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« Lignes de démarcation mystiques », « rites mystiques » : ce langage – celui de la transfiguration magique et de la conversion symbolique que produit la consécration rituelle, principe d’une nouvelle naissance – encourage à diriger la recherche vers une approche capable d’appréhender la dimension proprement symbolique de la domination masculine. Bourdieu 8

Après avoir passé quelque temps sur les descriptions physiques comme indicateurs d’une présence d’un narrateur engagé, même dans les cas où le conte ne fournit aucun portrait à proprement parler de son héroïne, nous allons maintenant développer l’idée d’une révolte à travers le corps social de la femme en nous intéressant à la problématique du supplice et de la scarification du corps de la femme que nous considérons comme preuves et traces des effets néfastes de l’autorité masculine sur ce corps manipulé et objectifié. Nous remarquons que les figures féminines sont souvent infantilisées, et soumises au jugement de leurs compagnons masculins pour leur fournir la vérité sur elle-même. L’exemple de Georgiana de la nouvelle « The Birthmark » est à ce propos révélateur de la dynamique de soumission-supplice, et c’est sur elle que nous concentrons nos efforts d’analyse. Elle nous permettra également de faire des incursions parallèles dans d’autres nouvelles qui laissent échapper des échos s’harmonisant avec la vision féministe de Nathaniel Hawthorne.

La tache de naissance apparaît comme le lieu complexe de la manipulation masculine, qu’elle soit purement scientifique ou discursive, mais aussi comme le prétexte à l’élévation de l’intelligence d’Aylmer. C’est lui qui informera, au sens anglais du terme, la nature de la tache, et Georgiana subira passivement ces caprices définitionnels, au point que sa relation avec cette excentricité physique lui deviendra insupportable. Sous l’influence néfaste des piques serpentines de son mari, la tache de naissance finit par littéralement empoisonner son existence :

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“I submit,” replied she, calmly. “And, Aylmer, I shall quaff whatever draught you bring me; but it will be on the same principle that would induce me to take a dose of poison if offered by your hand.” [Birthmark ; 1987 ; 128]

Georgiana est une autre Beatrice Rappaccini, des femmes à qui l’on – ce « on » qui n’est autre que les représentants de la société patriarcale – refuse toute maîtrise sur leur propre corps et à qui on leur inculque de faire don de soi à l’être aimé au point d’« anéantir avec emportement » « tout ce qui est inutile à l’aimé228 ». Michel Foucault évoque la dialectique du pouvoir et du corps :

Le corps est aussi directement plongé dans un champ politique ; les rapports de pouvoir opèrent sur lui une prise immédiate ; ils l’investissent, le marquent, le dressent, le supplicient, l’astreignent à des travaux, l’obligent à des cérémonies, exigent de lui des signes. 229

Sa tache est perçue comme une preuve tangible de l'infériorité humaine qui se conjugue uniquement au féminin, ce qui, aux yeux de son époux, légitime, justifie sa soumission inconditionnelle. Dès lors, Aylmer se trouvera justifié dans sa volonté d’« astreindre » son épouse, non certes à des « travaux », mais à une constante pression psychologique que son enfermement dans le boudoir attenant au laboratoire symbolise tout en en renforçant la perversité. Ces « rapports de pouvoir », qui « opèrent une prise immédiate » sur le corps de Georgiana, semblent bien à l’origine du processus d’infantilisation qui va engendrer, de la part de la jeune femme, la perte totale d’un rapport sain et objectif vis-à-vis de son propre corps, et plus particulièrement, sa tache. Georgiana est ainsi victime du raisonnement misogyne de son époux, qui souhaite une femme parfaite qui conviendrait, littéralement, à son statut de scientifique éminemment renommé. Aylmer agit donc en égoïste phallocentrique, aveuglé par sa propre réussite scientifique. Il n'hésite pas à infantiliser son épouse, qui accepte, doit accepter sans se plaindre, les remontrances, reproches, et recommandations de l’autorité paternelle, et même paternaliste que représente Aylmer. Culpabilité ou culpabilisation : la frontière est très fine, et les deux sont des constructions masculines qui visent à humilier la femme. Ainsi, tout se passait comme si Georgiana, à l'instar de Beatrice et Annie, refusait de croire en ses propres capacités intellectuelles, comme si elle avait besoin du consentement de son mari, même au sujet de ses propres divergences de point de vue.

