• Aucun résultat trouvé

Guy Brucy

1. Un diplôme pour quoi faire ?

Au début du XXe siècle fut créé le premier diplôme de formation professionnelle destiné à des jeunes apprentis déjà au travail : le certificat de capacité professionnelle (CCP) qui deviendra ensuite le certificat d’aptitude professionnelle (CAP). Né de la convergence de demandes issues du monde de la production et d’une volonté politique, ce nouveau diplôme fut, dès l’origine, un objet de conflits et sa survie résulta de compromis permanents entre forces opposées.

1.1. Former, valider, certifier

Problème récurrent, la pénurie de main-d’œuvre qualifiée incitait les employeurs des branches les plus dynamiques à réclamer une organisation de l’apprentissage indépendante du dispositif de formation en écoles techniques mis en place par l’État1. Mais en même temps qu’ils posaient la question de la formation de la masse des ouvriers, ils posaient celle de sa validation et de sa certification. Encore fallait-il s’entendre sur le sens du mot « certificat ». Les moins convaincus ne voulaient y voir qu’une simple attestation de présence de l’apprenti dans l’atelier ; d’autres, plus ambitieux, souhaitaient que ce soit un document officiel libérant apprenti et employeur de leurs obligations respectives. Mais les plus en pointe demandaient que le certificat prenne la forme d’un diplôme délivré à l’apprenti après que celui-ci eût subi et réussi les épreuves d’un examen. Cette forme de certification se justifiait, à leurs yeux, par une double nécessité : contrôler la qualité de la formation dispensée par le maître d’apprentissage ; s’assurer de la valeur professionnelle de l’apprenti avant l’embauche. À quoi venait s’ajouter la volonté politique du ministère du Commerce et de l’Industrie qui souhaitait d’une part, encourager et contrôler les promoteurs de ces cours en leur allouant des subventions annuelles dont l’importance serait mesurée à l’aune des succès à l’examen ; d’autre part, utiliser le diplôme comme marque de la reconnaissance sociale des efforts consentis par les jeunes qui fréquentaient les cours ; comme attestation des « connaissances pratiques, théoriques et techniques »2 qu’ils y avaient acquises et comme constat de « leur aptitude »3 de manière à ce qu’ils en tirent avantage sur le marché du travail. L’intention du législateur était bien d’affirmer publiquement cette reconnaissance puisque dans les circulaires relatives à la délivrance du certificat de capacité professionnelle, ce dernier est défini comme « une prime au savoir et au travail » des jeunes salariés pour faciliter « l’amélioration de leur situation matérielle »4.

1 Il s’agissait, pour l’essentiel des Écoles nationales professionnelles (ENP) et des Écoles pratiques de commerce et d’industrie (EPCI).

2 Rapport au Président de la République précédant le décret du 24 octobre 1911 portant création du CCP, Bulletin de l’Enseignement technique, t. XIV, 1911, pp. 360-362.

3 Ibid.

4 Circulaire du 8 janvier 1912, relative à la délivrance du CCP, Bulletin de l’Enseignement technique, t. XV, 1912, pp. 14-15.

En même temps qu’il désignait publiquement les patrons incompétents incapables de transmettre leurs savoirs, le certificat avait, selon ses défenseurs, une valeur prédictive quant aux compétences du futur salarié. C’est bien comme signal, donnant une information sur les capacités professionnelles du jeune, que le conçoivent alors les employeurs les plus favorables à sa création. Ainsi, l’orfèvre Fernand de Ribes-Christofle, membre influent de la Chambre de commerce de Paris, explique qu’avec un certificat délivré après examen, « on aura la preuve [que l’ouvrier] peut être embauché en qualité d’ouvrier en toute garantie ». Et ce n’est pas un parcours scolaire que le diplôme est censé signaler mais bel et bien des compétences professionnelles, comme le montrent les discours de ceux qui affirment que le certificat permettra de « constater et enregistrer les résultats acquis »5, de « faire ressortir les qualités… »6, de

« constituer la preuve que les cours ont formé des ouvriers habiles dans leur métier »7. Dans cette logique, le diplôme délivré au jeune ouvrier est bien plus qu’une simple justification du temps passé à apprendre ; il matérialise la reconnaissance des savoirs qui ont été effectivement acquis et constitue une vérification publique et officielle des effets de la formation.

Toutes ces raisons expliquent que la nécessité même de la reconnaissance des savoirs ouvriers ainsi que la forme qu’elle devait prendre – celle d’un diplôme délivré après un examen subi au terme d’une formation –, furent l’objet de vifs débats qui opposèrent les employeurs entre eux et divisèrent les syndicalistes ouvriers.

