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CHAPITRE II CADRE CONCEPTUEL

APPROCHE MÉTHODOLOGIQUE

3.3. Difficultés et limites liées à la méthode

La démarche méthodologique que nous avons développée comporte certaines limites. Une première limite concerne une critique inhérente à l’analyse du discours, soit celle de situer l’analyse uniquement sur le plan linguistique (l’énoncé en tant que tel), rendant difficile la formulation d’inférences méso- ou macrosociales portant sur des tendances de société plus vastes. En d’autres termes, on souligne souvent la limite de la portée des approches discursives à l’exception, bien sûr, des approches critiques du discours. Nous croyons répondre à cette limite de deux manières : d’abord en puisant justement dans diverses approches discursives (dont les approches critiques), puis en ayant effectué un travail soutenu afin de saisir le contexte d’émergence du RBI qui permet à la communication d’être disloquée, tant sur les plans micro- (notre phase d’observation non participante) et méso- (notre recension de la littérature sur la

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plateforme Reddit) que macrosocial (notre recension sur la montée des amateurs à l’ère du numérique, sur la professionnalisation du domaine de la sécurité publique, sur la surveillance et le vigilantisme, etc.). Nous croyons que cette entreprise de contextualisation multiniveau enrichit nos analyses sur le plan interactionnel (sans jamais déterminer celles-ci) et soutient des réflexions importantes quant à la ventriloquie en amont chez les acteurs.

Une autre limite relevée concerne plutôt notre phase de collecte de données. Ainsi, en menant nos analyses sur des documents PDF, nous travaillons sur des artefacts et non sur la réalité sociale même. Les limites associées au fait de travailler à partir de traces ont par ailleurs été soulevées par Putnam et Fairhurst (2001) dans les études organisationnelles traditionnelles qui mobilisent une approche ethnographique :

Inevitably, researches face a major sampling question because organizations produce an innumerable number and variety of texts from which to select. Conversations, briefings, meetings, e-mail messages, reports, and press releases are just a few of the discourses that organizations produce day after day, month after month, and year after year. How does a language analyst determine which texts to select? While some analysts argue that any text is part of the organization and thus worthy of study, ethnographic studies and event-related analyses often reveal that this assumption is risky. Not all texts have equal saliency in the process of organizing.

Dans le cas des terrains en ligne, cette limite s’estompe quelque peu, dans la mesure où nous assistons à une « traduction » textuelle et audiovisuelle des pratiques discursives et communicationnelles qui est opérée par le médium même. Ainsi, la quasi-entièreté des activités menées dans le cadre du RBI a lieu en ligne, les affordances de la plateforme Reddit ayant en effet comme conséquences de centraliser les pratiques des usagers en un seul espace (malgré tout bien complexe) et de les rendre visibles et exploitables tant pour l’analyste (par captures d’écran) que les acteurs étudiés (lorsqu’ils investiguent, formulent des directives, invoquent des règles, etc.). Cela dit, il est vrai que notre méthode non

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participante a comme principal désavantage de ne pas permettre l’accès à des pratiques éventuellement menées en privé (par messagerie individuelle) ou sur d’autres plateformes non identifiées publiquement sur le subreddit. Cette limite a été prise en considération dans notre analyse du RBI qui cherche à réduire au minimum les inférences et généralisations non fondées.

Le fait de travailler sur un corpus de traces déterminé souligne également le caractère éphémère de nos analyses, dans la mesure où la plateforme Reddit et les pratiques développées par les membres du RBI sont en changement constant. Ainsi, la version exacte du RBI étudiée dans le cadre de cette thèse n’existe déjà plus, octroyant un caractère presque archéologique à nos analyses. Il demeure néanmoins important d’arrêter notre analyse sur un corpus spécifique si ce n’est que pour comprendre comment la matérialité d’une plateforme contribue à organiser les pratiques discursives à un moment donné. En ce sens, les résultats de nos analyses sont appréhendés comme étant situés dans un espace/temps précis, quoique déjà passé. Ceci ne fait que renforcer le caractère émergeant et éphémère de tout collectif, comme le soulignent les approches CCO.

Finalement, une autre limite associée à notre méthode est que cette dernière ne s’enquiert pas du point de vue des acteurs, du moins pas dans une perspective ethnographique constructiviste. Comme cette thèse s’inscrit dans la tradition ethnométhodologique, il importe de rappeler que nous ne cherchons pas à analyser le sens qu’octroient les acteurs à leurs pratiques ni à utiliser leur point de vue comme clé heuristique. Une telle posture entraînerait sans doute une surestimation de l’agentivité humaine que l’approche de la ventriloque cherche justement à éviter (Cooren, 2013). Plutôt,

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notre analyse cherche à identifier comment une diversité d’acteurs (humains et nonhumains) en viennent à organiser la réalité sociale. Ceci ne signifie pas pour autant que le point de vue des acteurs humains n’est pas important. Comme le soulignent Pomerantz et Fehr (2011, p. 167) lorsqu’ils traitent de l’analyse conversationnelle et du programme ethnométhodologique :

[Conversation analysis], further, gives analytic priority to the perspective of the participants. To the extent that their conduct is orderly and recognizable, it was produced as such by the participants for each other. In order to make sense, participants must attend to the inherent contingencies of any scene or setting and produce conduct that hearably, observably reveals their understanding of how the interaction is proceeding and what they are doing together.

Ainsi, en mobilisant une analyse axée sur les pratiques discursives, le point de vue des acteurs humains est en réalité présent, même s’il considéré parmi une pléthore d’agents tout aussi importants dans l’organisation des collectifs. En ce sens, notre regard n’est plus porté sur l’humain et son point de vue en tant que tel, mais décentré vers les relations que l’humain entretient avec diverses entités et le rôle de ces relations dans la constitution de la réalité sociale (Latour, 2005).