228 Beauvoir, Deuxième sexe 2 488

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Nous observons bien une dynamique de maltraitance : les personnages féminins subissent des supplices, et tout leur corps en porte les « traces », les « marques ». Le mécanisme foucauldien du supplice semble convenir à l’optique hawthornienne :

Le supplice fait, en outre, partie d’un rituel […], et répond à deux exigences. Il doit, par rapport à la victime, être marquant : il est destiné, soit par la cicatrice qu’il laisse sur le corps, soit par l’éclat dont il est accompagné, à rendre infâme celui qui en est la victime ; le supplice, même s’il a pour fonction de « purger » le crime, ne réconcilie pas ; il trace autour ou, mieux,

sur le corps même du condamné des signes qui ne doivent pas s’effacer ; la

mémoire des hommes, en tout cas, gardera le souvenir de l’exposition du pilori, de la torture et de la souffrance dûment constatés. Et du côté de la justice qui l’impose, le supplice doit être éclatant, il doit être constaté par tous, un peu comme son triomphe.230

Nous pouvons même aller plus loin dans l’interprétation de la tache, un autre stigmate corporel féminin. En effet, si nous suivons le raisonnement de Michel Foucault, le visage supplicié, scarifié de Georgiana, mais aussi le souffle nauséabond de Beatrice (autre « marque de naissance », aussi invisible et impalpable soit-elle), et la pestilence de la nouvelle « Lady Eleanore’s Mantle », voire le manteau calciné par la foule en délire à l’annonce de la mort de l’héroïne, peuvent tout vraisemblablement être lus comme le signe d’un crime commis. Cependant, avec Hawthorne, le porteur de ce signe discriminant n’en est pas l’« infâme » perpétrateur mais bien la « victime » au sens de celle qui subit l’action dégradante. Ainsi, dans cette optique de renversement du rapport de force, ou, nous devrions dire, de faiblesse, Hawthorne transforme la marque charnelle en preuve d’un crime commis contre, et non par, la femme. C’est l’homme qui, en instaurant des règles et normes visant à régulariser, à régler le comportement féminin, se rend coupable de tortures, physiques et psychologiques, infligeant des souffrances sur ces femmes qui deviennent des martyrs, des boucs émissaires à la merci de la domination masculine. La femme correspond ainsi parfaitement à la définition deleuzienne du bouc émissaire, qu’il distingue clairement du « bouc expiatoire », qui est littéralement sacrifié :

Dans le régime signifiant le bouc émissaire représente une nouvelle forme de remontée de l’entropie pour le système des signes : il est chargé de tout ce qui est « mauvais », sur une période donnée, tout ce qui a échappé aux renvois de signe en signe à travers les cercles différents ; il assume aussi tout ce qui n’a pas su recharger le signifiant dans son centre, il emporte encore tout ce qui déborde le cercle le plus extérieur. Il incarne enfin et surtout la ligne de fuite

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que le régime signifiant ne peut pas supporter, c’est-à-dire une déterritorialisation absolue que ce régime doit bloquer ou qu’il ne peut déterminer que de façon négative, justement parce qu’elle excède le degré de déterritorialisation, si fort qu’il soit déjà, du signe signifiant.231

Ces signes visibles représentent les lignes de fuite de la sexualité féminine que la société patriarcale doit « bloquer » pour « supporter » les conséquences des différentes déterritorialisations dont la femme fait l’objet. Ainsi, la tache de naissance, si elle ne représente pas le péché et les ténèbres intérieurs de Georgiana (« the symbol of his wife’s liability to sin, sorrow, decay, and death » [Birthmark ; 1987 ; 120]), en vient à « trace[r] autour ou, mieux, sur le corps même [de Georgiana] des signes [de cette manipulation phallocentrique] qui ne doivent pas s’effacer » et doivent témoigner de la soumission féminine dans une société patriarcale qui n’hésite pas à marquer à vie le corps de la femme, comme preuve de sa toute-puissance incontestée car incontestable. La tache de naissance est à la fois la marque du crime et de l’atrocité du joug masculin, mais aussi celle de la victimisation de la femme, torturée. Elle est aussi la marque de l’altérité, une autre réalisation de la ligne de fuite deleuzienne, et c’est pour empêcher l’élan de déterritorialisation qu’elle signifie qu’Aylmer désire l’éradiquer : l’opération est en réalité l’ultime tentative pour maintenir Georgiana dans la sphère gouvernée par le patriarche. La jeune femme devient donc le bouc émissaire du scientifique dont parle Deleuze.

La comparaison entre, d’un côté, la tache de naissance de Georgiana et, de l’autre, les images stéréotypées de la féminité, est sous-entendue dans l’écho ironique que la répétition du mot « gripe » crée dans les passages suivants :

“Aylmer,” resumed Georgiana, solemnly. “I know not what may be the cost to both of us to rid me of this fatal birthmark. Perhaps its removal may cause cureless deformity; or it may be the stain goes as deep as life itself. Again: do we know that there is a possibility, on any terms, of unclasping the firm gripe of this little hand which was laid upon me before I came into the world ?” [Birthmark ; 1987 ; 121 ; nous soulignons]

Aylmer raised his eyes hastily, and at first reddened, then grew paler, on beholding Georgiana. He rushed towards her and seized her arm with a gripe that left the print of his fingers upon it. [Birthmark ; 1987 ; 128]

La marque laissée par la main d’Aylmer moque et mime la tache en forme de main gravée sur et dans le visage de Georgiana, prouvant ainsi l’origine de sa marque de naissance.

