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CCP X Norme perçue

4. Attitudes personnelles envers le bio et norme perçue et norme perçue parmi les amis

3.6. Discussion du chapitre 3

Le but de ce chapitre était d’examiner le rôle de la dynamique entre ce que les individus pensent personnellement (e.g., attitude personnelle) et leur perception des attitudes des autres (e.g., norme perçue) pour expliquer des comportements individuels. Appliqué au contexte d’intérêt pour la problématique de cette thèse, nous avons proposé de tester l’hypothèse selon laquelle le décalage entre les deux serait à l’origine des comportements minoritaires et dissidents. En d’autres termes, il était attendu à ce qu’un tel décalage soit caractéristique des agriculteurs biologiques (e.g., groupe minoritaire). De plus, nous avons supposé que ce décalage serait à l’origine des intentions de passer en bio (e.g., comportement minoritaire à l’heure actuelle) chez les agriculteurs conventionnels.

Les trois études, réalisées auprès d’agriculteurs européens ainsi que de futurs agriculteurs ont permis de confirmer nos attentes. Tout d’abord, les membres de groupes minoritaires (agriculteurs biologiques et élèves qui veulent le devenir) ont un plus grand décalage entre leurs attitudes (positives) et leur perception de celles des autres (négative) en matière de bio, contrairement aux membres de groupes majoritaires (agriculteurs conventionnels). De plus, ce décalage est à l’origine des intentions des agriculteurs conventionnels de réfléchir et de passer en bio. Les producteurs qui perçoivent leurs attitudes comme différentes de celles de la plupart des agriculteurs ont été plus enclins à avoir une intention plus forte de s’orienter vers le mode de production biologique. Ce pattern a été confirmé au sein d’un large échantillon d’agriculteurs d’Europe de l’Est ainsi qu’auprès d’agriculteurs français, ce qui permet ainsi de conclure à lagénéralisation et robustesse de nos résultats dans le contexte agricole européen de manière plus globale. De plus, nous observons un pattern de résultats semblables chez les élèves de lycées agricoles, qui ne sont pas encore agriculteurs. Ceux qui veulent devenir agriculteurs bio, la minorité dans cet échantillon, sont caractérisés par un plus grand décalage entre leurs attitudes et la norme perçue. Ces résultats

vont dans le sens de suggérer que le décalage attitude/norme collective serait bien un processus à l’origine de la conversion au bio, et non pas simplement une conséquence.

Les résultats de ces trois études ont des implications importantes pour la recherche dans le domaine de l’influence minoritaire. En effet, ces résultats combinés indiquent que le conformisme n’est pas l’approche la plus adaptée dans l’explication des comportements dans une situation de changement social comme c’est le cas dans le passage en AB. Bien au contraire, les individus tendent à agir en fonction de leur attitude personnelle, malgré qu’elle soit minoritaire, voire perçue comme dissidente, en s’opposant à la norme majoritaire. Ainsi, le fait d’exprimer son attitude permettrait de propager une position minoritaire dans une plus grande mesure afin de changer le statu quo. Moscovici (1979) soulignait que « l’existence d’un conflit intérieur, ou l’écart entre les degrés d’adhésions aux normes et aux jugements, crée une prédisposition au changement et un potentiel de changement » (p. 81). Les résultats obtenus dans nos études rejoignent cette assomption en montrant que le décalage entre les attitudes personnelles et la norme perçue est l’un des facteurs qui pourrait être à l’origine de l’influence minoritaire.

Le support minoritaire semble jouer également un rôle important dans l’explication des mécanismes sous-jacents au changement social. A l’heure actuelle, nous sommes témoins de nombreux changements normatifs et le passage en agriculture biologique qui est un mode de production plus durable renvois à l’un des exemples d’un tel changement dans les pratiques sociales. A l’issu de nos enquêtes nous observons que les agriculteurs ont une plus grande intention à considérer l’AB en tant qu’alternative à leur pratique agricole actuelle lorsque leur attitude n’est pas majoritairement soutenue (norme perçue contre AB) que lorsqu’elle l’est (norme perçue pro AB). Nous retrouvons la même tendance, néanmoins marginalement significative, dans la dernière étude : l’intention des élèves de devenir agriculteur bio a tendance à être plus forte lorsqu’ils perçoivent un décalage entre leur attitude (positive) et la norme (négative) que lorsque les deux sont congruentes (attitude et norme positives). Ces deux

résultats nous permettent donc de suggérer que le support minoritaire stimulerait davantage l’expression de la position anticonformiste, ce qui par conséquent permettrait d’amener le changement social. Autrement dit, les individus ressentent probablement un besoin d’exprimer leur opinion dissidente lorsqu’ils perçoivent un support minoritaire pour leur opinion afin qu’elle soit attendue et qu’elle puisse ainsi changer la norme. Ainsi, le fait que leur opinion ne soit pas largement partagée pourrait leur procurer éventuellement un sentiment très élevé de responsabilité d’exprimer leur position afin de changer la norme prédominante. En revanche, les individus dont l’opinion est majoritairement soutenue ressentent probablement moins la nécessité de l’exprimer puisqu’ils peuvent se rendre compte que leur expression unique changera peu dans l’ordre des choses.

