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CHAPITRE II : LES MOTS DE L’ESPACE

2.3. Les marqueurs de l’espace

2.3.2. Dimensions et distances

Comme il a été expliqué précédemment, les contemporains médiévaux n’ont pas le réflexe de diviser et quantifier l’espace dans lequel ils se trouvent. Cependant, ceux-ci possèdent tout de même les outils susceptibles de permettre la mesure ou l’approximation de grandeurs d’éléments naturels, construits et de distances lorsqu’il est nécessaire. Cette pratique repose sur un savoir à la fois mathématique et technique, qui se répand surtout en Occident à partir du XIIe siècle.

186 « Et quant la gent de Toldre l’Ascre l’oïrent quee il venoit, si revuidierent la terre, si se traistrent arriere

vers Niké la Grant. » Geoffroy de Villehardouin, La conquête de Constantinople, para. 481.

187 En observant de plus près les grandes statues de femmes en bronze de Constantinople, l’auteur remarque

que l’une d’entre elle « tendoit li uns de ches ymages se main vers Occident. » Robert de Clari, La conquête

Au Haut Moyen Âge, on remarque qu’il existe très peu de traités de géométries ou de traités de mesures en circulation. Avant l’arrivée des traductions arabes, ce savoir mathématique repose principalement sur deux corpus de textes : l’Agrimensorum

Romanorum et une partie des Éléments d’Euclide188. Le premier, qui comporte des écrits de natures très différentes, allie aussi bien un savoir simplement technique à des connaissances scientifiques traitant de divisions et de calculs de surfaces. Ainsi, les textes des agrimenseurs romains expliquent à la fois comment mesurer approximativement la longueur d’une terre et comment calculer son aire189. Quant aux textes d’Euclide, ils proposent divers problèmes mathématiques, et sont focalisés sur la division géométrique de figures planes190. Bien que ces recueils offrent une base arithmétique à ceux y ayant recours, ce savoir reste toutefois limité, ce qui induit généralement des erreurs lors de mesures de distances et de surfaces irrégulières191.

C’est à partir de la fin du XIe siècle, mais surtout au XIIe que le savoir géométrique arabe commence à circuler en Occident. Par l’entremise de traducteurs latins importants comme Gérard de Crémone, les traités de l’Al-Andalus deviennent désormais accessibles aux clercs possédant de tels ouvrages192. Par le fait même, on a maintenant accès à un plus vaste répertoire de corpus antiques, comme les traités De la Sphère et du Cylindre par Archimède, Le Centiloque de Ptolémée, en plus de versions plus complètes des Éléments

188 Patrick Gautier Dalché et Armelle Querrien, « Mesure du sol et géométrie au Moyen Âge », Archives

d’histoire doctrinale et littérature du Moyen Âge, vol. 82, no 1 (2015), p. 100. 189 Ibid., p. 100-101.

190 Ibid., p. 102-103.

191 Mireille Mousnier, « Mesurer les terres au Moyen Âge, le cas de la France méridionale », Histoire et

Sociétés Rurales, vol. 22, no 2 (2004), p. 30.

192 Marc Moyon, « La géométrie de la mesure en Pays d’Islam et ses prolongements en Europe latine (IXe-

XIIIe siècle) », dans SHMESP. Mesure et histoire médiévale. Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, p. 276.

d’Euclide. Plus encore, ce savoir est bonifié par les contributions arabes d’auteurs tels qu’Ibn Abdūn al-Jabalī et d’Abū Bakr193. La propagation des corpus amène le perfectionnement de la Pratica Geometricae latine, simplifiant à la fois la division des figures et des formes géométriques, puis les calculs de surfaces et des mesures des côtés.

