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Les diggers prennent la décision d’écouter ou non un disque selon un calcul coût-avantage

L’APPRECIATION MUSICALE LORS DE L’ECOUTE

A. Les diggers prennent la décision d’écouter ou non un disque selon un calcul coût-avantage

Combien de métadonnées « intrigantes » doivent être réunies sur un disque pour que le digger se décide à l’écouter ? Au contraire, combien de signaux « négatifs » vont le décourager ? Nous allons ici tenter d’étudier le phénomène de « basculement » selon lequel le digger va sélectionner un disque qu’il ne connaît pas pour l’écouter. Pour commencer, tentons de décrire une situation idéale et parfaitement équilibrée, dans laquelle le digger serait face à un bac de disques aussi différents que possible et durant laquelle les prix, le temps ou tout autre facteur extérieur n’interviendrait pas. Pour analyser une telle situation nous posons l’hypothèse néo-classique d’un acteur rationnel dont les choix dépendent de l’utilité (l’utilité totale, dans notre cas, et non marginale) des biens examinés.

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Pour chaque disque, le digger décèle X métadonnées positives et Y métadonnées négatives, chacune plus ou moins haute ou plus ou moins basse dans sa hiérarchie personnelles. Nous pouvons donc apposer à chaque métadonnée relevée une valeur, positive ou négative, selon sa place dans la hiérarchie personnelle de l’acteur. Nous donnons la valeur 0 à une métadonnée face à laquelle l’acteur n’aurait ni d’a priori positif ni d’a priori négatif. Les métadonnées positives se voient elles attribuer une valeur positive qui s’éloigne de 0 selon l’importance qu’elle revêt dans la hiérarchie personnelle du digger ; ainsi, à titre indicatif, une métadonnée extrêmement intéressante pour le digger se verra attribuer la valeur 5, alors qu’une métadonnée positive peu intéressante se verra attribuer la valeur 1. Nous pouvons faire de même avec les métadonnées négatives : une métadonnée négative mais dont la présence n’induit pas un rejet important par le digger se verra attribuer une valeur de -1 alors qu’une métadonnée négative qui dissuadera fortement le digger se verra elle attribuer la valeur la valeur -5.

Le calcul du digger reposera donc sur deux variables : la quantité de métadonnées, et la valeur de chacune. Nous pouvons donc formuler le calcul opéré par l’individu face à un disque inconnu de la façon suivante :

V = a × 1 + b × 2 + c × 3 + + d × (+∞) + e × (-1) + f × (-2) + g × (-3) + + h × (-∞)

Avec :

- V : la valeur du disque, dont le signe permettra au digger de savoir s’il écoutera ou non ce disque. Si cette valeur est positive, le digger l’écoutera. Dans le cas contraire, il ne l’écoutera pas.

- a, b, , h : le nombre de métadonnées ayant la même valeur.

A titre d’exemple, imaginons un disque D1 présentant : 4 métadonnées positives peu intéressantes (valeur = 1), une métadonnée positive très intéressante (valeur = 5), 3 métadonnées négatives peu dissuasives (valeur = - 1) et 2 métadonnées légèrement plus dissuasives (valeur = -2).

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On peut donc calculer la valeur V1 de ce disque de la façon suivante : V1 = 4×1 + 1×5 + 3×(-1) + 2×(-2)

V1 = 4 + 5 – 3 – 4 V1 = 9 – 7

V1 = 2

V1 étant positive, selon notre modèle, le digger va donc écouter ce disque.

Bien évidemment, cette modélisation très simple ne rend pas compte de la réalité, mais permet néanmoins de saisir le rôle joué par les métadonnées et leur hiérarchisation dans le choix fait par le digger d’écouter ou non tel disque. Les reproductions imparfaites dans la réalité de cet idéal mathématique, peuvent se trouver court-circuitées dans des situations particulières. Des facteurs trop nombreux pour être tous énumérés ici viennent en permanence menacer le calcul rationnel, et nous nous proposons d’en montrer ici quelques uns particulièrement significatifs.

« Ouais, ça ce sont mes tropismes personnels. Bah oui! déjà les trucs français eighties, en général je me sens obligé de tester, même si tout indique que le disque à l’air merdique! Parce qu’il y a souvent des morceaux de disco, de boogie, de funk, de synth-pop français, assez marrants ou sympas qui se cachent derrière des pochettes qui ressemblent à des pochettes de variété!