Car si les acteurs de l’époque ne dissocient jamais formation et certification, tous n’en acceptent pas la nécessité. À ceux qui en proclament l’utilité, estimant que l’un et l’autre sont « absolument nécessaires »8, s’opposent ceux qui les considèrent comme « inutiles et nuisibles »9.

Le rapport des forces entre les deux positions fut tel que, pendant longtemps, les débats aboutirent à des compromis prenant en compte les intérêts des uns et des autres. Par exemple, à l’issue du congrès de l’apprentissage de Roubaix en 1911, on demanda simultanément que soient « remis des certificats de fin d’apprentissage » dont la seule utilité était de libérer patrons et apprentis de leurs obligations respectives, et que soient organisés de véritables examens pour délivrer des diplômes « pouvant constater la capacité professionnelle des enfants »10.

Les conditions du débat évoluèrent quand furent rendus obligatoires les cours professionnels – donc la formation – par l’article 47 de la loi Astier du 25 juillet 1919. Celui-ci imposait trois ans de fréquentation de ces cours pour pouvoir se présenter à l’examen du CAP. La même idée fut reprise par la loi de 1928 qui imposait le contrat d’apprentissage écrit, dont elle assortissait la signature d’une double obligation : celle de fréquenter les cours professionnels ; celle de passer l’examen à la fin de la formation.

S’il fut admis que le diplôme devait constituer la preuve des connaissances acquises pendant la formation, une autre question restait en suspens : à quel niveau de la hiérarchie du travail donnait-il accès ? Autrement dit, à quel salaire un jeune titulaire du CAP pouvait-il prétendre ?

1.2. Les enjeux économiques de la certification

C’est sur ce point que se focalisèrent les débats les plus vifs. Pour bien en comprendre le sens, il convient de rappeler les conceptions patronales en la matière. Les employeurs distinguaient trois catégories d’ouvriers :

« l’apprenti », le « demi-ouvrier », « l’ouvrier complet ». ». Le « demi-ouvrier », encore appelé « petit ouvrier », était défini comme « l’état intermédiaire pendant lequel on soumet au contrôle de l’expérience, les aptitudes acquises ou développées pendant l’apprentissage et au cours duquel les connaissances de l’apprenti sont complétées »11. D’où la question : le CAP permet-il à son titulaire d’être reconnu d’emblée, et donc rémunéré, comme un ouvrier « complet » ?

5 Henry, Industries du vêtement, Roubaix, op. cit.

6 Dressoir, Cuirs et peaux, Roubaix, op. cit.

7 de Ribes-Christofle, Industries d’Art, Roubaix, op. cit.

8 A. Goumain, président du groupe des ébénistes de la Chambre syndicale de l’Ameublement et M. Levraux, président du Comité de patronage de la Chambre syndicale des Tapissiers-Décorateurs, Congrès de Roubaix, op. cit.

9 Conclusion du rapport sur l’apprentissage dans les industries textiles, Congrès de Roubaix, op. cit.

10 Congrès de Roubaix, op. cit.

11 Intervention du directeur de l’Institut Colbert de Tourcoing, Apprentissage. Compte-rendu de la semaine du travail manuel (27-31 octobre 1925), 1er volume, Section des industries mécaniques, Coulommiers / Paris, L. Eyrolles éditeur, 1926, pp. 152-181.

Pour ses plus fervents défenseurs, le CAP doit donner à celui qui en est pourvu le pouvoir d’accéder directement à la catégorie des ouvriers « complets ». Cette analyse est à la fois celle de certains syndicalistes de la CGT, qui affirment que « c’est l’examen de fin d’apprentissage, après lequel est délivré le certificat, si l’apprenti le mérite, qui le consacre ouvrier et établit ses aptitudes »12, et celle d’industriels qui considèrent que « le diplôme devient pour celui qui en est possesseur une véritable propriété qui le classe de suite à son entrée dans l’usine »13. Mais ce point de vue est loin d’être partagé par tous. Aussi, les pressions se multiplièrent-elles pour obtenir le changement de dénomination du diplôme : certificat de « capacité » ou certificat d’« aptitude » ? La question fut posée dès juin 1914, par les milieux patronaux, particulièrement ceux de l’artisanat, qui considéraient que l’examen ne faisait que vérifier et enregistrer la possession d’aptitudes mais ne saurait en aucun cas attester de véritables capacités, lesquelles ne pouvaient s’acquérir qu’après de longues années d’expérience.

