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Le droit impératif ne doit pas nécessairement être perçu comme une norme, mais plutôt comme une technique juridique

Dans le document La détermination du concept de jus cogens (Page 22-28)

Il est courant de considérer le droit impératif d'un point de vue substantiel, c'est-à-dire comme une norme, voire comme un contenu (une «valeur»).

Le vocabulaire ambiant, faisant fond sur des « normes de jus cogens », entretient cette manière de voir, comme un fleuve nourrit le lac. Il n'est évidemment ni impossible ni nécessairement erroné de considérer l'impérativité dans son aspect substantiel. Toutefois, il sera souvent plus utile de considérer ce caractère impératif comme une greffe que le droit pose sur des normes juridiques existantes. La preuve en est - contrairement à ce que d'aucuns ont cru23 - que le droit impératif ne forme pas une source de droit international en soi. Il se saisit plutôt de normes fondées sur des sources de droit international reconnues, notamment le droit coutumier. Considéré sous cet angle, le droit impératif repose par conséquent sur une technique juridique visant à assurer l'intégrité de la norme sur laquelle il est greffé. Cette norme est protégée contre la fragmentation qu'elle subirait si l'on appliquait le principe courant lex specia/is derogat legi generali. A défaut de droit impératif, elle se verrait fragmentée en une série de régimes normatifs distincts, prioritairement applicables entre certains sujets. En d'autres termes, la qualification d'une nonne comme étant impérative permet au législateur d'écarter le principe de la lex specia/is. L'impérativité juridique est l'anti-lex :;pecialis, c'est-à-dire la technique opposé à la lex :;pecia/is, la technique qui permet de se garder de l'effet de cet adage. Or, le principe lex specia/is est une règle de droit secondaire relatif à la collision des normes ; telle est dès lors

" Sur ce point, voir par exemple R. MONACO, «Observations sur la hiérarchie des normes du droit international >>, Mélanges Mosu!R, Berlin, !-Ici, New York, 1983, p. 1 06ss.

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aussi la nature juridique de son contradicteur, le droit impératif. Formulé dans un adage, le droit impératif signifie simplement ceci : lex specialis non derogat legi generali cogentis. Il s'agit d'une règle sur le rapport entre normes, ou d'une qualité reconnue à certaines normes de résister à la dérogation par voie de lex specialis. Le droit impératif est ainsi une technique juridique située sur le plan des règles secondaires.

Un exemple très simple permet de bien saisir les choses. L'interdiction du génocide est une norme de droit international coutumier possédant un caractère impératif. Si elle ne possédait pas ce caractère impératif, elle serait dérogeable, c'est-à-dire la règle de la lex specialis s'appliquerait. C'est dire par exemple que deux ou plusieurs Etats pourraient s'accorder sur la définition du génocide comme ils le souhaiteraient, ou encore qu'ils pourraient pactiser pour commettre un génocide. Leur accord, organisant l'apport de chacun au génocide à commettre, serait valide en droit international et s'appliquerait à leurs rappo1ts inter se par priorité à la norme générale interdisant le génocide. L' impérativité de la norme d'interdiction empêche ce résultat juridique. La norme générale ne cède pas à la norme particulière. Etant impérative, elle empêche la dérogation, en frappant même de nullité la règle pa~ticulière contraire. L'unité du régime normatif (ici de l'interdiction) est ainsi maintenue. Le motif réside dans le caractère d'ordre public de la norme générale. Au contraire de la règle ordinaire, applicable aux normes générales de caractère dispositif, la règle extraordinaire en cas de norme impérative est que la norme générale s'impose à toutes les pa~ties. La norme spécialement contractée par elles est mise à l'écart.

L'effet spécifique du droit impératif réside dans cette primauté de la règle générale combinée à une nullité (ou d'autres effets « stérilisants ») de la règle particulière contraire.

Plus qu'une norme juridique, le droit impératif est ainsi une technique juridique, une règle sur les règles juridiques, une règle sur l'intégrité et la collision de normes, plus précisément sur leur priorité 1 nullité. En somme, le droit impératif a le caractère d'une règle secondaire liée à la production juridique (ou aux effets de la violation de règles, dans le domaine déjà mentionné de la responsabilité des Etats). Cela explique aussi que ce'tte technique puisse être greffée indifféremment sur tout un nombre de normes juridiques pour leur assurer une certaine forme de protection et de primauté, et non pas seulement sur des normes d'ordre public (bien que celles-ci soient les normes les plus emblématiques en la matière).

Après avoir passé en revue toute une série de qualités que le droit impératif ne possède pas ou qu'en tout cas il n'est pas tenu de posséder, un mot sur ce qu'est le droit impératif peut être ajouté. Il prolonge et systématise les diverses affirmations éparses déjà présentées au fil des points 1) à 6), notamment au point no 6).

