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Chapitre 1. Etude ethnographique de la stratégie biodiversité de Storengy

4. Discussion

Dans ce chapitre nous avons étudié pourquoi et comment l’entreprise Storengy intègre la biodiversité dans sa stratégie. Cela nous a permis de confirmer certains mécanismes observés dans d’autres contextes et de mettre en évidence des mécanismes spécifiques au contexte industriel SEVESO.

Premièrement, en considérant la stratégie biodiversité comme une réponse institutionnelle, nous avons contribué à éclairer les écologues sur certains des mécanismes en jeu lors de la mise en place d’une telle stratégie dans une entreprise industrielle. Concernant le management environnemental des entreprises, nous apportons des connaissances sur le sujet spécifique du management de la biodiversité qui est peu étudié par rapport aux thématiques

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environnementales plus larges (réduction des émissions de gaz à effets de serre, relations avec les parties prenantes, gestion des déchets …) (Boiral et al., 2019; Winn & Pogutz, 2013). Nous avons montré comment la stratégie biodiversité contribuait à rapprocher deux logiques institutionnelles à priori « contradictoires » : la logique industrielle SEVESO et la logique de conservation de la biodiversité et à faire émerger une logique hybride. En effet, les mesures mises en place pour contribuer à améliorer et conserver la biodiversité sur les sites ont aussi permis à l’entreprise de diminuer ses dépenses d’entretien des espaces verts, de s’ouvrir plus largement aux territoires locaux et de développer une offre commerciale innovante. Même si nous ne l’avons pas concrètement mesuré, ces observations semblent aller dans le sens d’une relation positive entre les pratiques environnementales d’une entreprise et sa performance et sa compétitivité (Orlitzky et al., 2003; Porter & Linde, 1995). La stratégie biodiversité a engendré des changements organisationnels : l’entreprise a établi de nouvelles relations avec des acteurs de la conservation de la biodiversité qui sont maintenant impliqués dans la gestion du domaine foncier, elle a adopté de nouvelles pratiques hybrides en changeant l’organisation classiquement liée à l’entretien des espaces verts, une équipe « biodiversité » a été créé ainsi qu’une nouvelle structure, les Comités biodiversité, pour traiter les questions en lien avec les espaces verts et la biodiversité. Le changement de pratiques a fait émerger des tensions liées à l’aspect esthétique des sites et à la culture sécurité propres au contexte SEVESO. Ainsi nous avons mis en évidence le rôle primordial des partenaires écologues et de l’équipe biodiversité pour expliquer l’intérêt de la démarche aux employés mais aussi celui de l’entreprise d’entretien des espaces verts, Terideal, pour développer des solutions innovantes, avec des outils et techniques adaptés aux sites industriels.

Notre étude révèle également le rôle primordial du responsable biodiversité dans la mise en œuvre de la stratégie biodiversité de Storengy. Nous avons constaté lors de notre enquête qu’il possède une motivation intrinsèque et des capacités « politiques » qui lui permettent de mener

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à bien ses projets. Ce sont des caractéristiques identifiées dans la littérature comme celles d’entrepreneurs institutionnels (Argento et al., 2018; Fligstein, 1997). Il adapte son discours et son comportement en fonction de ses interlocuteurs en employant des arguments qui vont dans leur intérêt ; il négocie, trouve des compromis, à l’exemple de sa démarche avec le département logistique, inspire la confiance et forme ainsi des réseaux d’ « alliés » (Ferris et al., 2007). Il n’agit donc pas seul, ses alliés jouent également un rôle important dans le changement des pratiques et le cadrage de la stratégie en mettant en avant ses bénéfices pour l’entreprise (diminution des dépenses, relations externes, innovation) et les employés (qualité de vie au travail). A travers l’offre Bee to Bio® et sa participation au groupe de travail Entreprises et Biodiversité, le responsable biodiversité et son équipe peuvent contribuer à diffuser la nouvelle logique et les nouvelles pratiques à d’autres entreprises industrielles, voir à d’autres secteurs. Si ce modèle est adopté largement par d’autres entreprises, on peut s’attendre à ce qu’il devienne une forme de référence légitime en réponse aux pressions institutionnelles que subissent les entreprises pour prendre en compte la biodiversité (Perkmann & Spicer, 2007). Pour ces raisons, il nous est apparu que le responsable biodiversité et ses alliés étaient engagés dans une forme d’entreprenariat institutionnel (Battilana et al., 2009). Cependant, l’offre n’est qu’à ses débuts, nous ne savons pas si elle sera adoptée plus largement par d’autres entreprises. Notre objectif n’était pas d’étudier un changement institutionnel à une échelle de temps aussi courte que celle de la thèse. Pour constater concrètement ce changement institutionnel, il faudra réaliser des observations dans d’autres entreprises industrielles pour voir dans quelle mesure elles adoptent les nouvelles normes et pratiques et les intègrent dans leur culture (Hoffman, 2001).

