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Diversité culturelle et biodiversité

Dans le document L'animal qui n'en était pas un (Page 96-104)

S’il nous venait à l’esprit d’écrire une histoire naturelle, notre parcours d’es-pèce vivante subirait sans doute un glissement radical d’interprétation. Une histoire de migrations provoquées par une démographie galopante accom-pagnée de l’épuisement des ressources, des guerres de conquête et les mas-sacres qui les accompagnent, des territoires entiers transformés, appauvris, faunes et flores décimées… Nul n’apprécierait de voir l’histoire de l’huma-nité réduite à cela1. C’est pourquoi l’humanité est extraite de l’ordre du vivant pour s’insérer dans une lecture historique qui lui est propre, l’histoire culturelle.

À la fois unique et multiple, par la variété de ses expressions, de ses visions du monde, de ses usages du milieu naturel, la diversité culturelle est perçue aujourd’hui comme un élément-clé pour la préservation de la diversité bio-logique. La contribution des ethnologues fut essentielle à l’élaboration de cette ligne directrice des activités de l’Unesco2, lors du sommet de la Terre de Johannesburg, en 2002 :

1 C’est la raison pour laquelle les ouvrages de Jared Diamond, en particulier Guns, germs and steel (1997) et Collapse (2005), ont tant de peine à faire école.

2 Unesco, 2002, Sommet mondial pour le développement durable (documents de réflexion préparatoire).

« En mettant l’accent sur la “diversité durable”, nous reconnaissons que les êtres humains appartiennent à l’univers biologique, tout en étant la seule espèce qui a le privilège d’intervenir sur lui par la création de diverses formes de culture dans le temps et dans l’espace. L’avenir de la terre tout entière dépend donc d’eux.

Ils ont par conséquent l’obligation d’assurer un équilibre adéquat entre santé environnementale (en particulier la biodiversité) et développement équitable.

Ainsi, la diversité culturelle doit être vue comme un gage de la biodiver-sité. » (p. 8)

Parce que ces deux notions sont étroitement mêlées, elles sont conceptuali-sées de la même manière : l’unicité dans la multiplicité, un ensemble formé par de multiples parties. C’est ainsi que la biodiversité intègre également toutes les variations génétiques ou phylogénétiques produites par l’élevage et l’agriculture, les multiples espèces de ruminants, de volailles ou de variétés horticoles :

« La participation à la construction et à la création de la diversité biologique prend de nombreuses formes. L’extrême diversité des espèces de plantes domestiques et ani-males qui ont été développées et conservées par les cultures dans le monde est un exemple de cette force créatrice. » (p. 9)

L’intégration de ces différents éléments manifeste une idéologie sous-jacente : l’homme est aussi un être de nature, ce qu’il crée, produit ou transforme participant de l’ensemble naturel. En prenant en compte la mul-tiplicité des variétés domestiques de plantes et d’animaux, l’Unesco renforce le lien entre diversité culturelle et diversité biologique, puisque ces variétés d’élevage se situent à l’interface de la culture et du monde naturel : produites par une culture donnée, intégrant toutefois le cycle naturel de diversification des espèces. La relation s’exprime donc par des usages, des pratiques, voire même des paysages :

« Les populations ont également créé et continuent à entretenir des paysages cultu-rels afin de maintenir des valeurs écologiques et culturelles spécifiques. Les paysages naturels variés, créés et entretenus par les Aborigènes australiens, à travers leur uti-lisation ingénieuse du feu, en sont un exemple parmi les plus connus. Il n’est jusqu’à la forêt tropicale amazonienne, considérée par nombre de personnes comme l’ultime expression de l’espace primitif, qui n’ait été façonnée au cours des millénaires par les interventions délibérées des peuples autochtones. » (p. 9)

On constate un vaste effort conceptuel permettant d’associer les deux faces d’une même médaille, selon le discours officiel : la diversité des cultures est garante, mais aussi productrice, de diversité biologique :

« Il conviendrait que dans un premier temps l’on admette que la plupart des pro-blèmes soulevés par l’érosion de la biodiversité, la menace pesant sur la diversité culturelle et la pauvreté, que l’on s’est attaché à combattre séparément, sont en fait des problèmes étroitement liés qui intéressent le développement durable ; par consé-quent, il faut, pour pouvoir agir à tous les niveaux, se doter d’une approche globale et multiforme. » (p. 14)

Ces propositions ambitieuses et généreuses comportent cependant deux dangers, qui sont aussi des glissements idéologiques, et non des positions scientifiques.

