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2. La distinction entre droit et politique

2.1 Q’est-ce que le droit?

2.1.3 Le droit comme un savoir pratique

(17) Le rapport entre le droit et les autres domaines du savoir — La détermi­ nation du sens juridique d’une norme a une très grande conséquence sur la méthodo­ logie du droit. Dans son application rigoureuse du droit, le juriste ne voit pas la réali­ té comme elle est analysée dans d’autres domaines du savoir. Le juriste procède prin­ cipalement de manière déductive, c’est-à-dire qu’il part du sens juridique de la norme qu’il souhaite appliquer à un cas particulier. D’autres domaines du savoir ont une dé­ marche inversee ils examinent la réalité pour en expliquer les règles32. Le savoir juri­

27 KELSEN se veut d’une extrême cohérence, puisque même la Constitution tient sa validité d’une

norme fondamentale (Gruindinorm) dont la science juridique ne sait rien, sinon qu’elle est juridiquement valable, KELSEN, Téorie, p. 124.

28 KELSEN, Téorie, p. 28.

29 Par exemple, un panneau interdit de marcher sur la pelouse, alors qu’un autre demande de jeter ses déchets dans une poubelle, BOBBIO, Téorie du droit, p. 107.

30 LE ROY, SCHOENENBERGER, Iintroductioin, p. 379. Le lien entre la condition et la conséquence n’est

pas un lien de causalité, décrit par les sciences naturelles. Par exemple, la loi de la gravitation prévoit que les corps s’atirent proportionnellement à leurs masses. En droit, la conséquence n’arrive jamais automatiquement et il faut un acte d’un particulier ou d’une autorité pour imputer la conséquence juridique à sa condition, KELSEN, Téorie, p. 35. Pour KELSEN et HART, le

droit naturel découle uniquement d’une confusion entre les lois naturelles et les lois juridiques, HART, Coincept, p. 225 se KELSEN, Téorie, p. 55. Notons que le débat ne va pas s’arrêter

prochainement. Parfois, des considérations de justice peuvent faire obstacle à l’application d’une règle de droit positif. Cete idée est prévue à l’article 2 CC, qui rappelle que l’abus manifeste d’un droit n’est pas protégé par la loi. Le droit positif suisse intègre l’idée que «le droit n’est pas la valeur ultime et qu’il doit être mis au service des exigences de la justice » STEINAUER, Titre, p. 165, no 461.

31 Selon l’adage romain dura lex sed lex (la loi est dure, mais c’est la loi). Comme l’explique DWORKIN, lorsqu’une norme atache à un état de fait une conséquence juridique précise, la

seule raison qui empêcherait cete conséquence juridique est une exception à la norme. Cete exception appartient à la norme elle-même et on ne peut exposer la norme sans ses exceptions, DWORKIN, Les droits, p. 82.

32 FORSTMOSER, VOGT, Eiinführuing, p. 3, no 9e LE ROY, SCHOENENBERGER, Iintroductioin, p. 7. CAILLOSSE

regrete que la science politique adule le fait, au détriment des normes juridiques, dans son

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2. La distinction entre droit et politique

dique apparaît comme un savoir pratique33, qui déforme et qui simplife le réel et qui

procède par présomption34. En efet, toute norme juridique ne s’adresse pas à une si­

tuation déterminée, mais à un nombre indéterminé de cas. Le langage normatif est condamné à schématiser la réalité et à la classifer. En résumé, lors de l’application du droit, le juge est amené à prendre les faits en considération, mais dans un angle déter­ miné par le droit35.

(18) L’application rigoureuse du droit — Afn de bien distinguer les normes ju­ ridiques des autres, les juristes ont pris l’habitude dans l’application du droit de dis­ tinguer les considérations juridiques des autres considérations36. Sont qualifées de

«politiques» toutes considérations extérieures au droit (des juristes) et qui ne trouvent pas leur place dans la méthode juridique traditionnelle d’application et d’in­ terprétation du droit37. Si le mérite revient à KELSEN d’avoir théorisé l’autonomie du

système juridique, le plaidoyer le plus célèbre en faveur de l’application stricte du droit remonte à MONTESQUIEU. Dans l’Esprit des Lois, ce dernier plaide pour que le juge

ne soit que «la bouche de la loi », quand bien même la loi prévoirait une solution trop rigoureuse38, afn de préserver la séparation des pouvoirs et l’application du droit in­

dépendamment de toute considération de nature politique39.

