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Vers un discours englobant sur l’innovation profitant aux ICC

Injonctions à la « créativité » et rhétoriques de l’innovation: retour sur une communication d’influence

3- Vers un discours englobant sur l’innovation profitant aux ICC

Le design est un exemple qui sert les stratégies argumentatives des experts, dans la mesure où il permet de monter en généralité par l’affirmation que les ICC contribuent au passage dans les entreprises d’un « management de l’innovation à l’innovation dans le management ». Cette formule, qui revient de manière récurrente dans notre corpus, repose sur l’idée que les entreprises créatives se caractérisent par une « créativité organisationnelle » et qu’elles sont en mesure, plus que des firmes relevant d’autres domaines, de se remettre en question, de transformer leurs stratégies, de faire preuve de flexibilité et d’inventivité, tant sur le plan technologique que sur celui des modèles socio-économiques. Par exemple il est affirmé que les travailleurs créatifs s’organisent souvent en réseaux et qu’ils utilisent les techniques du « knowledge management » (via des échanges informels de type brainstorming notamment) car ce travail en réseau accélère l’innovation. Le travail créatif reposerait alors sur une logique de gestion de projets, de transversalité (relations de confiance et de collaborations entre acteurs) et de créativité organisationnelle qu’il s’agirait d’étendre à d’autres secteurs. En somme, ces divers arguments présentent le secteur culturel comme un modèle. Ils légitiment ainsi l’inscription de ces activités au sein du capitalisme. Rappelons que cette dimension est au centre de la définition des « industries créatives », qui est souvent reprise depuis la fin des années 1990 au gouvernement britannique, à savoir : « un ensemble d’industries hétérogènes5 ayant en communs d’avoir pour ressource la créativité individuelle et de créer de la valeur et des emplois grâce à l’exploitation de la propriété intellectuelle » (DCMS, 1998, 2001). Cette définition soulève pourtant divers enjeux scientifiques:

5 Selon cette définition politique, ces secteurs économiques incluent les industries culturelles (du livre au cinéma et à la musique jusqu’à la presse et aux productions télévisuelles, voire depuis peu les jeux vidéo notamment), à d’autres secteurs dits « créatifs » (rassemblant souvent diverses activités de design, la mode, l’architecture, l’artisanat, la publicité, voire les services informatiques entre autres).

- D’une part, au niveau de la recherche fondamentale, la recherche d’indicateurs permettant d’identifier des caractéristiques communes aux diverses activités dites créatives semble en effet un préalable à la validation empirique de cette notion.

- D’autre part, cette perspective critique n’est pas incompatible avec une posture de recherche-action, puisque l’identification de caractéristiques communes à ces secteurs présente également des enjeux pour l’orientation des politiques publiques en matière de développement économique (qui se sont largement développées en France au sein des territoires depuis les lois de décentralisation des années 1980).

Le succès de la notion d’industries créatives peut être comprise en raison notamment de sa récupération dans les stratégies de communication d’influence des experts à destination des pouvoirs publics, dans la mesure où l’inclusion d’un plus grand nombre d’activités économiques permet de mieux démontrer l’impact de ces secteurs, au-delà de l’innovation, pour la création d’emplois (Tremblay, 2008).