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L’homme sera dès lors sans cesse confronté à la réalité de son acte criminel, à savoir le refoulement de l’altérité de la femme. Comme le dit Michel Foucault,

L’atrocité, c’est cette part du crime que le châtiment retourne en supplice pour la faire éclater en pleine lumière […]. Le supplice fait partie de la procédure qui établit la réalité de ce qu’on punit. Mais il y a plus : l’atrocité d’un crime, c’est aussi la violence du défi lancé au souverain ; c’est ce qui va déclencher de sa part une réplique qui a pour fonction de renchérir sur cette atrocité, de la maîtriser, de l’emporter sur elle par un excès qui l’annule.232

Ainsi, Aylmer, confronté à la marque laissée sur le visage presque parfait de son épouse, est constamment face à ce « qui établit la réalité de ce qu’on punit » : la tache, signe du crime masculin, à l’instar des « marks of wear and tear, and unrenewed decay, which distinguish the works of man from the growth of nature! » [New Adam and Eve ; 1982 ; 748], obsède et hante celui qui en est à l’origine, et ce mouvement de hantise psychologique transforme la tache. Du signe d’un tort infligé à la femme, elle devient un signe d’un « défi lancé au souverain ». Georgiana, même si elle le fait involontairement, utilise sa marque comme arme pour retourner contre son époux le supplice dont il est le premier instigateur. Le bourreau devient victime, et la victime devient bourreau. L’inversion des rôles parle en faveur d’une revendication pour une voix féminine silencieuse, qui agit sous la forme de la conscience masculine, que rien ne parvient à tranquilliser. Les rêves agités d’Aylmer en sont la preuve patente. À cet égard, les cris agonisants de douleur que pousse Roderick peuvent également être interprétés comme la conscience d’un crime commis contre l’intégrité de la femme, une intégrité à comprendre dans le sens d’altérité. Ainsi, il est intéressant de remarquer le resurgissement de la réaction particulière lorsque Herkimer, dans le conte « Egotism ; or, the Bosom Serpent », annonce à l’homme au serpent qu’il lui apporte un message de Rosina, son épouse :

"Be calm, Elliston," whispered George Herkimer, laying his hand upon the shoulder of the snake-possessed. "I have crossed the ocean to meet you. Listen! Let us be private. I bring a message from Rosina—from your wife!"

"It gnaws me! It gnaws me!" muttered Roderick.

With this exclamation, the most frequent in his mouth, the unfortunate man clutched both hands upon his breast as if an intolerable sting or torture

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impelled him to rend it open and let out the living mischief, even should it be intertwined with his own life. [Egotism ; 1982 ; 782-783]

La réaction de Roderick, qui suit la mention de sa femme, semble être un aveu de culpabilité du sort réservé à Rosina, qui doit subir que son destin soit lié à cet être déshumanisé et égocentrique.

Pour ce qui est du corps calcifié de Lady Eleanore, s’il paraît répondre parfaitement à l’idée foucauldienne de supplice-châtiment-exemple, nous pensons plutôt qu’il s’agit, pour Hawthorne, de montrer au contraire la victimisation de la femme. Lady Eleanore concilie les deux natures du supplice, à savoir celui que l’on fait subir au « bouc expiatoire », mais également au « bouc émissaire ». Nous aurons l’occasion de revenir sur l’idée d’expiation et de purgation dans nos deuxième et troisième parties.

Chez Hawthorne, l’idée de supplice et de torture physiques peut également être métaphorisée si, à la suite de certains critiques, nous caractérisons la relation Aylmer- Georgiana d’union vampirique. Jules Zanger remarque :

Aylmer, in turn, may be said to have transformed himself into a perfect, uxorious husband by elevating his wife into a scientific problem to be solved. The result is, if not marital happiness, at least a feverish compatibility, a temporary symbiosis that finally degenerates into vampirism. […]. As is traditional in the vampire myth, the victim has been an active participant in the procedure that destroys her. If we regard vampirism as a metaphor for a relationship in which one partner gains life at the expense of the other, Aylmer and Georgiana's marriage may be described in those terms.233

