• Aucun résultat trouvé

Dans le discours de Derrida, l’acception du mot « double » prend des dimensions plus vastes que sa signification traditionnelle. « En composition, le terme ‘double’ joue un rôle tout particulier dans la philosophie de Derrida, ce qui est bien naturel puisque chez lui l’origine est différentielle, c’est-à-dire toujours

déjà dédoublée »112. Dans le vocabulaire de Derrida, la notion de « double » peut signifier à la fois une attention plurielle, « plus qu’une » ou « deux fois plus », et à la fois le retour vers soi-même, vers « le même »113. Derrida accorde à la déconstruction un aspect de double dans sa logique conceptuelle, qui met l’accent sur le fait que les mots ont un double sens. Autrement dit, chaque mot ou concept se trouve face à deux types de significations de soi. L’une est orientée vers la signification hiérarchisée et conventionnelle et l’autre vers une signification désorientée et déstabilisée. La déconstruction présente une structure de « double marque » – double lecture, double écriture –, l’une à l’intérieur du système d’opposition et l’autre extérieure114.

Ce double jeu d’une rature qui, disait Derrida, « … laisse lire ce qu’elle oblitère »115, est comme un glissement, une sorte de reconstruction de ce que

112 Ramond Charles, Vocabulaire de Jacques Derrida, op. cit., p.29

113 Cf. Jacques Derrida, La carte postale, De Socrate à Freud et au-delà, Edition Flammarion, 2004, p.141.

114 « Cette structure de la double marque (pris – emprunté et enfermé – dans un couple d’opposition, un terme garde son vieux nom pour détruire l’opposition à laquelle il n’appartient plus tout à fait, à laquelle il n’aura d’ailleurs jamais cédé, l’histoire de cette opposition étant celle d’une lutte incessante et hiérarchisante) travaille tout le champ dans lequel se déplacent ces textes-ci. Elle y est aussi travaillée : la règle selon laquelle chaque concept reçoit nécessairement deux marques semblables – répétition sans identité –, l’une à l’intérieur, l’autre à l’extérieur du système déconstruit, doit donner lieu à une double lecture et à une double écriture. Cela apparaît en son temps : à une double science. » : Jacques Derrida, La Dissémination, Édition du Seuil, 1972, p.10.

115 « Oui, par ce double jeu, marqué en certains lieux décisifs d’une rature qui laisse lire ce qu’elle oblitère, inscrivant violemment dans le texte ce qui tentait de le commander du dehors, j’essaie donc de respecter le plus rigoureusement possible le jeu intérieur et réglé de ces philosophèmes ou épistémèmes en les faisant glisser sans les maltraiter jusqu’au point de leur non-pertinence, de leur épuisement, de leur clôture. «Déconstruire » la philosophie ce serait ainsi penser la généalogie structurée

Architecture contemporaine et théorie de la Déconstruction : Le processus architectural à l’épreuve de la philosophie

l’histoire a pu dissimuler ou interdire. Ce double jeu comporte différentes étapes116. La première étape est le questionnement, le « pourquoi ? » : « Pourquoi retenir, pendant un temps déterminé, un nom ancien ? Pourquoi amortir de mémoire les effets d’un sens, d’un concept ou d’un objet nouveaux ? »117 Comme disait Henri Ronse à Derrida : « vous dites dans votre Freud qu’on écrit avec deux mains… »118. Ce double jeu ou ce concept de double, en tant que logique déconstructiviste, constitue la première étape d’un nouveau questionnement de tout : de l’origine, des présupposés, des hiérarchies. Comme disait Derrida, « déconstruire la philosophie serait ainsi

penser la généalogie structurée… ». La deuxième étape est la recherche de ce

qui est caché, ce qui a pu être dissimulé, ou être oublié dans la procédure traditionnelle de la conception et de la création. La dernière étape est de reconstruire ce qu’on a détruit, mais cette reconstruction ne signifie pas monter ou remonter tout ce qui existait comme auparavant, mais plutôt donner une ou plusieurs significations en préservant ce qui est devenu maintenant le passé, l’histoire. La déconstruction, en tant que processus qui passe par la destruction pour construire un « autre », semble incomplète tant que l’on ignore le résultat vers lequel mène l’ensemble de la structure théorique dynamique et productive. Il faut admettre que tant que l’on ne connaît pas cette structure dynamique et productrice qui conduit tout le processus vers un résultat déconstruit, la notion de déconstruction peut sembler tout aussi négative que celle de destruction. Nous avons déjà remarqué que ce processus de « destruction/construction » ouvre la possibilité de remettre en question l’histoire et ses hiérarchies et de construire un « autre » qui, bien qu’issu de la même structure, ne revient pas au

de ces concepts de la manière la plus fidèle, la plus intérieure, mais en même temps depuis un certain dehors par elle inqualifiable, innommable, déterminer ce que cette histoire a pu dissimuler ou interdire, se faisant histoire par cette répression quelque par intéressée. » : Derrida, « Implications », in Positions, Minuit, 1972, p. 15.

116 Il faut faire attention, ces différentes étapes sont plutôt la manière ou bien le processus de déconstruction d'un sujet, et ils sont forcement différents des membres de la déconstruction. Ces étapes sont ce qui est nécessaire pour déconstruire la déconstruction même, pour pouvoir la démembrer.