Conclusion

L’analyse des discours d’experts montre que la notion de créativité se substitue à celle d’informations et de connaissances, qui ont antérieurement accompagné la dynamique d’accentuation d’un mode de production à forte intensité de services. En outre, nous constatons que les débats sur les rapports entre la « créativité », l’innovation et le développement économique semblent aujourd’hui une composante importante de l’espace public sociétal en mutation (Miège 2010), au point que l’on peut s’interroger sur la pertinence d’employer la formule d’ « espace public de la créativité » pour décrire ces mouvements. Force est de constater aussi que les documents et rencontres professionnelles constituent des médiations contribuant d’une part à une normalisation des injonctions à la créativité et, d’autre part, à construire une « culture » communément admise de l’innovation. Ces médiations documentaires et événementielles participent à la circulation des idées et des références. Elles alimentent le débat public et la dimension performative des ces discours managériaux. Ainsi, elles renforcent une communication d’influence qui est d’autant plus efficace que la parole d’expert n’est pas uniquement à considérer comme un des « dispositifs d’élaboration du débat public », mais également comme un « argument d’autorité », voire même comme un «discours de prescription» (Garric et Léglise 2012). En ce sens, ces discours d’experts sont porteurs d’effets de réalité, en accompagnant la conduite de certains changements organisationnels et de nouvelles politiques publiques volontaristes en faveur d’une « nouvelle économie ». Au niveau local, ces injonctions sont matérialisées dans de nombreux expérimentations en cours dans la plupart des grandes villes et agglomérations. En témoigne la réorientation des politiques d’aménagement territorial et de clusters industriels au profit de la fabrique d’une « cité par projet » (Boltanski et Chiapello 1999). Au sein de cette action publique, nous observons que les plate-formes numériques sont également utilisées au niveau local pour outiller cette injonction à la créativité. Elles apparaissent comme des instruments de médiation (participant à la constitution de nouveaux collectifs) et de formation (par la mise à disposition de différentes ressources informationnelles et documentaires) dont la fonction majeure est d’organiser la création et d’activer l’engagement des individus en mode projet, en les incitant à s’inscrire dans des processus collaboratifs d’innovation (Le Corf, 2015).

Bibliographie

BOLTANSKI Luc; CHIAPELLO Eve. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme. Paris: Gallimard. BOUQUILLION Philippe; LE CORF Jean-Baptiste. (2010). « Les industries créatives dans les rapports officiels européens ». Rapport pour le département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture et de la Communication. Avril, 46 p.

COLLECTIF SMARTBE (2011), L’artiste, un entrepreneur?, Bruxelles : éditions Les Impressions Nouvelles & SMartBe.

DUPUY Jean-Philippe. (2013). « Et vos idées ont du génie! Rhétorique de la marque ».

Communication & management, n 10(1), pp.1025.

GARRIC Nathalie; LEGLISE Isabelle. (2012). Discours d’experts et d’expertise. Bern, pays multiples.

LE CORF Jean-Baptiste. (2015). « Médiation de l’information professionnelle et gestion des connaissances dans les clusters d’industries culturelles et créatives », Communication et Management, n◦1/2015, p. 97-116.

MENGER Pierre-Michel. (2002). Portrait de l’artiste en travailleur : métamorphoses du capitalisme. Paris: Seuil.

Miège Bernard. (2010). L’espace public contemporain : Approche Info-Communicationnelle. Grenoble: PUG.

TREMBLAY Gaëtan. (2008). « Industries culturelles, économie créative et société de l'information ». Global Media Journal, Volume 1, Issue 1, pp. 65-88.

Annexes

CORPUS DE RAPPORTS DEXPERTISE

Chapain, C; Cooke, P; De propis, L; Macneill, S; Mateos-gracia, J. Creative clusters and Innovation, putting creativity on the map, NESTA, 2010.

Frontier Economics. Creative Industry Spillovers: understanding their impact on the wider economy. London, Frontier Economics, 2007.

Hopkins, L. Innovative by Nature: Creative industries, innovation and a wider economy, The Work Foundation, 2010, 47p.

Markusen, A; Gilmore, S; Johnson, A; Levi, T; Martinez, A. Crossover: How Artists Build Careers across Commercial, Nonprofit and Community Work. For The William and Flora Hewlett Foundation, The James Irvine Foundation, Leveraging Investments in Creativity, 2006, 100p.

Miles, I; Green, L. Hidden innovation in the creative industries. NESTA, 2008, 84p.

Oakley, K; Sperry, B; Pratt, A. The Art of Innovation: How fine arts graduates contribute to innovation. NESTA Edited by Hasan Bakshi, 2008, 86 p.

