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Cette même problématique s’applique à un niveau de granularité plus fin. Nous avons déjà souligné la particularité des collections des bibliothèques de recherche, qui disposent à la fois de sources primaires et de séries documentaires. Le statut des premières, entre documents de travail et collections patrimoniales les place au cœur d’interrogations quant aux possibilités de manipulations fréquentes. Quand nous avons rencontré la directrice du département des Manuscrits, nous employions systématiquement le mot « document » par commodité, Mme Le Masne de Chermont a soulevé cette question du double statut en nous rappelant : « Aux Manuscrits, un document est une œuvre ». Elle nous invitait ainsi à nous interroger également sur la dimension muséale des collections de ce département et de bien d’autres encore, comme les Estampes et la photographie, la Réserve des livres rares et de manière plus large, en dehors de la BnF, de toutes les bibliothèques de recherche qui conservent des documents rares et précieux voire uniques, du patrimoine écrit et iconographique, quand ce ne sont pas des objets. Comme l’écrivait déjà Jean Laran dans ses Remarques sur l’organisation

du cabinet des Estampes en 1938-1939, malheureusement restées inédites :

[…] le Cabinet des Estampes n’est pas seulement un musée, c’est aussi la plus ancienne et la plus riche bibliothèque française de documentation graphique sur tous sujets : histoire, arts, sciences, technique, mœurs, iconographie, topographie ...

C’est cette dualité de programme qui rend notre tâche si difficile […] rien n’est plus délicat que la cohabitation d’œuvres d’art et de documents qui s’adressent à des publics différents et exigent des régimes de conservation et de communication presque contradictoires.82

Il ajoute un peu plus loin : « Ce serait trop commode, s’il n’y avait qu’à choisir entre conserver et communiquer. Or, mettre sous clef ne peut être qu’une solution provisoire : il n’y a aucune raison de conserver des objets inaccessibles. Par contre, on ne peut communiquer que ce qu’on a su conserver » et résumant les solutions qu’il préconise ajoute la meilleure orientation qui soit : il faut « mesurer à tout instant la communication aux moyens de conservation »83. Et c’est dans un souci de préservation des originaux, considérés sous l’angle de leur préciosité, que les choix de communiquer des documents de substitution et de limiter le nombre de communications ou encore le profil des publics susceptibles de pouvoir consulter un document ont pu s’opérer. Comme le soulignait Mme Le Masne de Chermont, « la bibliothèque de recherche […] engage des enjeux de sûreté qui justifient les formalités réglementaires » et Mme de La Mure de son côté en expliquait les modalités pratiques : une table bien visible une fois l’écran du président de salle baissé, permet de s’assurer «de la bonne utilisation du matériel (futon ou serpentin), de son maintien sur le dispositif de support (pas de livre tenu en l'air pour voir les filigranes par exemple), de l'usage du crayon de papier ».

Pourtant, le chercheur n’est pas toujours très réceptif à ces considérations dans le besoin qui est le sien de voir et de toucher la pièce dans sa matérialité, et si possible immédiatement, à l’instar d’Elisabeth Badinter qui écrit : « […] c’est très désagréable de travailler avec des microfilms. Je veux tout à ma disposition. […] Je veux mes livres

82 LARAN, Jean. Remarques sur l’organisation du Cabinet des Estampes (février 1938 -mars 1939), manuscrit inédit conservé

au département des Estampes et de la photographie de la BnF

À la recherche du sens vite »84. Au-delà du relevé des filigranes, de l’observation des barbes d’une estampe ou de la cuvette laissée par une planche, les mains ont parfois le besoin de simplement sentir le papier. Arlette Farge emploie le terme de « souvenir tactile de l’archive »85, celui-là même

qui vient attirer l’attention sur une anomalie ou révéler que les pages ont été très peu ou, au contraire, beaucoup manipulées. À cet instant, parce qu’il n’est pas toujours possible d’expliquer en quoi la communication tactile est aussi nécessaire que le fait de voir, les réactions à la substitution ou à un refus de communiquer peuvent devenir épidermiques. Ainsi Krzysztof Pomian s’insurge :

Reste la mise des chercheurs sous tutelle car c’est un conservateur qui aura à décider si, oui ou non, M. Tartempion a absolument besoin de confronter l’édition originale d’un opuscule de Voltaire avec la plus récente édition critique de celui-ci. Ce conservateur se contentera-t-il de signer gentiment toute demande qui lui sera présentée ou les étudiera-t-il l’une après l’autre pour ne donner un avis favorable qu’à celles qui selon lui le méritent ? Dans la deuxième éventualité, en vertu de quelles compétences fera-t-il son choix ? 86

De chaque côté, les uns et les autres se jettent donc la suspicion de l’incompétence au visage, produisant rétention d’un côté et de l’autre, ressentiment de ne pouvoir accéder à ce qu’ils estiment, à juste titre, appartenir au domaine des biens communs87. En bibliothèque de recherche, il n’y a donc pas que des « lieux émotionnés », pour reprendre l’expression de Françoise Waquet. Les objets aussi, dès lors qu’ils touchent à l’histoire suscitent bien des « émotions patrimoniales », termes que nous empruntons à Daniel Fabre et un attachement proche de l’appropriation pour tous les acteurs en présence.

L

A BIBLIOTHEQUE DE RECHERCHE

:

ELEMENT

CONSTITUTIF DE L

IDENTITE DU CHERCHEUR EN SCIENCES

HUMAINES

Du point de vue des usagers, et plus spécifiquement des chercheurs, cette relation particulière peut s’expliquer par la place particulière que prend la bibliothèque dans la constitution de leur identité professionnelle. Dans le questionnaire que nous avons diffusé en ligne, à la question : « Diriez-vous que la fréquentation de la bibliothèque de recherche contribue à votre identité de chercheur ? », seuls neuf interrogés sur soixante-deux répondent par la négative. En d’autres termes, pour plus de huit répondants sur dix, la réponse est positive. Nous avons alors cherché à savoir en quoi il s’agit d’un facteur déterminant, mais surtout comment cela s’opère et quelle est en la conséquence sur les relations qu’ils entretiennent avec l’institution.

87.

84 Bibliothèque de France, bibliothèque ouverte : actes du colloque du 11 septembre 1989. Paris : Institut Mémoires de l’édition

contemporaine, 1990, p. 51. Nous aurions pu placer cet extrait également dans la sous-partie précédente tant il est clair que l’interrogation porte sur le champ d’expertise des bibliothécaires.

85 FARGE, Arlette. Le goût de l’archive. Paris : Éditions du Seuil, éd. 1997, p. 82.

86 POMIAN, Krzystof. Les abattoirs de la mémoire. Le Débat, Gallimard, 1989, n°55, p. 147.

87 Nous sommes redevable de l’introduction de cette notion de bien commun à un interlocuteur qui a souhaité ne pas être

À la recherche du sens