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Les deux côtés du mystère

Dans le document L'animal qui n'en était pas un (Page 134-140)

Disputer au sujet de la signification exacte de l’expression « un chat est un chat », dans ses tenants et dans ses aboutissants (organisme, animal, espèce, spécimen, individu, ou « personne »), peut couvrir des enjeux plus profonds, de la même manière que la simple lecture de l’édit de Nantes ne permet pas d’appréhender les drames effroyables qu’il vint clore. La dispute que nous décrivons, toutefois, n’est pas du même ordre. Dans le cas des guerres de Religion, l’argument portait sur des interprétations divergentes tirées d’un même corpus. Dans le cas du débat sur les positions respectives de l’homme et de l’animal, et sur la question de leur incommensurabilité, les uns se fondent sur des arguments philosophiques, culturels et socio-économiques ; les autres, sur des données issues de l’observation. C’est pourquoi il est temps de retourner à la science dont nous a détournés la parole des scientifiques.

Jusqu’à présent, nous avons exploré, par des voies différentes, des régions connues, bien que connues sous un autre jour. Nous avons posé l’hypo-thèse d’un discours identitaire portant sur l’homme, comme Bernardina (2006) voyait en « l’éloquence des bêtes » un autre moyen de parler de nous.

D’accord avec Schaeffer (2007, p. 218), nous avons identifié derrière ce qu’il appelle la thèse de l’exception humaine une infrastructure cosmologique articulée autour de mythèmes qui se marient difficilement avec le régime de la preuve scientifique : « L’opposition nature-culture, qui est indissociable de la thèse, est un véritable obstacle cognitif pour le développement des sciences sociales et humaines : vouloir fonder leur spécificité sur elle nous mène à une voie sans issue. »

1 Rares sont les espèces vivantes qui expriment de la considération ou de l’intérêt pour d’autres espèces que la leur, sinon à des fins utilitaires, carnivores ou parasites. Lorsque cette considération existe, elle est le fait d’individus le plus souvent captifs, le cas étant rarement observé dans la nature.

Or la difficulté à surmonter cette opposition se trouve dans la constitution même de ce savoir : Dominique Lestel (in Picq et Coppens, 2002, vol. 2, p. 361) observe que nos instruments cognitifs à ce sujet, qui en sciences humaines et sociales sont constitués de concepts et non d’accélérateurs de particules, sont forgés sur la base de cette opposition. Le vocabulaire dont nous disposons pour qualifier les rapports de l’homme au reste du vivant est hérité d’une tradition théologique et scientifique dont la fonction était précisément de disqualifier l’animal en érigeant une différence. On peut sur-monter des expressions telles que « le soleil se couche », « le soleil se lève », dès lors qu’on ne perd pas de vue que celui-ci demeure au centre du système où évolue la planète Terre. En revanche, comment concilier, ou comment raisonner à partir d’un système lexical fondé sur une double terminologie dont il faudrait vérifier le caractère systématique dans toutes les langues du monde : organisme sensori-moteur//être conscient ; instinct//raison ; s’accoupler//

faire l’amour ; mettre bas//accoucher ; patte//jambe ; museau//nez ; mufle//visage ; maximiser son succès reproductif//bien gagner sa vie ; expérimentation//torture. De Waal (1992, pp. 30-31) relate une expérience sur des macaques rhésus mon-trant, par un effet collatéral, que les différents chercheurs impliqués dans le processus ne parlent pas le même langage. L’expérience est connue : c’est l’étude de Harlow sur l’attachement, qui consiste à séparer un petit de sa mère afin de constater s’il se réfugie prioritairement auprès d’un distributeur de lait pourvu d’yeux grossiers (mère nº 1) ou auprès d’une peluche chauffée de l’intérieur (mère nº 2). Comme on pouvait s’en douter, les jeunes préfé-raient passer leurs journées sur la peluche.

« Cette exploration pionnière par Harlow de ce qu’il nomma le système affectif des singes rhésus eut et a toujours une influence prépondérante, bien que ses conclusions aient suscité une certaine résistance. Certains scientifiques acceptaient difficile-ment que les singes puissent avoir des sentidifficile-ments. Dans The Human Model, […] Harlow et Mears relatent la rencontre très tendue qui suit : “Harlow uti-lisait le terme ‘amour’, auquel le psychiatre présent opposait celui de ‘proximité’.