CONFERENCES PROFESSIONNELLES

Petit déjeuner "PME, mettez un créatif dans votre moteur !", évènement de sensibilisation organisé par Atlanpole pour faciliter les collaborations entre acteurs des ICC (designers, architectes, scénaristes, artistes) et entreprises industrielles et tertiaires du territoire, 17 septembre 2013.

Créativités et Territoires », Poitiers, 23 mars 2012.

Giget, Marc. « Qu’est-ce qu’une culture de l’innovation ? et comment la diffuser ? », CNAM Paris, Mardi 13 octobre 2009.

Giget, Marc. «L’imagination et l’inspiration à la source de l’innovation», CNAM Paris, Mardi 3 novembre 2009.

Giget, Marc. « Le rôle fondamental des artistes dans l’innovation. Écrivains, artistes et innovateurs », CNAM Paris, Mardi 11 janvier 2011.

Giget, Marc. « L’enjeu de la conception », CNAM Paris, 13 avril 2009.

« Industries culturelles et créatives : les enjeux de politique publique. Union européenne, France, international », MSH Paris-Nord, 9 décembre 2011.

« Investir dans les industries créatives », Cité internationale des Congrès de Nantes, Mercredi 19 mai 2010.

«Les industries culturelles et créatives : les actifs immatériels comme facteur de croissance», Les rendez- vous du Pipame, Institut Français de la Mode, Paris, mardi 20 mars 2012.

«Libérer le potentiel des industries créatives »,Conférence Europe INNOVA 2010 :"Repenser l'Europe: Relever les défis sociétaux grâce à l'entrepreneuriat et l'innovation", Palais des Congrès- Liège - 27-29 Octobre 2010.

Fabriquer l’Europe créative. L’institutionnalisation de la créativité au

prisme d’un dispositif politique de l’Union Européenne

Mehdi ARFAOUI

EHESS-CEMS

mehdi.arfaoui@ehess.fr

Résumé : Depuis la fin des années 1990, et de façon accrue dans le courant des années 2000, la notion de « politiques pour la créativité » paraît se substituer à celle de « politiques culturelles ». Ce basculement, en plus d’être sémantique, apparaît comme un moyen de déployer un ensemble de réformes et d’outils politiques qui contribuent à fabriquer une nouvelle réalité pour le secteur artistique et culturel. Le présent article aura pour objet de comprendre la signification et l’appropriation du concept de créativité dans les dispositifs politiques de la Commission européenne.

Depuis la fin des années 1990, et de façon accrue dans le courant des années 2000, la notion de « politiques pour la créativité » paraît se substituer à celle de « politiques culturelles ». Ce basculement, en plus d’être sémantique, apparaît comme un moyen de déployer un ensemble de réformes et d’outils politiques qui contribuent à fabriquer une nouvelle réalité pour le secteur artistique et culturel. Le présent article aura pour objet de comprendre la signification et l’appropriation du concept de créativité dans les dispositifs politiques de la Commission européenne. J’espère montrer, en observant les outils employés dans le cadre du programme

Creative Europe, qu’une forme idéale-typique de l’organisation créative semble être suggérée par les responsables européens pour réorganiser les structures du champ artistique et culturel. Ce court exposé se déroulera en trois parties. Dans un premier temps, nous dégagerons le contexte dans lequel émerge le programme Creative Europe. Ce dernier constituera notre objet d’étude en tant qu’il apparaît effectivement comme une forme institutionnalisée d’un idéal créatif. Dans un deuxième temps, en passant par la description des outils de gestion du programme et des injonctions auxquelles ceux-ci semblent donner lieu, nous proposerons une synthèse de ce qui composerait, aux yeux des institutions européennes, les caractéristiques idéales-typiques d’une organisation créative. Enfin, nous conclurons en observant comment la formulation la plus récente des politiques européennes pour la créativité pourrait témoigner d’un déplacement de points de vue sur la responsabilité attribuée aux organisations artistiques et culturelles.