117 Jacques Derrida, La Dissémination, Édition du Seuil, 1972, p.9.

Architecture contemporaine et théorie de la Déconstruction : Le processus architectural à l’épreuve de la philosophie

même. « La stratégie générale de la déconstruction est double : intervenir en renversant les hiérarchies ; désorganiser les systèmes en explorant les écarts »119 : la déconstruction remet en question la hiérarchie, mais elle en préserve quelque chose. Elle effectue un double action, de structure et de critique. On pourrait dire qu'elle est autre tout en restant identique.

Pour résumer, on pourrait ainsi expliciter les quatre modes essentiels selon lesquels la déconstruction se développe120 :

1. Identification de la construction conceptuelle d’un champ théorique donné - qui utilise habituellement un ou plusieurs couples121 irréductibles. Cette identification est de même nature que le requestionnement, mais avec cette spécificité que les problèmes que ces « couples d’oppositions » nous posent nous placent directement au cœur du champ d’effectivité du mot « différance ». Le premier problème est la question des limites de ces oppositions et de leur « rigidité extrême. Tout ce qui ne s’inscrit pas parfaitement dans le rapport d’opposition tend à être marginalisé ou même supprimé »122.C’est pourquoi le travail sur ces couples d’oppositions constitue en fait pour Derrida une ouverture : leur identification amorce la critique des ordres hiérarchiques établis. D’où :

2. Mise en lumière, en évidence, des ordres hiérarchiques dont participent ces couples d’oppositions tranchées.

3. « Puis, l’on inverse ou l’on bouleverse cet ordre en montrant que les termes du dessous peuvent être, avec raison, disposés dessus »123.

119 Jacques Derrida, Positions, op. cit., p.56

120

Cf. Fred Poché, Penser avec Jacques Derrida, comprendre la déconstruction, éditions Chronique sociale, 2007, p. 54.

121

« La déconstruction vise à déstabiliser les priorités structurelles d’une construction particulière. La raison pour laquelle notre philosophe vise la déstabilisation plutôt que la consolidation est que les constructions philosophiques lui paraissent dépendre de façon inconsidérée d’oppositions tranchées et de couples conceptuels irréductibles comme par exemple : le spirituel et le matériel, l’universel et le particulier, l’éternel et le temporel, le masculin et le féminin ». Fred Poché, op. cit., p. 54.

122 Ibid.

123 Ibid. C’est la raison pour laquelle l’architecture de la déconstruction est devenue comme une sorte d’absence de confiance à ce qu’on a déjà accepter comme l’harmonie et l’esthétique. On trouve là l’explication du fait que l’architecture de la déconstruction est apparue comme une contestation de tout ce qui était auparavant

Architecture contemporaine et théorie de la Déconstruction : Le processus architectural à l’épreuve de la philosophie

4. La quatrième action consiste à imposer un troisième124 terme à chaque couple en opposition, ce qui complique la structure porteuse originale et la rend méconnaissable. Ce bouleversement est comme une sorte d’insistance sur l’effet de l’absence de certitude ou de finalité concernant les ordres hiérarchiques. L’intrusion d’un troisième terme révèle l’artificialité des ordres hiérarchiques. En lui-même, il ne prétend pas dévoiler la vérité, mais il contraint la structure à admettre qu’elle pourrait être autre que ce qu’elle est. Elle fait éclater la finalité de ces « évidences » qui se prétendaient naturelles, en dénonçant ce que Derrida appelle la « naturalisation de ce qui n’est pas naturel » : « (…) je voudrais souligner au lieu de les effacer [les] conditions techniques. Ne pas feindre la naturalité là ou n’existe pas. J’ai déjà commencé à répondre à vos questions sur la déconstruction, parce que l'un des gestes de la déconstruction consiste en particulier à ne pas naturaliser, à ne pas faire comme si ce qui n’est pas naturel était naturel, comme si ce qui est conditionné par l’histoire, par la technique, par l’institution, par la société était une donnée naturelle »125. Le but de la déconstruction est de désigner, d’écarter et de critiquer cette fausse « naturalité » imposée par nos conditions de vie : elle n’est devenue naturelle que par l’effet de notre intervention, de nos croyances et même de notre fainéantise, elle n’est donc en fait pas du tout aussi naturelle qu’elle le prétend. Dans ce mot de « naturel », Derrida évoque à la fois la certitude, la vérité, et même l’existence, la très contestable hypothèse d’une existence qui serait proprement naturelle. Là où le renversement des couples d’oppositions pouvait au départ sembler totalement théorique et abstrait, le philosophe en suggère la dimension tout à fait pratique. C’est aussi ce que vise chez lui la notion de « différance » avec un a.

accepté au titre de l’harmonie et de l’esthétique : les architectes déconstructivistes ont inversé toutes les règles et les présupposés de l’esthétique, dans le but de pousser la forme architecturale vers ses limites.

125 Cf. Jacques Derrida, « Deconstruction And The Eccentric Circle », entretien, clip mis en ligne le 27 janvier 2007 : http://www.youtube.com/watch?v=8xyYGFhPDHo

Architecture contemporaine et théorie de la Déconstruction : Le processus architectural à l’épreuve de la philosophie