Harlow fit une concession et proposa alors le terme ‘affection’, auquel le psychiatre opposa à nouveau le terme ‘proximité’. Harlow commençait à bouillonner, mais il se radoucit lorsqu’il comprit que ce que le psychiatre avait connu comme forme la plus proche de l’amour était la proximité.” »

Cette chute en forme de boutade ne doit pas occulter la raison probable de l’insistance du psychiatre ; nos schémas perceptifs sont dictés par nos classi-fications, ainsi la couleur rose n’équivaut-elle pas à du rouge clair : l’opération mentale par laquelle nous la nommons consiste à poser rose et rouge comme

étant de nature différente, alors même que le français distingue à peine le bleu du bleu clair. L’amour d’un petit macaque pour sa mère ne saurait être qualifié « d’amour clair », qui serait synonyme « d’affection », d’où le choix d’un terme sémantiquement autre, la « proximité ». En ce sens, on peut affir-mer que Harlow d’un côté et le psychiatre de l’autre ne voient pas la même chose, et ne peuvent donc employer les mêmes mots pour la décrire, comme le narrateur de À la recherche ne voit pas en la prostituée Rachel la même femme que son ami Robert de Saint-Loup, qui en est amoureux :

« L’immobilité de ce mince visage, comme celle d’une feuille de papier soumise aux colossales pressions de deux atmosphères, me semblait équilibrée par deux infinis qui venaient aboutir à elle sans se rencontrer, car elle les séparait. Et en effet, la regardant tous les deux, Robert et moi, nous ne la voyions pas du même côté du mystère. »1

Mais l’obstacle terminologique n’est que le premier d’une longue série. Il existe également un seuil épistémologique que l’on peut hésiter à franchir.

Les sciences humaines et sociales ayant pour matériau principal le discours, il leur est difficile de franchir le seuil de la réalité, dès lors qu’elle n’est plus soutenue par un discours tenu à son propos ; ainsi Moscovici ou Fontenay semblent-ils démunis lorsqu’il s’agit de parler d’autre chose que du discours philosophique sur l’animal, entérinant ainsi, à rebours de leur aspiration, le fait que la nature serait muette dès que l’on cesse de discourir à son sujet ; ainsi un ethnologue comme Sergio Dalla Bernardina semble-t-il incapable d’aller au-delà des représentations animalières, la raison ethnologique « étei-gnant son flambeau » quand commence la nature matérielle, l’animal en soi :

« Des études récentes, à l’allure parfois prophétique, annoncent un changement de paradigme dans les sciences humaines : les sociétés animales ne sont plus les mêmes, les hommes non plus. Étudions ensemble ces nouveaux “collectifs”. La remise en cause du statut des animaux est en train de créer, sur un plan informel, de nouveaux appariements, de nouveaux hybrides. Si on prend au pied de la lettre les positions les plus intransigeantes (celle des antispécistes, des végétaliens, des militants pour le bien-être animal, des disciples de Peter Singer et Tom Regan), des collectifs “ver-tueux” s’opposent désormais à des collectifs rétrogrades. D’un côté, de nombreuses femmes, quelques hommes sensibles et les animaux. De l’autre, des hommes insen-sibles (“cruels”, car “frappés” par la sexualité masculine), leurs complices fémi-nines et leurs auxiliaires. Les clivages ontologiques brisent ainsi la frontière des espèces pour fédérer certains humains et certains animaux (les gattare [les « dames

1 À la recherche du temps perdu, II, p. 458.

aux chats » romaines, ces vieilles dames qui nourrissent les chats errants] et leurs chats, par exemple), tout en excluant d’autres humains, qualifiés “d’inhumains”, inféodés à un univers de pulsions indécentes et “d’artefacts” douteux : barbecues, carabines et canettes de bière. » (Bernardina, 2008, p. 12)

Alors qu’il pose comme principe qu’il faut aller au-delà des représentations, étudier les « collectifs » et ne pas se réduire à « collectionner les professions de foi des différentes catégories d’acteurs », Bernardina prend en compte tous les acteurs (militants, disciples, etc.) sauf l’animal, qu’il considère comme un simple signifiant (2008, p. 3), comme s’il était impossible de le prendre avant tout comme réalité objective, partie prenante de la relation. En dépit de la prise en considération de « nouveaux collectifs », c’est en tant qu’inactif que surgit l’animal, cantonné à la passivité. Cette impossibilité pour l’ethno-logue de franchir le seuil du discours est clairement affirmée dans l’ouvrage L’Éloquence des bêtes, publié par Bernardina en 2006, quand l’auteur, après avoir démonté le réseau de stéréotypes mis en jeu dans la production d’un savoir sur les loups, conclut : « On le voit, le loup est un formidable support des-criptif. » (2006, p. 108) Et de fait, cette approche constructiviste1 condamne le loup à n’être que cela : le support désincarné d’une enquête ethnologique.