(19) Le syllogisme juridique — L’application rigoureuse du droit est fondée sur le syllogisme juridique, ou judiciaire40. Le syllogisme fonctionne en trois tempse il

commence par l’identifcation d’une question générale, question brute, qu’on peut formuler de la manière suivantee Qelle est la situation juridique? ou Qid juris:::? L’analyse de cete question exigera préalablement d’identifer la ou les normes appli­ cables, dans la majeure du syllogisme41. Ensuite, le juriste doit identifer les faits perti­

nents, à même de répondre à cete question, dans la mineure du syllogisme. De l’ap­

étude des politiques publiques, CAILLOSSE, Réfexioins, p. 61.

33 Ainsi certaines grandes questions de la philosophie du droit sont encore sans réponses défnitivese même des juristes bien expérimentés demeurent empruntés face à certaines questions fondamentales du droit, HART, Coincept, p. 27, no 13. Notons également que la science

du droit est orientée essentiellement vers l’application du droit et que certains domaines du droit, tel que la création du droit (légistique) sont netement moins connus, RICHLI,

Daumeinregelin, p. 114.

34 DARBELLAY, Droit et valeurs, p. 108, no 13. SÉRIAUX fait remarquer que le droit, en raison de sa

méthode déductive, se détache de l’expérience sensible et se place ainsi dans la sphère de la raison, SÉRIAUX, Notioin, p. 69. Pour SEILER, le choix d’un angle de vue particulier n’est pas le fait

du droit, mais est propre à toute démarche scientifque et en conditionne même les progrès, SEILER, Gerichtsbarkeit, p. 505.

35 FORSTMOSER, VOGT, Eiinführuing, p. 198, no 119.

36 Cete application stricte des normes juridiques aboutit à la distinction ferme entre droit et politique et constitue un système autopoïétique. Est qualifé d’autopoïétique, tout système qui possède une dynamique interne sufsamment riche pour se défnir, se renouveler et se reproduire de manière autonome, DIETH, Politisiertes Recht, p. 6.

37 RHINOW, Fuinktioinein, p. 184.

38 MONTESQUIEU, Esprit, p. 301. Cete conception est largement partagée au XIXe sièclee selon le

Conseil fédéral, «il n’appartient point au juge de faire la loi » (FF 1870 II 777, 813). 39 DIETH, Politisiertes Recht, p. 98e OGOREK, Leviathain, p. 412e SEILER, Gerichtsbarkeit, p. 472.

40 NOLL, Rechtssetzuing, p. 257. L'application rigoureuse du droit donne une légitimité solide, dont

peuvent se prévaloir les révolutionnaires, soucieux d'asseoir leur pouvoir, voir la Déclaration d'indépendance américaine, iinfra § 123.

41 TERCIER, ROTEN, Recherche, p. 278 ss, nos 1110 et 1136 ss.

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Introduction et remarques méthodologiques

plication du droit au fait (subsomption) découle la conclusion, mécanique du syllo­ gisme42. Ce postulat théorique se complique par l’importance du travail d’interpréta­

tion, nécessaire lorsqu’il existe un décalage entre les faits et le concept désigné par la norme43. Dans l’application quotidienne du droit, il n’existe qu’un petit nombre de

règles qui ne nécessitent pas d’interprétation44:::e c’est la raison pour laquelle la théorie

du droit a intégré la notion d’interprétation, dans le syllogisme juridique45.

(20) La validité des normes — Ce lien n’est toutefois possible que si la norme est juridiquement valable. Une norme est valable lorsqu’elle demande l’obéissance d’un groupe humain, à l’exclusion de toute autre norme46. Une norme juridique ne déter­

mine pas sa propre validité, celle-ci dépend de la validité des normes juridiques supé­ rieures. Une norme est valable juridiquement si elle a été créée d’une manière parti­ culière, conformément à d’autres normes juridiques47. La création du droit est intime­

ment liée à son applicatione le Parlement lorsqu’il adopte une loi, l’adopte en applica­ tion des compétences constitutionnelles48.

(21) La densité normative — La densité normative détermine le degré de détail et de spécialisation d’une réglementation dans un domaine déterminé49. Pour qu’une

norme puisse être appliquée juridiquement, elle doit être justiciable, ou avoir une cer­ taine densité normative, c’est-à-dire prévoir avec un certain degré de précision les conditions d’application (Tatbestaind) et la conséquence juridique (Rechtsfolge) de la norme50. La densité normative s’apprécie diféremment selon la nature formelle de la

norme. Les normes constitutionnelles entrent en principe moins dans les détails que la loi formelle et les ordonnances, qui complètent les lois.

42 Si le syllogisme est correctement posé, les faits pertinents convenablement identifés, l’opération relève de la logique la plus pure et un ordinateur pourrait même être capable de tirer la conclusion, NOLL, Rechtssetzuing, p. 256.