Le jus cogens est une technique juridique qui vise à maintenir l'unité et l'intégrité d'un régime juridique en ne permettant pas sa fragmentation en régimes juridiques plus particuliers qui seraient autrement applicables prioritairement en vertu de la lex specia/is, et ce dans tous les cas où il existe un intérêt public à cet effet et que la norme en question s'est vue de ce fait revêtir de cette protection contré la fragmentation. Le jus cogens constitue donc une limitation du !aw-making power des sujets de droit au niveau du droit particulier, eu égard à l'intégrité de régimes normatifs plus généraux. Il repose sur le couple« intérêt public » (uti!itas pub/ica) 1 « indérogabilité ». Sa cause est l'intérêt public ou commun, qui aboutit à ne pas permettre la dérogation d'un régime normatif. Cet intérêt public est essentiellement relatif: il a trait au nombre de participants aux divers régimes normatifs. Le droit impératif est dès lors enraciné dans un droit relativement plus général par rappoti à un droit relativement plus particulier, toujours du point de vue ratione personae.

En conséquence, le phénomène de l'impérativité n'existe pas qu'au niveau suprême du droit international universel. Il peut au contraire exister à tout niveau, quand un droit plus général s'oppose à un droit plus particulier. L'intérêt public est une notion plus large que les valeurs fondamentales de la

«communauté internationale». Il inclut tout intérêt commun à l'intégrité d'un régime normatif. Ainsi, les statuts d'organisations ou d'organes internationaux, par exemple le Statut de la Cour internationale de Justice, se présentent comme un droit intégral et non dérogeable. Ce droit n'est pas à la disposition de groupes d'Etats patiiculiers, par exemple des plaideurs à une instance devant la Cour.

III. CONCLUSION :

NltCESSITl~ ET DANGERS DU DROIT INTERNATIONAL IMPl~RATIF

Il n'est pas nécessaire ici d'insister longtemps sur le caractère indispensable d'une technique de droit impératif dans un ordre juridique mûr et moderne.

Aucun ordre juridique ne peut être constitué que de normes dispositives, fléchissant devant l'accord contraire ou devant d'autres normes patiiculières.

Quelques principes fondamentaux doivent constituer un socle commun inaltéré et inaltérable- comme on l'admettait déjà anciennement pour le principe pacta sunt servanda. De plus, un ordre juridique moderne véhicule un trop grand

LA DliTERMINATION DU CONCEPT DE .JUS COG/iNS 27 nombre d'intérêts divers (quelques-uns fondamentaux), pour qu'il puisse faire l'économie de toute technique de préservation de l'intégrité normative. Il faut insister sur le fait que l'ancienne affirmation24 selon laquelle tout fait internationalement illicite (et donc tout crime) pourrait être rendu légal ou licite s'il faisait l'objet d'un accord ne vaut plus; et il faut en même temps insister sur le fait que cela constitue incontestablement un progrès. Un ordre juridique seulement dispositif est trop frêle pour mériter le qualificatif de « droit », au moins dans l'optique que nous en avons aujourd'hui.

Il faut toutefois insister sur certains dangers du droit impératif ou, mieux, de ses exagérations. En premier lieu, il n'est pas décent de ne plus arriver à dire simplement qu'une norme est impmiante, en estimant nécessaire de dire en lieu et place qu'elle est impérative. En second lieu, il faut éviter d'enfler le concept pour le transporter subrepticement en dehors du droit positif. Le droit impératif est un concept éminemment juridique et éminemment positif; c'est une technique juridique. Si 1 'on souhaite parler de droit naturel ou de légitimité politique, on sera tenu de le faire sous cette bannière, à la fois ouverte et déclarée. Une telle attitude évite entre autres des déceptions et des déconvenues trop fréquentes issues de l'exposé d'un droit excessivement coloré aux idéaux de prétendues nonnes impératives. En effet, un tel exposé se hewie trop souvent aux réalités de la vie juridique internationale. De telles déceptions réitérées sont dangereuses, parce qu'elles pervertissent progressivement 1 'esprit humain en préparant concomitamment le lit du cynisme et de l'excès. En troisième lieu, il revient avant tout au législateur de fixer quelles sont les normes revêtues de l'impérativité. Il n'est pas admissible que chaque opérateur se sente habilité à bricoler ses propres normes impératives en fonction d'agendas personnels, de visions idéologiques (fussent-elles louables) et d'autres facteurs du même type. L'insécurité qui s'en ensuivrait serait excessive et desservirait la cause du droit international. Ce n'est pas dire que le législateur ne délègue pas parfois ce pouvoir, comme le montre d'ailleurs l'miicle 66 de la CVDT de 1969. Ce n'est pas dire non plus qu'il ne faille parfois exercer cette fonction en cas de carence du législateur. En quatrième lieu, il est inadéquat de tirer la conséquence que lorsqu'une norme n'est pas impérative, elle n'est au fond pas contraignante du tout, ou autrement est secondaire, voire insignifiante. C'est là une erreur fondamentale, hélas non peu fréquente chez les non-juristes. Ces personnes confondent la capacité de dérogation et le caractère contraignant. Les deux notions se situent toutefois sur un plan entièrement différent. Tant que la norme n'a pas été dérogée, elle reste contraignante pour chaque sujet auquel elle s'adresse. Même en cas de dérogation, la norme dispositive ne cesse de lier que les Etats pa1iicipant au régime dérogatoire dans leurs rapports inter se, et uniquement dans la stricte mesure de la dérogation. Les Etats tiers ne sont en