Le premier est que la biodiversité ne peut être considérée et conceptua-lisée selon le même modèle que les cultures humaines. Bien entendu, on peut envisager la biodiversité comme un ensemble diversifié d’espèces et de biotopes, fonctionnant sur le modèle du « tous égaux en principe ». Mais la biodiversité n’existe pas pour la contemplation de l’homme et sa satis-faction intellectuelle : les espèces interagissent entre elles, interagissent avec les milieux, répondent à des changements, et les écosystèmes valent non seulement par leur diversité, mais aussi par leur capacité à agir comme des organismes complexes. L’idée, donc, qu’il serait possible, au nom de la bio-diversité, de sauver le crapaud doré car sa disparition « serait une perte irré-médiable pour la biodiversité et pour l’humanité », s’apparente davantage à une position d’esthète qu’à une réelle prise en compte de ce que signifie cette disparition, à l’échelle d’un écosystème.

La disparition d’un élément appartenant à un ensemble symbiotique ne peut être conceptualisée de la même manière que la disparition d’une langue humaine ; elles ne relèvent pas du même modèle, et il est vain de les com-parer, même si la métaphore est séduisante. Quand une langue disparaît, c’est le patrimoine culturel de l’humanité qui s’appauvrit. Quand une espèce disparaît, c’est un écosystème qui indique qu’il va s’effondrer, ou se trans-former d’une manière que nous ne saurions contrôler. La confusion per-manente entre ces deux ordres de choses fait que l’on considère qu’il suffit, pour « sauver » le crapaud doré, d’en prélever quelques exemplaires dans la nature et de les distribuer entre divers jardins zoologiques : la diversité bio-logique, on le voit, est perçue comme la somme de ses parties (à l’instar de la diversité culturelle), et conserver une espèce emblématique dans un viva-rium est réellement pensé comme un « sauvetage » de la biodiversité. Or la disparition d’un élément de la biodiversité peut entraîner, à plus ou moins brève échéance, le déséquilibre ou la disparition du système (ce serait le cas si disparaissait le phytoplancton, base de la chaîne alimentaire océanique),

cependant que la disparition d’un élément de la diversité culturelle, pour regrettable qu’il soit, ne menace pas la survie de l’humanité.

Ma première remarque consiste donc à relever que les discours assimilant les diversités culturelle et biologique relèvent davantage de pétitions de prin-cipe (mode par lequel un sommet international est susceptible de cadrer les débats), et suggèrent en réalité des rapports de simple analogie : nous nous trouvons dans le cas de figure décrit par Philippe Descola selon lequel l’en-semble des créatures vivantes constitue la métaphorisation de la diversité humaine : il s’agit d’une catégorisation et non d’un fait. On notera donc qu’il s’agit là d’une projection durkheimienne non plus sociocentrée, mais anthro-pocentrée, l’humanité demeurant la mesure de toute chose. L’argument qui devrait être retenu serait celui d’une corrélation, et non d’une consubstanti-alité ou d’une « interdépendance », comme le proclame la citation suivante :

« Le degré d’interdépendance qu’entretient la diversité biologique avec la diversité culturelle est encore très largement méconnu. Elle va bien au-delà de ce qui est communément admis concernant les perceptions et les comportements diversifiés des populations vis-à-vis de la nature. Il existe une interdépendance entre la diversité biologique et la diversité culturelle. D’un côté, nombre de pratiques culturelles sont, dans leur existence et leur expression, tributaires de certains éléments spécifiques de la biodiversité ; d’un autre côté, d’importants ensembles de diversité biologique sont développés, maintenus et gérés par des groupes culturels spécifiques, dont les langues et les savoirs sont les vecteurs de la gestion de ces ensembles. » (2002, p. 9)

La répétition incessante des mêmes propositions illustre leur faible pro-ductivité. Le flottement conceptuel se retrouve dans l’intervention d’Arjun Appadurai au même sommet (2002), qui hésite entre une relation « d’ho-mologie », et l’affirmation répétée que la diversité humaine est une « garantie puissante » de la biodiversité.

« La biodiversité, à long terme, s’appuie aussi sur la diversité maximale de ces conceptions morales car, par définition, la biodiversité exige la prolifération et la protection de multiples régimes écologiques et équilibres environnementaux. Les êtres humains sont les acteurs principaux de ces équilibres, et si leur diversité s’ap-pauvrit, il en va de même du trésor de conceptions morales reliant le bien-être moral et le bien-être matériel. Ainsi, la diversité culturelle est une garantie puissante de la biodiversité. […] Il est aujourd’hui largement reconnu qu’une homologie existe entre la biodiversité et la diversité culturelle. Mais cette compréhension intuitive n’a pas fait l’objet d’une systématisation sous la forme d’un cadre conceptuel complet permettant de mettre en relation ces deux formes de diversité au sein d’une vision plus large du développement durable. » (2002, p. 16)