43 NOLL, Rechtssetzuing, p. 254.

44 Lorsque le législateur recourt à des formules mathématiques ou à des expressions simplese «[la] majorité est fxée à 18 ans révolus » (art. 14 CC) «[toutes] les actions se prescrivent par dix ans, lorsque le droit fédéral n’en dispose pas autrement » (art. 127 CO), LE ROY,

SCHOENENBERGER, Iintroductioin, p. 413, note 1206.

45 LE ROY, SCHOENENBERGER, Iintroductioin, p. 409. Notons qu’il ne s’agit pas d’application mécanique

de la norme, même pour KELSEN qui reconnaît que le juge a une certaine forme de pouvoir,

KELSEN, Le gardiein, p. 75. Personne ne soutient sérieusement qu’il existe un ensemble de règles

stockées dans un «entrepôt à concepts » et prêtes à être découvertes et appliquées par les juges, DWORKIN, Les droits, p. 71e NOLL, Gesetzgebuingslehre, p. 15. Sur le lien entre interprétation

et écriture constitutionnelle, voir iinfra § 567. 46 BURCKHARDT, Rechtsgemeiinschaf, p. 166.

47 CHEVALLIER, Droit, p. 21e KELSEN, Téorie, p. 122. Voir la distinction entre norme primaire et

secondaire faite par HART, voir supra § 15.

48 KELSEN, Téorie, p. 137. Voir également DWORKIN: «[un] arrêté de la ville de New Haven sur le

stationnement est valide parce qu’il a été adopté par un conseil municipal, suivant les procédures et dans le cadre des compétences accordées par la loi sur les communes, prises par l’État du Connecticut, conformément aux procédures et selon les compétences établies par la Constitution de l’État du Connecticut, qui avait été elle-même adoptée en accord avec les exigences de la Constitution des États-Unis » DWORKIN, Les droits, p. 78.

49 OFJ, Guide de législatioin, p. 270, no 636. Sur la signifcation politique de la densité normative en

matière d'écriture constitutionnelle, voir iinfra § 877 ss. 50 BURCKHARDT, Rechtsgemeiinschaf, p. 237.

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2. La distinction entre droit et politique

(22) Un exemple de syllogisme juridique: les bœufs de M. Heller — BURCKHARDT donne un exemple intéressant de syllogisme juridique, qui permet d’illus­

trer les diférents points que nous venons d’évoquer. Soit la norme juridiquement va­ lable (il est vrai que l’exemple remonte à 1927X) que celui qui traverse la frontière avec du bétail doit payer une taxe douanière de vingt francs par tête de bétail. L’état de fait est le suivante Fritz Heller a fait traverser la frontière à trois bœufs. Par consé ­ quent, M. Heller est tenu de payer soixante francs de taxe douanière. Pour BURCKHARDT, cete norme ayant une densité normative sufsante, ne nécessite pas

d’interprétation. NOLL démontre qu’une interprétation est toujours nécessaire, quant

à la norme, ou à la mineure du syllogisme51. Tout d’abord, en l’absence de consensus

sur ce qu’est le bétail, le douanier doit interpréter la notion de bétail, pour démontrer qu’un bœuf est assimilable à du bétail. Ce qui ne pose pas de problème pour le bœuf en particulier, car on entend par bétail les plus gros animaux domestiques élevés à des fns économiques. Parfois, l’état de fait exige de préciser la règle de droite si les bœufs de M. Heller ont été dépecés en vue de la boucherie, ou si M. Heller conduit une vache portante, il faut déterminer si le fœtus est inclus dans la taxe.

(23) La double signifcation d’une norme juridique — Cet exemple permet de metre en évidence qu’une norme juridique a une double signifcation. Tout d’abord, une norme renvoie à une réalité incontestée (Kerinbereich). Par exemple, la norme «bétail » renvoie incontestablement aux «bœufs». Comme le droit se sert du langage courant, la norme a une signifcation sociale, que NOLL appelle les cas normaux (Nor­

malfälle)52. Par exemple, le bétail recouvre habituellement les vaches ou les chevaux,

mais pas les chiens, les chats ou les dauphins. Le problème vient des cas limites (Greinzfälle). L’autorité d’application du droit doit alors trancher sur la signifcation juridique et déterminer précisément le champ d’application de la norme. Ce faisant, elle donne à la norme une signifcation propre, un sens juridique (juristiche Sachvers­ taind). Par exemple, le douanier devra trancher si le cochon domestique de M. Heller, élevé non pour la boucherie, mais pour son intelligence et sa sensibilité, relève du bé­ tail ou non.

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