Sur la base de cette argumentation allait se développer toute une interprétation restrictive de l’article 47 de la loi Astier visant à démontrer que le CAP n’était, en fait, qu’un simple constat de fin d’apprentissage et que seule une longue pratique professionnelle pouvait apporter la preuve que le candidat avait terminé

« utilement » son apprentissage. « Utilement » signifiait que le jeune salarié était désormais reconnu apte à

« prendre rang parmi les ouvriers débutants » et, par conséquent, jugé digne de percevoir le salaire correspondant à cette catégorie qui est aussi celle des « demi-ouvriers ». C’est donc sur le registre de l’opposition entre la figure du « demi-ouvrier » caractérisé par son incomplétude, et celle de l’ouvrier

« capable » défini par son expérience que se construisent les discours qui remettent en cause la légitimité du CAP. Le jeune salarié muni de son diplôme y est d’abord défini par ce qu’il n’est pas. C’est l’invisibilité de sa qualification qui est soulignée et son statut social inférieur dans la hiérarchie du travail qui est signalé. Par conséquent, dans cette logique, lui reconnaître des capacités reviendrait à légitimer ses « prétentions » en matière de salaire14. La question du salaire est précisément celle autour de laquelle vont se cristalliser les résistances qui renvoyaient à une réalité socio-économique très prosaïque.

En attestant la réussite à un examen qui se passait à l’issue de trois années d’apprentissage dans l’entreprise, le diplôme entrait en contradiction avec les caractéristiques attribuées par les employeurs à l’expérience et au rôle qu’elle était censée jouer dans l’acquisition des savoirs d’action. Ce qu’il bouleversait profondément, c’est la représentation qu’ils se faisaient du « bon » ouvrier. Ce dernier était le résultat d’une synthèse subtile entre des dispositions individuelles innées (les « dons »), des qualités acquises par l’éducation (une « bonne moralité ») et par la formation qui multipliait les expériences professionnelles dans des contextes de travail divers et selon une durée suffisamment longue pour permettre l’acquisition des savoir-faire, tours de mains et « coups d’œil » par lente accumulation et patiente maturation. Ces conditions d’apprentissage justifiaient la reconnaissance des compétences professionnelles par le patron qui, seul, décidait de l’usage du temps et de la durée nécessaire à la production de ces mêmes compétences. Là était la question centrale.

En fixant uniformément la durée de l’apprentissage à trois années et en prescrivant les règles de l’examen, la loi contestait aux « maîtres » d’apprentissage le pouvoir de contrôler le temps de la formation. Or, c’est précisément par ce contrôle que l’employeur décidait du moment où le « demi-ouvrier » accédait au rang d’« ouvrier complet », c’est-à-dire du moment où il allait lui verser le salaire correspondant à sa qualification. Car l’apprentissage a un coût pour l’employeur. Ce coût se mesure, notamment, en temps passé à transmettre les savoirs et savoir-faire professionnels et, donc, à court terme, en temps perdu pour la production. Quand l’ouvrier débutant a acquis un savoir-faire suffisant pour pouvoir produire à son tour en toute autonomie, peut commencer le temps de la récupération du temps initialement « perdu ». Plus la frontière séparant apprentissage et travail productif est floue, plus l’employeur se donne de chances de récupérer le temps « perdu » à la transmission de ses connaissances. Par conséquent, le contrôle du passage de l’état de « demi-ouvrier » à celui d’« ouvrier complet » avait pour lui un sens économique fort.

12 Ch. Burgard, CGT du Livre, Roubaix, octobre 1911.

13 Ch. Wauthy, fondeur, Roubaix, octobre 1911.

14 Cette argumentation fut abondamment développée au congrès de l’apprentissage de Lyon, 12-15 octobre 1921 dans le Rapport de la section « Cours professionnels pour les apprentis », publié dans La Formation professionnelle, n° 37, octobre 1921, pp. 61-81.

1.3. Des résistances permanentes

Ces résistances persistèrent durant tout le siècle. Les employeurs des secteurs les plus marqués par la logique des métiers artisanaux se défièrent constamment de la certification des formations par les diplômes nationaux. Attachés à la notion de « métier » qui implique une sélection des futurs apprentis, une formation de longue durée – cinq ou sept ans – effectuée à l’atelier ou sur le chantier, sous la direction d’un « maître, tout à la fois patron, père et formateur »15 pour qui la maîtrise des savoirs d’action est bien davantage garantie par la pratique et l’expérience acquise en situation de travail que par la possession d’un diplôme, ils percevront la validation des savoirs par un examen comme une intrusion inacceptable des agents de l’État dans des domaines où ils sont jugés a priori incompétents. De leur point de vue, le comportement, l’apparence corporelle, constituent des indicateurs de compétence aussi importants que les savoir-faire proprement dits. Rien ne leur paraît plus injuste et scandaleux que l’élimination d’un candidat au CAP à cause des mauvaises notes en enseignement général. Cette vision est exprimée de façon très explicite par un conseiller de l’enseignement technique de Côte-d’Or en 1947 : « Les qualités les plus nécessaires pour devenir un ouvrier professionnel sont la bonne conduite, l’exactitude au travail, la persévérance et l’énergie.