Le deuxième glissement idéologique repose sur cette idée que la diversité culturelle est un gage du maintien de la diversité biologique : un pas trop vite franchi consiste à affirmer que la première est la condition de la deuxième, voire qu’elle la génère. Il s’agit là d’un point polémique dans la mesure où cette idée a surgi dans l’œuvre de divers ethnologues, ethnobotanistes ou ethnozoologues, appartenant pour la plupart à l’école dite d’écologie cultu-relle née aux États-Unis. L’ouvrage de William Balée (1994), devenu une référence, est exemplaire à cet égard, puisqu’à partir d’un exemple localisé, il fournit les bases conceptuelles qui permettent d’élargir sa proposition à l’ensemble amazonien : l’Amazonie serait le résultat du travail de l’homme, de « générations d’horticulteurs », et devrait donc être considérée comme un paysage1. Les implications sont multiples : dans la lutte commune, mais déli-cate, que mènent groupes de pression environnementaux et groupes autoch-tones et leurs alliés, cette thèse place la balle dans le camp des autochautoch-tones, en termes de priorité et d’argumentation. C’est le sens de la question posée par Appadurai : « Les populations autochtones peuvent-elles être encouragées à se faire une place sur le marché mondial sans pour autant sacrifier leurs cosmologies qui sont, fondamentalement, respectueuses de l’écosystème ? » (dans la version originale : « inherently ecofriendly », 2002, p. 18)

Les alliances doivent donc être repensées en fonction du poids idéologique transféré d’un ensemble à l’autre, comme si nous nous trouvions placés sur un matelas rempli d’eau. Pourquoi est-il préférable de parler de corrélation plutôt que d’interdépendance ? Parce que, contrairement à ce qu’affirme Appadurai, les cosmologies ne sont pas toutes, « fondamentalement », res-pectueuses des écosystèmes. Quand elles le sont, c’est souvent après avoir commis un certain nombre de « boulettes », comme par exemple d’extermi-ner les mégafaunes d’Amérique, d’Océanie, de Madagascar, de transformer le climat méditerranéen par la conversion de forêts tempérées en garrigues (surexploitation et surpâturage) ou de supprimer tout le couvert végétal (Broswimmer, 2003 ; Diamond, 2006).

1 Cette proposition amène à perdre de vue le rôle joué par les insectes, chauves-souris et oiseaux pollinisateurs, et oiseaux et mammifères disséminateurs, qui n’ont jamais songé à revendiquer leur paternité sur les paysages amazoniens. La repro-duction et renouvellement des noyers du Brésil à Iratapuru est compromis du fait d’un prélèvement excessif, qui ne laisse aux agoutis que quelques noix, dont ils s’alimentent sans pouvoir constituer de stocks à l’origine de nouvelles germinations. J’ai observé le même phénomène de prélèvement total des semences dans l’Uaçá (andiroba) et au mont Pascal (jatobá), sans avoir pu en mesurer les implications. Les cycles végétaux dépassant la durée d’une vie humaine, l’apparente santé d’une forêt ne préjuge rien quant à son avenir.

L’irruption de l’homme dans un milieu qui n’a pas accompagné son évolution se traduit par une diminution brutale de biodiversité, y compris aux temps préhistoriques. Cette diminution affecte en particulier la mégafaune et les grands prédateurs associés. Dans les milieux insulaires (Nouvelle-Zélande, île Maurice) c’est l’ensemble de la faune qui est atteinte, par le fait qu’il n’existe pas de stratégie de défense – l’exemple du dodo étant exemplaire, et maintes fois cité. La question de savoir si c’est l’homme qui a entraîné l’extinction de la mégafaune nord et sud-américaines n’est pas tranchée, mais l’indice de probabilité est élevé (Surovell et al., 2005). Quand ce n’est pas l’homme lui-même qui est en cause, ce sont ses animaux domestiques ou familiers, chien, chat, porc, mouton, rat, mangouste, comme à Hawaï, où 70 % de la faune aviaire a disparu en deux temps. On estime ainsi à 25 % du total de l’avifaune mondiale le nombre d’espèces disparues du fait des premières migrations humaines dans les îles du Pacifique, il y a mille à deux mille ans (Steadman, 1995).

La survie des écosystèmes n’est donc pas uniquement affaire de cosmologie, sauf à considérer, ce qui est raisonnable, que leur destruction l’est aussi. La capacité des faunes et flores à résister aux premiers chocs, puis aux espèces invasives, est aussi un facteur-clé, l’homme apparaissant alors non plus comme un porteur de cosmologie, mais comme l’espèce par laquelle tout un processus d’appauvrissement et de réorganisation est déclenché. La capacité de l’environnement à s’adapter à l’homme, et non l’inverse, devrait retenir notre attention.