"'Cf. G. JELLINEK, /Jie rechr/iche Narur der S!llai.\'Vel'frâge, Vienne, 1880, p. 59.

elle n'a pas chu dans les imaginaires bas-fonds de l'optionnel et du facultatif.

En somme, le présent plaidoyer vise une utilisation réfléchie et sérieuse du droit impératif. Ainsi appréhendé, il peut déployer ses effets indispensables et bénéfiques, sans courir le risque de déstabiliser inutilement un ordre juridique qui n'a pas, jusqu'à ce jour, la place qu'il devrait tenir dans les relations internationales. L'œuvre essentielle nous semble ici : tout faire pour renforcer la place du droit dans les relations souvent si chaotiques et anarchiques entre Etats. Beaucoup reste à faire en la matière, malgré le chemin déjà parcouru.

RÉSUMÉ

Dans cette contribution, l'auteur examine certaines constructions courantes sur le jus cogens international et appelle à les repenser. Le droit impératif ne doit pas nécessairement et dans tous les cas être perçu comme un phénomène de hiérarchie normative, comme une notion d'ordre public centré sur les valeurs fondamentales de la communauté internationale, comme étant de caractère universel, comme étant limité au droit conventionnel, comme impliquant la nullité de la norme contraire, ou enfin comme une norme matérielle plutôt qu'une technique juridique. Le jus cogens peut être considéré comme une technique juridique qui vise à maintenir l'unité et l'intégrité d'un régime normatif en ne permettant pas sa fragmentation en régimes normatifs plus particuliers, autrement prioritairement applicables en vertu de la lex specialis. Ce mécanisme est appelé à s'appliquer dans tous les cas où il existe un intérêt public à cet effet, tel que défini par le législateur, et que la norme en question s'est vue de ce fait revêtir de cette protection juridique contre la fragmentation (c'est là le cœur de son caractère impératif).

SUMMARY

ln the present contribution, the author examines certain ways of construing the phenomenon of international peremptory norms. He invites the rea der to partially reshape these ways of thinking. Jus cogens must not necessarily be perceived as a phenomenon of normative hierarchy, or of public order centered on the fundamental values of the international community, or as inevitably universal, or else as limited to treaty law, or still as implying the voidness of the contrary norm, or finqlly as a substantive norm rather than a legal technique. Jus cogens may conversely be construed as a legal technique having the aim to maintain the

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unity and integrity of a particular normative régime by hindering its fragmentation into particular normative régimes enjoying priority because of the lex specialis-rule.

Such a mechanism will apply in ali situations where there is a public interest, as defined by the legislator, to maintain the integrity of the general legal régime, and where therefore the norm at stake has been formulated (or is interpreted) with this legal protection against fragmentation. This is the gist of its peremptory character.

RESUMEN

En esta contribuci6n el autor estudia varias corrientes sobre el jus cogens internacional y hace un llamado a la reflexion. El derecho imperativo debe considerarse como una técnica jurîdica y no necesariamente como un fen6meno de jerarqufa normativa, ni como una noci6n de orden publico enfocado en los valores fundamentales de la comunidad internacional de caracter universal o limitada a lo que establezcan los tratados internacionales, ni como una norma que elimina la aplicaci6n de normas contrarias a ella ni como una norma material.

El jus cogens puede ser considera do como un a técnica jurîdica llamada a mantener la unidad e integridad de un régimen normativo, impidiendo su fragmentaci6n en regfmenes especiales. Este mecanismo tendrîa vocaci6n a aplicarse en cada caso en el que exista un interés publico definido por ellegislador hacienda que la norma en cuesti6n sea reforzada con esa funci6n de protecci6n jurfdica contra la fragmentaci6n. De a hf su caracter imperativo.

JANVIER· MARS 2014

• ROBERT KOLB

Professeur de droit international

à l'Université de Genève

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LA DETERMINATION

Dans le document La détermination du concept de jus cogens (Page 22-28)

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