La pratique de l’enquête de terrain, pourtant, ne saurait faire abstraction de la réalité dans laquelle évoluent ses objets. En présence d’un mythe tel celui de la Cobra Grande chez les Desana (Bidou, 1993), on ne saurait tenir pour négligeable l’existence du fleuve Amazone. Son importance n’est pas due uniquement à sa « représentation », ou plutôt son importance en tant que représentation est fondée en la réalité même du fleuve. Bien entendu, le loup ne répond pas aux questionnaires, ni ne se prête à l’enregistrement d’his-toires de vie. Mais peut-on le tenir pour quantité négligeable ? Il est frap-pant de constater que nous en savons davantage sur les loups depuis trente ans qu’après deux cent mille ans d’histoire commune, où ils ont disputé aux hommes la même niche écologique. Pour Bernardina, ce savoir, fondé sur des enquêtes, des terrains longs menés tant au Canada qu’en Europe orientale, se résume à ceci : « L’homme contemporain prétend donc connaître la vérité sur le loup. […] Ce qu’ils [les résultats des éthologues] rapportent est vrai. Et pourtant, leur rapport avec l’activité fabulatrice n’est plus à démontrer. Ce qui demeure

1 Distinguons « constructivisme » tel qu’en usent et abusent l’anthropologie et la sociologie contemporaines, lorsqu’elles se penchent sur les « constructions (identitaires, etc.) » et les « inventions (de la tradition, de la nature intouchée, etc.) », et le déconstructionnisme derridien, qui postule simplement qu’il n’y a pas de hors-texte, c’est-à-dire que le discours doit être considéré comme fédérant un ensemble de contextes, de conditions, de représentations, et de réalités.

folklorique est leur emploi, ou, pour être plus précis, le rôle qu’ils remplissent dans l’imaginaire collectif. » (2006, p. 84 ; p. 100)

Nous voilà pris dans les rets d’un raisonnement qui à force de déconstruire et de s’emparer des discours en vient à postuler qu’ils ne sauraient, de toute façon, porter sur la réalité. Le prérequis d’un tel postulat est que les loups sont muets, et que ce que l’on peut dire à leur sujet relèvera toujours du fantasme ou de la spéculation. L’effet boomerang est immédiat : il revient peu ou prou à constater l’inanité du savoir ethnologique, dès lors que celui-ci se trouve doublement pris dans les filets discursifs, comme nous l’avions observé ; s’il ne saurait exister de discours objectif portant sur la réalité, com-ment prétendre atteindre à un savoir objectif à partir d’un discours (celui de l’ethnologue) portant sur du discours (celui de l’indigène sur sa propre réa-lité) ?1 Il y a là comme un défaut d’imagination, l’anticipation d’une défaite qui pousse le chercheur à baisser d’emblée les bras, comme le lui enjoint le professeur de philosophie Pascal Engel :

« Si l’on peut dire que les animaux communiquent beaucoup, ce qu’ils ont à communiquer ne semble pas très intéressant. […] Ce n’est pas tant que, selon le mot fameux de Wittgenstein, si un lion pouvait parler nous ne pourrions pas le comprendre ; c’est plutôt que, s’il pouvait parler, il serait terriblement ennuyeux.

Autrement dit, les animaux ne sont pas très cultivés. » (Engel, 2002, p. 11) Un philosophe peut donc se prêter à l’exercice qui consiste à parler des « ani-maux », mais annonce préalablement à toute enquête qu’il se refuse à les interroger – car ils ne sont pas « cultivés », probablement en ce sens qu’ils ne construisent pas de cathédrales et n’ont pas lu Flaubert, ce que tout humain accomplit quotidiennement. Et en effet, on en viendrait aux mêmes conclu-sions si l’on s’en tenait aux éléments de communication animale dont dispose Engel, c’est-à-dire leur maîtrise du langage humain : « En dépit de l’optimisme de certains primatologues, on n’a pu déceler chez certaines espèces de singes que des rudiments de telles caractéristiques [la double articulation], donnant au mieux des

“phrases” du style “Moi mange moi mange” ou “Moi banane toi banane moi toi donne”. » (2002, p. 10) Il est remarquable de constater que les données dont nous disposons (le corpus produit par les éthologues) sont tenues pour irre-cevables, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas considérées comme des données formant système. On se contentera, en somme, de les tourner en ridicule.

