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Diffusion et circulation des observations médicales

3. Transformation du cas clinique au XVIIIe siècle

3.2. Formatage de l’observation médicale

3.2.2 Diffusion et circulation des observations médicales

regardée comme la source du savoir. Le docteur Paulmier invite ainsi, en 1769, ses lecteurs et confrères à lui communiquer leurs observations qu’ils feraient sur des cas de goutteux, sujet de son Traité, afin d’en enrichir la seconde édition265. Les textes des « observations » s’allongent et, la citation de ces textes semble être plus fidèle et complète. Dans le troisième volume du Traité des maladies des femmes, Astruc cite une observation qu’il tire d’une Dissertation issue du recueil de Thèses de Médecine publié par Haller. La Dissertation qu’a repris Haller avait été publiée en 1757 à Tubingue par « M. Philippe-Fréderic Gmelin, Professeur en Médecine» qui, lui-même avait eu accès à l’observation grâce à son frère la tenant de son auteur initial, un certain Antoine Ribeiro Sanchez, qui exerçait alors en Sibérie. Le cas manque de précision, mais le récit de son parcours est gage d’authenticité. La multiplication des copiages, bien que sécurisée par l’imprimerie, fragilise la qualité des cas cliniques.

Dans les premières pages de la longue préface au Traité de la Péripneumonie de Boerhaave, publié en français en 1760, Paul, le traducteur, transcrit une observation rédigée par un certain M. Gignoux, Docteur en Médecine à Valence et publiée dans le Journal de Médecine daté de janvier 1760. Ce dernier exemple témoigne de la rapidité de circulation des cas cliniques au sein des villes et des média communicationnels. Le voyage d’une observation médicale fait ressortir son rôle de support dynamique de transmission d’un savoir. Étudier les trajets des cas mettrait en évidence les réseaux des médecins en Europe266. La production de recueils de cas cliniques est favorisée par un sentiment d’appartenance communautaire qui se renforce par les voyage d’une université à une autre et les communications entre les cercles lettrés.

Essor des traductions au XVIIIe siècle

Au XVIIIe siècle, en Europe, se développe la pratique des traductions d’ouvrages anciens ou étrangers. Elle répond à une augmentation de la demande liée à l’accessibilité du livre imprimé et concerne la littérature populaire comme les ouvrages savants. En France, la part occupée par les traductions dans la production éditoriale reste modeste, entre 3 % dans la première moitié du XVIIIe siècle et 7 % cinquante ans plus tard d’après Ann Thomson qui a étudié la place de la traduction en Europe au XVIIIe siècle267. Ces chiffres sous estiment probablement la circulation des textes puisqu’ils ne comptent pas les périodiques qui proposent des traductions partielles d’ouvrages. La Revue britannique par exemple, qui a édité en Français l’ouvrage de Carmichael-Smith Sur la Fièvre des Prisons, est surtout connue pour avoir fait connaître en France, sous

265 Paulmier, Traité méthodique et dogmatique de la goutte, p. xxxiv.

266 Florence Catherine, « La pratique savante d’Albrecht von Haller : interface de circulation des savoirs entre les espaces français et germaniques au XVIIIe siècle », in Les circulations internationales en Europe : Années 1680 - années 1780 (Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2019), 337-47.

267 Ann Thomson, « L’essor de la traduction au XVIIIe siècle », Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe, consulté le 18 septembre 2021, https://ehne.fr/fr/node/14109.

forme de fragments, les écrits du philosophe écossais David Hume qui développe un empirisme sceptique. Or, parmi les titres sélectionnés pour cette thèse, un sur trois est une traduction.

Le latin comme langue de la République des Lettres est progressivement abandonné au profit des langues vernaculaires, le français se distinguant des autres comme celle de la nouvelle élite européenne. Elle devient également la langue de traduction intermédiaire, ainsi, les écrits des

« Lumières écossaises » tels que Adam Smith ou David Hume, sont d’abord traduits en français avant d’être diffusés dans le continent. À la fin du siècle, les traducteurs allemands, britanniques ou scandinaves rejettent le français et s’attellent aux traductions directes. Les traducteurs sont pour la plupart des anonymes qui exercent d’autres activités par ailleurs comme le journalisme.

Les femmes seraient assez nombreuses à exercer cette activité sans statut spécifique268. Les nombreux huguenots qui ont dû fuir la France à la fin du XVIIe siècle, installés à Londres, Amsterdam ou Berlin, ont une place de choix comme traducteurs269.

De grandes entreprises de traductions concernent principalement les ouvrages de médecine comme nous l’avons vu plus haut avec Paul traduisant Boerhaave ou la littérature de voyage.

L’exemple de la traduction de la Cyclopedia d’Ephraïm Chambers publié en 1728 à l’initiative du libraire parisien André-François Le Breton conduit à la plus grande entreprise éditoriale du Siècle des Lumières : l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert. Cependant, l’initiative de la traduction relève plus souvent d’un projet commercial venant des éditeurs et des libraires que d’un projet intellectuel. Ainsi, les adaptations ne cherchent pas tant à être fidèles au texte d’origine qu’à correspondre au goût du lectorat ou parfois à respecter la censure locale. Une réflexion théorique sur l’art de la traduction se développe au XVIIIe siècle devant la multitude des pratiques. Certains traducteurs écrivent autant qu’ils traduisent dans leurs longues introductions, notes voire commentaires au sein du texte. D’autres s’effacent complètement dans le but de restituer le plus fidèlement possible la pensée originale de l’auteur. Dans l’article

« TRADUCTION » de l’Encyclopédie, Nicolas Beauzée écrit :

« Rien de plus difficile en effet, et rien de plus rare qu’une excellente traduction, parce que rien n’est ni plus difficile ni plus rare, que de garder un juste milieu entre la licence du commentaire et la servitude de la lettre. Un attachement trop scrupuleux à la lettre détruit l’esprit et c’est l’esprit qui donne la vie : trop de liberté détruit les traits caractéristiques de l’original, on en fait une copie infidèle. »270

Le chirurgien Alibert traduit en 1801 le Traité des pertes de sang des femmes enceintes que Pasta avait écrit un demi-siècle plus tôt en italien. Il motive son travail par l’absence de travaux

268 Émilie Duchâtelet (1706-1749), mathématicienne et physicienne, est l’auteure d’une traduction critique en français des Principia Mathematica de Newton.

269 Thomson.

270 Nicolas Beauzée, « TRADUCTION, VERSION (Synonymes.) », Encyclopédie, vol. XVI (1765), pp. 510b–

512a.

récents sur le sujet disponibles en français. Il ajoute également l’intérêt de l’exercice pour le jeune médecin qui traduit :

« Un deuxième motif m'a porté à entreprendre une semblable tâche ; le travail de la traduction, pour lequel on semble affecter du mépris depuis quelques années, n’est pas seulement profitable à la nation pour laquelle on écrit ; il devient aussi infiniment avantageux à celui qui s'y livre. Il est impossible de ne pas faire une sorte d’apprentissage de sa propre langue, en méditant constamment sur celle des autres ; on fait en outre une acquisition précieuse d'idées fécondes et variées, parce qu’on a toujours devant soi un modèle qu’on veut égaler. »271

De même que l’apprenti peintre qui se forme en copiant les classiques, l’apprenti soignant peut affiner sa plume en traduisant ses confrères étrangers ou latinistes. Le style, les idées imprègnent ainsi le futur auteur. Le processus d’uniformisation des cas cliniques serait donc également une conséquence de leur circulation grâce à l’imprimerie d’un médium à un autre (revues périodiques, monographies, lettres), entre les pays et à travers les générations.