1999, p. 55).

Dès lors, si le terme n’est guère employé avant 1789, son usage discursif durant la période révolutionnaire reste marginal (Dupuis-Déri, 2013) ; à cette époque Jacques Pierre Brissot écrit : « le mot démocratie est un épouvantail dont les fripons se servent pour tromper les ignorants40 ». P. Rosanvallon parle à juste titre de ce « fantôme » du temps révolutionnaire, il

pointe ces absences : jamais le mot ou l’adjectif n’ont été mentionnés dans un titre d’un des journaux révolutionnaires (plus de 2 000 titres) de 1789 à l’an IV (les qualificatifs national,

38 Cité dans Rosanvallon, 2007. 39 Cité dans Rosanvallon, 1998. 40 Cité dans Rosanvallon, 2010.

patriotique ou républicain lui sont préférés) (ibid.) En outre, démocratie n’a pas été prononcé

une seule fois dans les débats sur le droit de suffrage de 1789 à 1791 (ibid.)41

In fine, l’héritage classique pleinement issu de la philosophie antique a, au fil des siècles,

fait peser sur l’entendement de la démocratie tout cet imaginaire hostile. C’est ce qu’explique F. Dupuis-Déri : pour les pères fondateurs de la démocratie, Athènes est un contre-modèle inefficace et aux résultats médiocres. À rebours de l’ecclésia composée d’un quorum de 6000 citoyens, les instigateurs révolutionnaires français et indépendantistes américains se positionnaient d’emblée en faveur d’une administration éclairée. Pour eux, les citoyens, c’est- à-dire des travailleurs lambda, des sans-grades, pauvres et sans instruction n’étaient ni légitimes, ni en capacité intellectuelle de délibérer (F. Dupuis-Déri parle de « préjugé de classe »). La démocratie absolue ne peut donc être, à la Révolution française, considérée autrement que négativement ; en 1793, l’homme politique Pierre Guyomar alors député à la Convention nationale déclare : « plus nous nous éloignons du système de la pure démocratie, plus notre gouvernement sera parfait ». Il en est de même aux États-Unis où l’esquisse d’une

mobocracy42 (ou populocratie), sorte de tyrannie de la plèbe, est conspuée et radicalement

réprimée. L’organisation de la démocratie directe athénienne à travers l’isegoria n’est jamais envisagée des deux côtés de l’Atlantique. A contrario, le recours à un système de type représentatif devient le modèle le plus crédible puisqu’il permettrait de répondre à une représentation du pouvoir de type capacitaire. À ce sujet, P. Rosanvallon prend le juste exemple de l’abbé Emmanuel-Joseph Sieyès, penseur et acteur de la Révolution française, qui illustre incontestablement cette position de l’époque et qui pourrait incarner une nouvelle forme de domination de l’élite bourgeoise :

« Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui

41 Pour caractériser cet « âge de la démocratie » inauguré par le moment révolutionnaire, J. Rancière (1992) parle

d’un « âge où celle-ci [la démocratie], aux yeux même de ceux qui la combattent ou la redoutent, apparaît comme le destin social de la politique moderne ». Le régime défendu par les figures de la Révolution n’était en réalité pas réellement démocratique, en revanche, les références aux droits de l’homme du projet révolutionnaire, universaliste, qui énonce que les hommes naissent libres et égaux en droits, est incontestablement un jalon essentiel qui marque une direction démocratique, tout en ayant une grande portée symbolique. En effet, puisqu’en parallèle la multiplication des paroles des français, des « humbles » ou des « pauvres » (pour reprendre les mots de J. Rancière) participe à ce nouvel engouement en faveur d’une expression politique étendue au peuple. L’esprit démocratique de 1789 qui fait naître une dynamique en faveur de la liberté d’expression, voit apparaître l’opinion publique : à travers l’idée nouvelle de citoyenneté, l’essor de la presse et la politisation des individus entraînent le développement des contestations contre l’État ainsi qu’une une nouvelle dynamique militante représentants versus représentés.

42 P. Rosanvallon (2011-a) définit la mobocracy en tant que sentiment de stigmatisation du « règne des masses

48 n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants »43. (Sieyès, 1789. p. 15 et 16).