Nos résultats ont également une implication pour la recherche sur l’écart entre les attitudes et les comportements. De nombreux chercheurs mettent en avant l’importance de la composante normative par rapport à la composante attitudinale et vice-versa. Par exemple, Terry et Hogg (1996) ont démontré que la norme a plus d’effet sur le comportement par rapport à l’attitude mais uniquement pour les individus fortement identifiés à leur groupe. Cependant, Trafimow et Finley (1996) ont montré qu’en fonction de certaines caractéristiques de personnalité, les effets des normes versus des attitudes sur les comportements sont différents. Enfin, Sheeran, Norman et Orbel (1999) ont conclu que les intentions basées sur les attitudes prédisent mieux le comportement que les intentions basées sur les normes, et ceci indépendamment des caractéristiques spécifiques individuelles ou contextuelles. Toutefois, nos résultats indiquent qu’en général les attitudes personnelles des agriculteurs ont plus de poids sur les intentions comportementales que les normes perçues. Cependant, nos résultats montrent en plus que cet effet des attitudes est modéré par la norme perçue. Autrement dit, l’effet des attitudes sur les intentions de s’engager dans les comportements minoritaires est d’autant plus fort lorsque l’individu perçoit que les autres membres de son groupe ne partagent pas son opinion. Néanmoins, lorsque la norme est congruente avec les attitudes, celles-ci n’ont pas

d’effet sur les intentions comportementales. La norme perçue semble donc jouer un rôle aussi important que les attitudes personnelles dans l’explication des intentions comportementales. De tels résultats pointent ainsi sur la nécessité d’étudier le lien entre les attitudes personnelles et la norme perçue afin de mieux comprendre et d’expliquer le comportement individuel (voir aussi Acock & DeFleur, 1972).

Par ailleurs, la première étude a mis en évidence, en plus des effets comportementaux de l’interaction entre les attitudes personnelles et la norme perçue, un modérateur de ce lien, qui est le contrôle comportemental perçu (CCP). Le décalage entre les attitudes et la norme perçue a résulté en un comportement anticonformiste mais uniquement chez ceux qui ont eu un CCP faible. De plus, les résultats obtenus auprès des élèves de lycées agricoles vont également dans le sens de cette observation. En d’autres termes, les lycéens ne possédant aucune pour le moment de leur formation expertise ni connaissance pratique et économique en ce qui concerne le bio, souhaitent tout de même s’orienter en bio lorsqu’ils perçoivent un décalage entre leurs attitudes personnelles et la norme perçue. Ces résultats pris ensemble suggèrent que des aspects moraux et éthiques jouent un rôle aussi important que les aspects économiques et pratiques dans le passage vers une agriculture plus durable. De plus, un tel engagement moral permet d’exprimer de manière plus intense des attitudes contre-normatifs et ainsi de mieux résister à la norme (voir aussi Hornsey et al., 2003 ; 2007).

Enfin, plus généralement, nous avons proposé que le décalage soit à l’origine des comportements minoritaires. Nos attentes ont été confirmées dans les études auprès des agriculteurs actuels mais également auprès des élèves des lycées agricoles en indiquant qu’un tel décalage a eu un effet non pas seulement sur l’intention de se convertir en bio mais également sur l’intention des futurs agriculteurs de devenir bio. Ce dernier résultat témoigne que le décalage renvois à l’un des mécanismes étant à l’origine de la décision de s’orienter vers le mode de production biologique lors de ses premières étapes. En d’autres termes, étant basés sur ces deux études, nous pouvons conclure que le décalage entre ce que les individus pensent

et ce qu’ils perçoivent comme étant une attitude normative serait à l’origine de comportements minoritaires et non pas sa finalité.

Néanmoins, les résultats obtenus à travers ces trois études sont de nature corrélationnelle, empêchant une conclusion au regard de la causalité. La manipulation de la norme perçue permettrait donc de clarifier la causalité au sein de notre modèle. Nous allons discuter la limite méthodologique de ces trois études dans le chapitre 6. De ce fait, nous proposerons dans l’étude 6 de manipuler la norme perçue, afin d’examiner ces effets sur les comportements. Portelinha et Elcheroth (2016) en manipulant de manière expérimentale le concept de la norme perçue au sujet de Front National en France ont mis en évidence que la norme perçue est un construit malléable et facile à changer.

La deuxième limite de ces études renvoie à la mesure des intentions comportementales au lieu des comportements réels. En effet, lorsque l’individu indique une intention de s’engager dans un comportement particulier, cette intention peut être sujet à des changements dans un intervalle de temps entre le moment où elle est formée et l’exécution du comportement effectif (Ajzen, 1991 ; Manning, 2009). Afin de remédier partiellement à cette limite, nous proposons dans le chapitre suivant d’examiner quelles sont les motivations des pratiques agricoles à partir des entretiens menés auprès des agriculteurs français (conventionnels et biologiques). Une telle analyse qualitative complètera l’analyse quantitative psychosociale et permettra de comprendre davantage les mécanismes sous-jacents au choix des pratiques agricoles. La combinaison de deux perspectives apportera des éléments de connaissance complémentaires sur les mécanismes sous-jacents à la conversion en agriculture biologique.

Chapitre 4 - Appréciations qualitatives des attitudes personnelles et