Ce savoir géométrique est d’autant plus important à l’époque féodale puisqu’il permet aux seigneurs de mesurer avec plus d’exactitude les dimensions des terres puis de calculer leurs superficies194. À une époque où le pouvoir est étroitement lié à la possession foncière, un calcul précis de l’aire d’un domaine signifie recevoir le montant exact de la taille, tout en permettant un plus grand contrôle du seigneur sur ses serfs. Cette réalité médiévale suit les croisés jusqu’en Orient byzantin. En effet, l’une des récompenses remises à de nombreux soldats après la prise de Constantinople est la possession d’une terre dans le tout nouvel empire latin. Toutefois, le système de mesure foncier oriental n’est pas le même que celui répandu en Occident : dans le monde byzantin, il existe des manuels fiscaux expliquant comment prendre les dimensions d’un domaine puis calculer sa superficie. Ces guides techniques dénués de sciences décrivent comment se servir d’outils comme le bâton (orgyie/orgyia) et la corde (schoinion), et fournissent des exemples indiquant comment déduire la taille d’un champ de formes diverses195. Les chiffres et dimensions étant gardés dans les châteaux forts ou à Constantinople, les nouveaux

193 Marc Moyon, « La géométrie de la mesure en Pays d’Islam et ses prolongements en Europe latine (IXe-

XIIIe siècle) », p. 279.

194 Mireille Mousnier, « Mesurer les terres au Moyen Âge », p. 41.

195 Jacques Lefort, « Mesure fiscale de la terre à Byzance », dans Laurence Moulinier, dir., La juste

mesure : quantifier, évaluer, mesurer entre Orient et Occident : VIIIe – XVIIIe, Saint-Denis, Presses

propriétaires occidentaux n’ont donc pas la charge de mesurer les terres qui leur ont été données196.

Alors que Villehardouin et Clari n’utilisent pas de façon savante la géométrie pour mesurer un bâtiment, une terre ou une distance, ils font toutefois preuve d’un certain savoir technique lorsqu’ils estiment des dimensions et quantifient l’espace autour d’eux197. Les chroniqueurs ont alors recours à deux types de référents lorsque ceux-ci fournissent des grandeurs. Le premier système relève d’un savoir élémentaire en unités de mesure, largement répandu dans la société médiévale de l’époque. Ces notions sont autant utilisées par les deux auteurs, et servent aussi bien à qualifier des dimensions que des espaces. C’est à partir de ce savoir que Villehardouin estime souvent la distance approximative entre différentes villes d’importances de l’Orient byzantin. Au moment de la contre-attaque d’Henri de Flandres au printemps 1206, le maréchal situe géographiquement les cités que l’ost conquiert par rapport à la position de la capitale byzantine. Ainsi, il nous informe qu’ils « vinrent à une cité à douze lieues de Constantinople, qui était appelée Nature ; […]198. » En prenant en considération qu’une lieue française équivaut à environ quatre kilomètres, on peut en déduire que Villehardouin situait Nature à près de 48 km de Constantinople199. Cette estimation est assez juste, car Büyükçekmece est aujourd’hui située à 46,6 km du cœur d’Istanbul200. Clari fait également preuve d’un savoir technique lorsqu’il s’intéresse aux dimensions de pièces architecturales lors de sa description des

196 Jacques Lefort, « Mesure fiscale de la terre à Byzance », p. 23.

197 On déplore ici le vide historiographique concernant l’accès à un savoir technique des mesures pour la

basse et la moyenne noblesse. De plus, aucun n’article récent ne s’intéresse directement aux valeurs des mesures utilisées par les hautes castes au Moyen Âge Central.

198 « Lors vindrent à une cité a .XII. liues de Costantinoble qui Nature ert apellee ; […]. » Il s’agit

aujourd’hui de Büyükçekmece. Geoffroy de Villehardouin, La conquête de Constantinople, para. 420.

199 « Lieue », DMF [en ligne], consulté le 16 novembre 2019. 200 Les distances actuelles sont vérifiées sur Google Maps.

merveilles de Constantinople. Après sa visite de Sainte-Sophie, il est renversé par la taille et la beauté de la colonne de Justinien qu’il croit à tort être celle d’Héraclius, et qui selon lui « avait bien cinquante toises de hauteur201. » Alors qu’une toise correspond à six pieds, l’auteur estime donc que la colonne s’élève à 91 m d’altitude202. Bien que cette structure fût détruite au XVIe siècle, le collectionneur Cornelius Gurlitt, qui étudie cette colonne, considère qu’elle fait environ 50 mètres de hauteur203.