Enfin, l’étude de la stratégie biodiversité d’une entreprise pendant 3 ans nous a permis de mettre en lumière la complexité de sa mise en œuvre. Pour changer les contrats d’entretien des espaces verts et créer le contrat Eco-FM, le responsable biodiversité a dû travailler pendant 8 ans,

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convaincre le service logistique, le service achat et la direction de l’entreprise pour obtenir les ressources nécessaires au changement et créer une activité dédiée. Nous mettons en avant la difficulté d’acquérir des ressources humaines et financières. Même si nous avons parlé d’ « équipe biodiversité », sur les 3 autres personnes travaillant avec le responsable biodiversité 2 ont des postes à durée déterminée et la 3ème personne ne travaille pas à plein temps sur la thématique biodiversité. Actuellement le responsable biodiversité se « bat » pour obtenir une ouverture de poste à durée indéterminée en interne. De ce fait, aujourd’hui encore la biodiversité concerne principalement la gestion des espaces verts et n’est pas systématiquement intégrée dans les nouveaux projets ou travaux de l’entreprise. De mon point de vue et pour ces raisons, il m’a paru que la biodiversité n’est pas encore totalement intégrée dans la culture d’entreprise et que la démarche reste fragile car elle repose principalement sur le travail du responsable biodiversité.

Deuxièmement, en analysant la stratégie au niveau individuel, nous avons contribué à mieux connaître la manière dont l’arrivée d’une stratégie en faveur du vivant affecte les individus au sein d’une organisation industrielle, mécanismes inconnus en Gestion des Ressources Humaines. Comprendre ce qui motive et freine les employés à s’engager dans la stratégie biodiversité, comment ils la perçoivent et ce qu’elle induit chez eux est primordiale car c’est en grande partie de leur implication que va dépendre le succès de la stratégie en interne (Boiral et al., 2019).

La majorité des personnes que nous avons interrogées et qui sont impliquées dans la stratégie biodiversité nous ont expliqué avoir grandi très proche de la nature et avoir été éduqués dans son respect. Ces observations concordent avec les études en psychologie environnementale qui montrent que les individus ayant vécu des expériences de nature dans leur enfance et qui ont été éduqués avec des valeurs pro-environnementales sont plus enclin à se préoccuper et s’engager dans la préservation de l’environnement (Chawla, 1999; Soga et al., 2016).

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Nous avons aussi constaté que la mise en place de la stratégie biodiversité avait permis à certains salariés d’acquérir des connaissances sur la biodiversité et qu’ils avaient changé leur attitude et comportement envers la nature dans leur sphère professionnelle, en contribuant à diffuser et faire accepter la stratégie et/ou dans leur sphère privée. Ces résultats sont en concordance avec des études qui ont montré que la connaissance des problématiques environnementales et des actions réalisables résultent d’expériences de nature et qu’elles sont d’important prédicteurs d’un comportement environnemental responsable (Gifford & Nilsson, 2014). Par exemple, en diffusant un questionnaire avant et après la mise en place d’initiatives respectueuses de la biodiversité sur le site de la centrale EDF de Cordemais, Aurelie Lacoeuilhe a montré dans sa thèse que les employés avaient changé leur comportement envers la biodiversité dans un sens favorable (Aurélie Lacoeuilhe, 2014). Pour certains employés de Storengy la stratégie biodiversité est perçue comme participant à améliorer leurs conditions de travail en leur permettant de « s’échapper » de leur quotidien, d’aborder de nouveaux sujets, de rencontrer de nouvelles personnes et en contribuant à un environnement plus sain. Ces thématiques semblent donc stimuler certains employés et contribuer à leur qualité de vie au travail. Pour d’autres, cela a déclenché une remise en question plus profonde de leur mode de vie, de leurs carrières voir un désir de travailler à temps plein sur ces thématiques. Nos résultats suggèrent qu’introduire une stratégie biodiversité en impliquant les employés dans une entreprise pourrait engendrer un changement au niveau de leurs attitudes et pratiques personnelles envers la nature mais aussi modifier la façon dont ils perçoivent leur travail. Etant donné la classification SEVESO III de l’activité de stockage de gaz, le contexte dans lequel nous avons étudié ces expériences de nature diffère des études effectuées en milieu naturel ou urbain (Cox & Gaston, 2016; Shwartz et al., 2012; Torres et al., 2017). Une très forte culture sécurité est ancrée dans l’entreprise et l’aspect « désordonné » et « imprévisible » de la nature sauvage vient s’opposer aux notions d’ « ordre » et de « contrôle » fortement ancrées

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