1 Voir à ce sujet Bensa, 2006, p. 89.

On comprend bien l’impossibilité théorique d’un savoir cumulatif portant sur « l’animal » ou « les animaux », si l’on balaie les arguments à mesure que d’autres les réunissent.1 Par la grâce de l’amnésie, on réfute données et arguments les uns après les autres, de manière à ce qu’ils soient toujours envisagés séparément, et jamais comme un faisceau d’indices convergents.

Pour pasticher Beckett2, nous nourrissons « la certitude qu’il n’y a rien à savoir, rien avec quoi savoir, rien à partir de quoi savoir, aucun pouvoir de savoir, aucun désir de savoir »… Seule manquerait à l’appel, donc, « l’obligation de savoir »…

« L’incommensurabilité » proclamée débouche, selon une logique qui lui est propre, à disqualifier tout effort de connaissance, au motif qu’il n’y aurait rien à comparer, ni de mesure possible, et donc vanité, au double sens de prétention et d’inanité, comme le fait Prochiantz au début de la conférence qui l’oppose à Dominique Lestel, en parlant « d’aveuglement » à propos des recherches menées sur les chimpanzés :

« Je ne suis pas aveugle : sapiens est différent des autres primates, je parle des chimpanzés qui sont pourtant très proches de nous. […] Quand on parle de culture chimpanzé, quand on vous parle de culture chimpanzé, c’est toujours la même chose, c’est le chimpanzé qui met un bâton dans la fourmilière, c’est le singe qui lave une pomme de terre, c’est le clasp handing, ou bien le singe qui apprend à faire comme ça [il mime le geste d’un applaudissement maladroit], quand il est changé de tribu. Mais bon, ce n’est pas les cathédrales [rires dans l’assistance], ce n’est pas l’Université de tous les savoirs, il y a une différence, quand même. Le terme culture est un peu galvaudé. Les mots ont un sens, et quand on parle de culture chimpanzé à propos d’un chimpanzé qui fait un petit toit pour s’abriter du soleil, c’est pas Wilmotte [architecte contemporain]. Là je pense que le bon sens montre qu’il y a une différence, tout de même, entre une espèce qui envoie des fusées dans la Lune, et un chimpanzé qui a appris générationnellement à laver les pommes de terre.

Je pense que c’est un fait irréfutable sauf à être aveuglé sur le plan idéologique, pour refuser cette différence. C’est nous qui écrivons sur les singes et pas l’inverse, il faut être relativement clair. »

Lestel a en cela raison, au cours de la même conférence, de demander à Prochiantz d’inverser la charge de la preuve :

1 Voir à ce sujet Picq et Coppens, 2002, p. 510.

2 Beckett, 1976, p. 103. « The expression that there is nothing to express, nothing with which to express, nothing from which to express, no power to express, no desire to express, together with the obligation to express. »

« Considérer qu’il y a quelque chose de propre à l’humain requiert au minimum l’appareil conceptuel qui nous permette de discerner qu’il n’y a rien de similaire, et d’autre part de savoir quelles seraient les données empiriques permettant de soute-nir les hypothèses, dans un sens ou dans l’autre. Prenons la notion d’espèce ; effec-tivement, la plupart des animaux ne se posent pas la question : “Est-ce qu’il y a un Moi de l’hippopotame, de l’éléphant, de la fourmi ?” Mais si je prends une atti-tude positiviste extrême, je dirai : qu’en savons-nous ? Quelles sont les données ? Montrez-moi les données qui prouvent que l’éléphant ne se pose pas de questions métaphysiques sur son existence. »

Ajoutant que nous sommes juge et partie, Lestel relève le vice des méthodes comparatives telles qu’elles ont été appliquées jusqu’à présent : les travaux portant sur le langage se sont focalisés sur l’opposition langage humain// com-munication animale au lieu de s’intéresser à cette autre, plus logique : commu-nication animale// commucommu-nication humaine. La question à se poser, poursuit-il, est la suivante : quelles sont les caractéristiques du langage que l’on peut retrouver chez les animaux, ou dans ce que les animaux peuvent faire, mais différemment ? N’étant pas éthologue, ni linguiste, je ne puis m’atteler à ce programme tel que l’expose Lestel. Mais les anthropologues pourraient légitimement contribuer à cette démarche en abordant la question sous un autre angle : non pas la communication animale, non plus que la communi-cation humaine, mais la communication telle qu’elle se déroule entre un animal et un homme. Dès lors qu’existent des relations, on est fondé à se demander par quel biais elles s’établissent, et sauf à considérer qu’elles sont toujours à sens unique, sur le mode actif/passif, il faut bien qu’il y ait, à un moment, échange, et échange de quelque chose, considérer en somme qu’il y a non pas interaction, mais bien interlocution. Vaste programme ?

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