Le second type de mesures s’éloigne d’une culture des connaissances en termes d’unités pour renvoyer à un système de référence axé sur le concret et le vécu. Plutôt qu’utiliser des termes techniques et précis comme des toises ou des lieues, les chroniqueurs préfèrent employer à l’occasion des mots et expressions découlant de l’expérience du quotidien. C’est à l’aide de formules du genre que Clari arrive à précisément décrire la circonférence des trois colonnes honorifiques retrouvées à Constantinople. Plutôt qu’utiliser des unités de mesure comme il le fait en parlant de hauteur, il réfère à des « brasses d’hommes », correspondant à la longueur de deux bras étendus204. Ce référent, ancré dans la culture générale de l’époque, permet donc aux lecteurs de facilement se représenter la largeur des colonnes. Cependant, c’est surtout au niveau des distances que ce système est le plus utilisé dans les sources. En effet, celui-ci est articulé sous forme de

journée, correspondant à la distance parcourue en un jour de déplacement, que ce soit à

pied, à cheval ou en bateau205. Les occurrences dans les textes sont très nombreuses, surtout

201 « Après devant chu moustier de Sainte Souphie, avoit une grosse colombe qui bien avoit trois brachies a

un homme de groisseur, et si avoit bien chinquante toises de haut ; […]. » Robert de Clari, La conquête de

Constantinople, para. 86.

202 « Toise », DMF [en ligne], consulté le 16 novembre 2019.

203 Cette reconstitution a été présentée dans la carte interactive au chapitre précédent. 204 « Brasse », DMF [en ligne], consulté le 16 novembre 2019.

chez Villehardouin qui accorde une importance plus grande aux renseignements stratégiques. L’auteur emploie cette formulation à 40 reprises dans le but d’estimer la distance séparant deux villes ou pour souligner l’entendue parcourue par l’ost suite à un déplacement. C’est ainsi qu’il peut affirmer que « douze grandes journées » séparent alors Constantinople de Salonique (Thessalonique), un langage que ses lecteurs occidentaux sont aisément capables de comprendre206.

Toutefois, il ne faut pas penser que les chroniques à l’étude regorgent de mesures et de distances précises. Villehardouin et Clari se contentent généralement d’utiliser des qualitatifs de grandeurs, ou fournissent des détails imprécis concernant les distances parcourues. Ce n’est qu’à partir du milieu du XIIIe siècle que les récits de voyages et autres témoignages du genre contiennent de plus en plus de détails quant aux itinéraires, aux dimensions et aux distances207. Les deux textes sur la conquête de Constantinople s’inscrivent donc dans un mouvement littéraire accordant lentement plus d’importance à la précision des grandeurs et à la quantification des espaces.

Ainsi, l’analyse du lexique employé par les chroniqueurs révèle que celui-ci arbore différentes connotations selon le contexte d’utilisation. Dans l’ensemble, Villehardouin et Clari ont recours à des mots susceptibles de rendre compte de leurs appréciations générales de l’espace byzantin, de leur vision militaire des cités orientales, et pouvant les aider à mieux se repérer dans un monde inconnu. Alors que bon nombre de ces termes possèdent

206 « […] ; et si avoit d’un cité à l’autre bien .XII. jornees granz. » Geoffroy de Villehardouin, La conquête

de Constantinople, para. 302.

207 Thomas Szabó, « Routes de pèlerinages, routes commerciales et itinéraires en Italie centrale », Acte des

une connotation neutre, des qualificatifs tels que beau, riche et fort s’inscrivent plutôt dans un lexique traduisant de façon positive l’attitude des pèlerins envers l’espace byzantin.

CHAPITRE III : PERCEPTION ET REPRÉSENTATION DE