Le geste final du scientifique consiste, il est vrai, à drainer, à aspirer la tache profondément ancrée dans la joue de la jeune femme. La vie qui s’échappe progressivement de son corps vidé de toute substance est l’ultime sacrifice que l’épouse accomplit, bon gré mal gré. De fait, le vampirisme métaphorique semble être une image patente de la soumission féminine, du rapport de force dont les termes renferment un danger fatal pour la femme qui se retrouve prise au piège des mailles du filet vampirique. La participation de Georgiana, et même celle de Beatrice, dans ce mécanisme destructeur montre la forte dépendance dont font preuve les figures féminines, abandonnées, comme des enfants, au bon jugement de leurs pairs phallocrates. En outre, tout comme le vampirisme gothique a toujours été une apte métaphore de la sexualité masculine, et, plus précisément, de l’aspect prédateur de cette

233 Jules Zanger, « Speaking of the Unspeakable : Hawthorne’s “The Birthmark” », Modern Philology 80-

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dernière, réduisant la femme en proie inerte et passive dans sa réception de l’acte sexuel perpétré par l’homme-vampire, le drainage de la tache en possède également les caractéristiques. Georgiana semble être littéralement et figurativement violée par son mari qui, pour parvenir à ses fins, a eu recours à un stratagème malicieux. Même les admirateurs de Georgiana, ceux-là mêmes qui disent aimer la tache charmante, semblent condamnés par le narrateur, sceptique et dubitatif à l’égard de leur sincérité. Hawthorne semble assimiler les jeunes amants à Aylmer qui, finalement, peut être considéré comme le porte-parole de toute la foule d’admirateurs hypocrites. Et la réaction de Georgiana, pleine de naïveté touchante, en dit long sur les effets pervers de la manipulation psychologique qui vise à conditionner la jeune femme, et à l’amener à accepter tous leurs caprices et désirs peu nobles. Georgiana confesse son élan de confiance naïve :

“No, indeed,” said she, smiling; but, perceiving the seriousness of his manner, she blushed deeply. “To tell you the truth, it has been so often called a

charm that I was simple enough to imagine it might be so.” [Birthmark ; 1987 ;

119 ; nous soulignons]

La voix passive utilisée pour caractériser la tache de naissance – it has been so often

called a charm – manifeste, syntaxiquement, la position de passivité dans laquelle Georgiana

s’est toujours trouvée face au jugement masculin. Elle ne peut que croire que ces représentants de la gent masculine lui veuillent du bien, aussi naïf que cela puisse paraître (simple enough). Elle ne conçoit pas que l’homme puisse avoir recours à des moyens peu honnêtes pour asseoir son contrôle et maintenir son assise émotionnelle et affective sur la femme. Cependant, la tache, c’est également le moyen par lequel Georgiana attire les regards et se sait regardée. Georgiana se complaît dans un narcissisme aliénant où elle retire un certain plaisir à fuir dans ce « moi »234 admiré par le regard masculin : « mieux que dans les miroirs, c’est dans les yeux admiratifs d’autrui qu’elle aperçoit son double nimbé de gloire235 », et qu’elle découvrira également la vacuité de son existence qui se résume à n’être qu’une image, un paraître anéantissant qui l’enferme dans un relativisme236 existentiel, et la pousse à envisager une autre ligne de fuite définitive. Georgiana serait ainsi l’une de ces

234 Beauvoir, Deuxième sexe 2 459 235 Beauvoir 468

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modèles de vanités que l’homme condamne pour exhiber une nudité sexuelle tout en jouissant la vue d’un corps nu exhibé pour son plaisir.

Si l’attitude de Georgiana se caractérise par une innocence extrême au début du conte, nous assistons à un revirement subtil mais en même temps brutal de son propre jugement concernant sa tache. En effet, Georgiana rejoint rapidement l’autre extrême axiologique et nourrit un désir de mort qui empoisonne son existence. Si nous aurons l’occasion de revenir sur ce désir dans le volet psychanalytique de notre troisième partie, nous souhaitons pour l’heure remarquer que ce même désir d’auto-destruction peut se lire comme la volonté féminine de mettre un terme à sa vie pour échapper à la barbarie masculine. Le viol dont elle est victime en est la manifestation ultime :

In quite a few texts from the days of early modern science, the scientific mission is represented as rape, and nature is conceived of as a passive female, indifferent to, or even welcoming, its own assault.238

Georgiana se résigne à se conformer à un idéal masculin de beauté corporelle, et, pour paraphraser Deleuze, « calque » ainsi ses sentiments sur ceux de son époux, accomplissant par là-même une reproduction de l’image d’elle-même qu’elle ne maîtrise pas et dont elle ne possède pas les droits d’auteur :

C’est toujours l’imitant qui crée son modèle, et l’attire. Le calque a déjà traduit la carte en image, il a déjà transformé le rhizome en racines et radicelles. Il a organisé, stabilisé, neutralisé les multiplicités suivant des axes de signifiance et de subjectivation qui sont les siens. Il a généralisé, structuralisé le rhizome, et le calque ne reproduit déjà que lui-même quand il croit reproduire autre chose. C’est pourquoi il est si dangereux. Il injecte des

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