Après il y a des producteurs incontournables! Quand je vois qu’il y a marqué « Marc Moulin »55, « Alec Mansion »56 des choses comme ça, je regarde forcément » (D., 2017)

Rappelons nous que, dans la partie précédente, nous avons mentionné le fait que la hiérarchisation des métadonnées était une chose intimement personnelle. De même certaines, métadonnées vont pousser les diggers à !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

55 Prolifique producteur Belge, derrière certains des disques de Jazz, de Funk et de

Synth-Pop Belges les plus recherchés par les collectionneurs.

56 Auteur-compositeur lui aussi prolifique qui a produit des disques de Funk recherchés

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écouter un disque quelques soient les métadonnées concurrentes. Ainsi D. nous dit que « les trucs français eighties, en général, je me sens obligé de tester, même si tout indique que le disque à l’air merdique ». S’il avoue qu’il le fait dans l’espoir de trouver « des morceaux de disco, de boogie, de funk, de synth-pop français, assez marrants ou sympas qui se cachent derrière des pochettes qui ressemblent à des pochettes de variété », il revendique aussi le fait qu’il a des « tropismes personnels », des « marottes » ; autrement dit, il prend position et affirme sa spécificité en tant que digger en revendiquant certaines métadonnées qui défient tout calcul rationnel.

« Bah alors soit c’est un truc très simple tu vois. Bah je sais pas, un musicien qui est sur le truc, un label, un truc familier. Soit une pochette qui est vraiment étrange! comparé à un contexte, tu vois, à une époque, à une année! Bon bah tu te dis « c’est bizarre. Pourquoi c’est comme ca ? » et du coup, tu le prends, ou peut-être que je check, et parfois, quand tu te dis vraiment! quand y a pas de station ou quoi je le prends. Quand c’est pas cher, je le prends » (A., 2017)

Une autre situation dans laquelle un court-circuit se produit est celle où les diggers notent un décalage global entre l’attente qu’ils ont de l’ensemble des métadonnées que doit présenter un disque, de telle époque, ou de tel genre, comme le signale A. Cette mention d’un décalage, de quelque chose d’« étrange comparée à un contexte » dévoile en négatif la formation d’attentes qui se développent en parallèle de la constitution d’un répertoire personnel de métadonnées ; des attentes vis-à-vis de ces métadonnées et de la façon dont elles devraient être arrangées sur les disques inspectés. Une telle disposition de l’esprit n’est pas neutre et révèle un jugement porté par les diggers quant aux valeurs qu’ils associent à leur activité, puisqu’elle implique une certaine forme de curiosité d’une part, et, d’autre part, met en valeur le travail d’apprentissage des métadonnées (un travail nécessaire pour être en mesure de discerner le décalage entre l’arrangement des métadonnées de tel disque et ce qu’ils estiment être les canons d’un genre ou d’une époque).

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Nous avons ici relevé deux situations que nous considérons comme significatives de l’activité des diggers et qui viennent contrarier le déroulement du calcul rationnel de l’individu. Nous ne cherchons pas à faire le procès de la théorie néo-classique et de son application en micro-économie. Comme l’ont démontré des économistes comme Dan Ariely ou Daniel Kahneman – sans pour autant remettre en cause la validité du modèle – les raisons des court- circuitages de la rationalité de l’individu sont extrêmement nombreuses57. Nous terminerons simplement en rappelant l’importance du contexte dans lequel a lieu la recherche de disques, et son influence sur le choix d’écouter ou non tel disque.

« Mais ouais, quand j’ai le temps, j’essaie d’écouter, j’essaie! C’est aussi, y a! je prends des exemples, mais y a pleins de shops où j’ai pas kiffé le mec et y a pas eu de relation, y a pas eu d’échange et! bah ouais, t’as pas envie de rester et Pfffffou! Et c’est un peu con, mais même si les prix sont pas hallucinants et que y a des bons trucs, ouais, je sais pas, j’ai pas envie de les sortir, de les sortir de ce shop là et d’avoir cette mémoire à propos de ce disque, tu vois ? D’avoir ce souvenir là » (E., 2017)

E. nous en donne ici un exemple : il décrit une situation dans laquelle il n’apprécie pas le vendeur d’un magasin de disques ce qui explique qu’il sera globalement moins tenté d’écouter ou d’acheter des disques dans cette boutique. Cela nous fait déjà envisager le fait que le contexte dans lequel un disque est écouté joue un rôle dans l’appréciation que le digger en fera. De même les métadonnées continuent d’avoir un rôle à jouer après la sélection des disques à écouter puisqu’elles influent sur l’appréciation même de la musique.

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57 A ce sujet deux ouvrages de vulgarisation particulièrement éclairants :

- KAHNEMAN, Daniel. Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée. Paris : Flammarion, coll. « Essais », 2012

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