Le système représentatif est alors envisagé comme un bon compromis entre ce que P. Rosanvallon (2010) appelle « principe de souveraineté populaire » et « forme de distinction sociale », entre « égalité politique » et « inégalité sociale » (p. 17). Pourtant, et encore une fois, ironiquement, E.-J. Sieyès oppose démocratie à représentation, il explique : « dans la démocratie, les citoyens font eux-mêmes les lois, et nomment directement leurs officiers publics. Dans notre plan, les citoyens font, plus ou moins immédiatement, le choix de leurs députés à l’Assemblée législative, la législation cesse donc d’être démocratique mais représentative ».

L’image de la démocratie telle qu’elle a été véhiculée par J-J. Rousseau, à savoir celle d’une souveraineté populaire où les citoyens détiendraient de fait les pouvoirs législatifs et exécutifs est a fortiori bien lointaine44. Par-delà ces méfiances revendiquées à l’égard du

peuple, F. Dupuis-Déri souligne les mesures prises, en charge de contraindre ces derniers. En effet, des restrictions visant à empêcher les rassemblements de certaines catégories sociales vont voir le jour. C’est le cas du décret du 23 mai 1795, excluant les femmes des assemblées politiques et leur interdisant de se regrouper à plus de cinq dans les rues. L’exemple le plus criant demeure celui de la loi Le Chapelier de 1791, prolongement du décret d’Allarde45,

interdisant aux citoyens de s’associer. Dorénavant, « l’anéantissement de toutes espèces de corporations de citoyens du même état ou profession [devient] une des bases fondamentales de la Constitution française » (Article 1, l. 1-2). L’idée d’Isaac Le Chapelier était alors de ne considérer, pour le bien de la société, que les intérêts à la fois généraux et particuliers :

« Il doit sans doute être permis à tous les citoyens de s'assembler ; mais il ne doit pas être permis

aux citoyens de certaines professions de s'assembler pour leurs prétendus intérêts communs ; il n'y a plus de corporation dans l'État ; il n'y a plus que l'intérêt particulier de chaque individu, et l'intérêt général. Il n'est permis à personne d'inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les

43 Cf. Dire de l’abbé Sieyès, sur la question du veto royal : à la séance du 7 septembre 1789, 1789. Baudouin,

Imprimeur de l'Assemblée nationale, p. 15 et 16.

44 J-J. Rousseau, conscient des difficultés structurelles que représentait un système représentatif, n’en demeurait

pas moins opposé du fait qu’il aurait de facto (selon lui) engagé une distance statutaire entre représentants et représentés : « Le peuple ne peut avoir de représentants, parce qu’il est impossible de s’assurer qu’ils ne substitueront point leurs volontés aux siennes, et qu’ils ne forceront point les particuliers d’obéir en son nom à des ordres qu’il n’a ni donné ni voulu donner » (Rousseau, 1762, à retrouver dans Fragments politiques, p. 484). Il écrit aussi explicitement dans son contrat social qu’« à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus » (ibid. livre III, Chap. 15, p. 431).

45 Le décret d’Allarde des 2 et 17 mars 1791 prévoyait la suppression des corporations de métier de l’Ancien

Régime : « À compter du 1er avril prochain, il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle

profession, art ou métier qu’elle trouvera bon : mais elle sera tenue de se pourvoir auparavant d’une patente, d’en acquitter le prix suivant les taux ci-après déterminés et de se conformer aux règlements de police qui sont ou pourront être faits. »

séparer de la chose publique par un esprit de corporation ». (Bulletin de l’Assemblée Nationale du 14 juin 1791. Gazette Nationale ou Le Moniteur Universel, 15 juin 1791, Deuxième année de la

Liberté, dans Réimpression de l’Ancien Moniteur, volume 8, p.661.)

Si ces textes législatifs proscrivant les rassemblements ont peu été analysés dans la « sous- structure » révolutionnaire (Bloch, 1976), ils relèvent d’intérêts politiques et économiques contradictoires qui mériteraient par ailleurs d’être appréhendés sous le prisme des luttes sociales.

À ce stade, force est de constater qu’à l’aune des démocraties modernes, l’idée démocratique telle que nous pensions la connaître est loin d’être consacrée. Il est désormais

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