Mais, bien qu’importantes, l’intelligence et l’instruction ne sont pas les plus indispensables »16.

De manière générale, les employeurs qui récusent toute valeur au diplôme en général et au CAP en particulier lui reprochent deux défauts, rédhibitoires à leurs yeux : il sanctionne une durée de formation beaucoup trop courte ; il valide des contenus inadaptés aux besoins de la profession. Surtout, ces mêmes employeurs considèrent que les exigences salariales des jeunes diplômés sont exorbitantes car elles sont en complet décalage avec leurs réelles qualifications. De la même façon qu’avant la Première Guerre mondiale, la présomption de compétence accordée à la durée justifie toujours le refus de reconnaître la validité d’une qualification certifiée par le diplôme, surtout quand celui-ci est obtenu à l’issue d’une formation dont la durée et les normes sont définies par la loi et pour l’ensemble du territoire national.

Mais cette opposition n’est pas propre aux seuls artisans. Elle se manifestera également de façon récurrente dans les secteurs d’activité comme le textile, la bonneterie ou les industries du vêtement, qui défendirent constamment une conception de la formation privilégiant l’acquisition de compétences spécifiques, ajustées à des besoins très précis, à un moment donné, dans une région donnée. Cela impliquait que la définition des contenus et l’organisation des formations ainsi que leur validation soient contrôlées par les professionnels et eux seuls.

En fait, il serait plus juste de parler d’un usage sélectif des diplômes par les employeurs de ces secteurs. Ils considèrent que les diplômes comme le CAP, le BP ou le brevet d’enseignement industriel (BEI) sont inutiles pour la masse des ouvriers – et surtout ouvrières – spécialisés, et les réservent à une minorité de professionnels : le CAP pour les ouvriers qualifiés chargés de la préparation, du réglage et de la maintenance des machines ; le brevet d’enseignement industriel (BEI) ou le BP pour les dessinateurs et les contremaîtres.

Par exemple, à Lyon, où la production se diversifie en « petite nouveauté », « nouveauté » et « haute nouveauté », ce sont des titulaires du CAP et du BP qui tiennent les bureaux d’études, tandis que le BEI est le diplôme des agents de maîtrise et aussi celui qui permet aux enfants des tisseurs à façon de remplacer leur père à la direction de l’atelier familial, voire qui leur ouvre la possibilité de poursuivre des études vers le brevet de technicien ou le diplôme d’études supérieures des industries textiles préparé à l’école des industries textiles. Dans les industries du vêtement, où on déplore l’instabilité de la main-d’œuvre féminine accusée de quitter la profession pour d’autres activités mieux payées, et la pénurie d’apprenties et d’ouvrières qualifiées, on redoute que les jeunes filles titulaires d’un BEI, embauchées comme simples ouvrières, exigent la reconnaissance salariale de leur qualification, laquelle est vigoureusement contestée par un patronat qui oppose les « 10 000 heures de travail » réellement nécessaires, de son point de vue, à une « formation complète », aux « 2 300 heures de formation »17 en école pour obtenir le BEI.

On touche là à un point de contradiction décisif entre l’État et le patronat. Ce dernier considère que la formation en entreprise, caractérisée par sa proximité avec les réalités de la production et guidée par le souci d’efficacité, garantit une meilleure et plus rapide adaptation des jeunes aux conditions de leur emploi.

Le primat ainsi accordé à l’aspect concret et réaliste de la formation conduit à surévaluer l’importance des épreuves pratiques de l’examen et à reléguer au second plan les connaissances théoriques et générales, considérées comme inutiles à l’acte de travail. Même des organisations patronales plutôt modernistes

15 A. Desrosières et L. Thévenot, Les catégories socioprofessionnelles, Paris, La Découverte, 1988, p. 23.

16 Lettre adressée à l’inspecteur de l’Enseignement technique, 30 juin 1947. Archives nationales F 17bis 788.

17 Commission nationale professionnelle « Vêtements sur mesure », 29 octobre 1956. Archives nationales F 17bis 29782.

comme le Centre des jeunes patrons (CJP), définissent le CAP comme « une garantie de l’achèvement de l’apprentissage, mais qui ne doit pas conférer automatiquement le titre d’ouvrier qualifié »18 que seule la pratique effective dans l’entreprise peut certifier. Par conséquent, le CJP revendique l’autonomie des professions en matière de formation et ne reconnaît à l’État que la capacité à susciter et aider les initiatives privées. Prévoyant la création de Commissions nationales professionnelles et d’une Commission nationale supérieure de la formation professionnelle, il réserve aux représentants de l’Enseignement technique un seul siège sur… 20 dans les premières et un seul sur… 26 dans la seconde !

Outline

Documents relatifs