Selon les approches ethnoécologiques, la culture sur brûlis amazonienne, ou la chasse par brûlis des Aborigènes (pour reprendre les exemples cités dans les travaux préparatoires au sommet de Johannesburg), si elles défont un écosystème original, permettent à de nouvelles dynamiques de se mettre en place : plantation d’arbres fruitiers favorisant la concentration de singes et autres espèces opportunistes, ouverture de clairière permettant l’apparition d’espèces non arbustives, et dans le cas australien, l’accélération d’un proces-sus de germination qui, à l’état naturel, a besoin du passage d’un incendie pour se développer. Cette vision n’est pas fausse en soi, et s’avère proba-blement vraie en de multiples endroits. Elle ne devient fausse qu’à partir du moment où elle est tenue pour règle générale, et où elle confond deux ordres de biodiversité : la biodiversité relative et la biodiversité absolue. Un bon exemple nous a été donné par l’étude paléozoologique de Jean-Denis Vigne (1988, 1999) menée en Corse. La Corse possédait avant l’arrivée de l’homme, une faune endémique de mammifères, reptiles, amphibiens et

oiseaux. Les premières vagues de populations humaines se sont produites au néolithique, avec le cortège habituel d’espèces domestiques et familières : chien, mouton, porc, vache, puis chat, chevaux, mais aussi souris, belette, loir, hérisson (d’introduction récente), ours (idem), volailles, pies, étourneaux, moineaux, etc. La totalité des espèces endémiques de mammifères a disparu à la suite de ces invasions. En termes relatifs, la biodiversité en Corse est supérieure aujourd’hui (avec 26 espèces de mammifères contre 17 aupara-vant). Mais cette biodiversité n’est pas propre à la Corse : elle est continen-tale. La faune insulaire, qui ajoutait à la biodiversité totale existant sur terre, a diminué : en termes absolus, donc, le solde est négatif. Toute affirmation selon laquelle « la biodiversité augmente à l’arrivée de l’homme » doit donc être soigneusement pesée, sauf à dire que la construction d’une ville en plein désert, avec ses chiens, chats, rats, pigeons et poissons rouges, est une contri-bution humaine à la création et au maintien d’écosystèmes.

Les mondes anciens, crétacé, jurassique, paléocène et toute période préhis-torique, font l’objet de spéculations et de reconstitutions approximatives, du fait qu’il n’y eut pas d’homme pour les contempler, ou que ces hommes n’ont guère laissé de témoignages ; à ce titre, on peut dire qu’il s’agit en effet pour nous de « représentations ». Mais sauf à postuler comme Schopenhauer que tout ce qui existe, existe pour la pensée, ou comme Cassirer qu’il n’est d’autre réalité qu’à travers son avènement par le langage, on ne peut déclarer en toute candeur que cela n’a pas existé, ou n’existe pas en soi. Car ce genre d’affirmation nous fait quitter le plan des sciences humaines, en tant qu’elles ont affaire à la réalité, pour entrer dans la métaphysique ; bien entendu, notre objet principal porte non sur les choses en soi, mais sur des représentations et des visions du monde. Mais nous, anthropologues, ne sortirons pas gran-dis d’une position extrême selon laquelle ces représentations épuisent la réa-lité. La thèse de Diegues, popularisée par son ouvrage O Mito Moderno da Natureza Intocada (1996), est irrecevable en l’état actuel de la planète. Comme le souligne Philippe Léna (entretien personnel) : « On voit bien la chaîne : la nature n’existe pas, c’est une construction sociale ; l’homme fait et défait selon ses besoins, rien n’est intouchable ; on ne doit pas préserver l’environnement, faire des parcs, car on protégerait-congèlerait des artefacts qui n’ont d’intérêt que dans une certaine configuration sociale. » Prétendre que la nature existe pour l’homme et par l’homme n’est pas un progrès pour la pensée, mais un retour en arrière, et s’inscrit dans la lignée du Nouvel Ordre écologique de Ferry (1992) sur lequel nous reviendrons au chapitre suivant. Cette position permet de disquali-fier tout débat portant sur les réels enjeux de la préservation environne-mentale, ces enjeux étant l’ignorance dans laquelle nous nous trouvons des

conséquences que peut avoir pour la planète, et donc pour l’homme en tant qu’espèce vivante, un effondrement général de la biosphère, par la pression de l’anthropisation et des changements climatiques. Continuer à postuler que « la nature n’existe pas », qu’elle n’est que « construction sociale », aboutit à discréditer la réflexion anthropologique, qui devrait bien plutôt se focaliser sur le peu de cas que nous faisons des systèmes naturels qui nous permettent de subsister.

Dans le document L'animal qui n'en était pas un (Page 96-104)