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Dans la section précédente, nous avons souligné le fait que les pratiques de création et de partage de contenus par les usagers ont largement été associées au piratage informatique lorsque confrontées aux lois sur la propriété intellectuelle. Dans cette section, étant donné la nature du cas choisi pour la présente thèse, nous proposons de nous concentrer non pas sur les contenus générés et diffusés par des « amateurs », mais plutôt sur l’offre de services offerts en ligne par des citoyens ordinaires. Ici, l’objectif est de réfléchir sur la provenance même de la notion d’amateurisme et sur son rôle dans la justification de la légitimité professionnelle. Dans la littérature (en journalisme et en santé notamment), la croissance des services offerts en ligne par des non professionnels a largement été abordée par des chercheurs mobilisant la thèse de la déprofessionnalisation dans le but de souligner le caractère soi-disant frauduleux et illégitime de ces pratiques. La thèse de la déprofessionnalisation, qui a été popularisée par Haug (1972), vise à rendre compte de la remise en question de l’autorité professionnelle dans un contexte social contemporain où l’accès aux savoirs autrefois jugés ésotériques se serait démocratisé. Appliquée au domaine professionnel médical (Hardey, 1999, p. 820), cette thèse est associée « à

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la démystification de l’expertise médicale et à la hausse du scepticisme profane au sujet des professionnels de la santé ». Elle serait également tributaire de phénomènes comme l’adoption d’un modèle consumériste au sein duquel le patient serait devenu un client et la hausse de services médicaux alternatifs liés aux développements d’Internet qui, chacun à leur manière, participeraient à l’érosion du monopole des travailleurs professionnels de la santé (Lowrey & Anderson, 2006). Chez ces auteurs, les perturbations liées à l’expansion d’Internet et des technologies numériques se solderaient donc en une perte de pouvoir chez les professionnels de la santé dans la relation qu’ils entretiennent avec leurs patients.

Puisqu’elle considère principalement les usages d’Internet en tant que source de l’érosion de l’autonomie professionnelle, la thèse de la déprofessionnalisation a été vivement critiquée pour son incapacité à tenir compte des processus complexes d’adaptation de la part des professionnels de la santé, ainsi que des négociations ayant lieu entre ces derniers et leurs patients (Broom, 2005). Plutôt, les usages d’Internet par les citoyens dans le domaine de la santé, et notamment ceux des forums en ligne dédiés à l’offre d’informations de santé comme Doctissimo, inviteraient les travailleurs professionnels de la santé à caractériser les patients non plus en termes de vulnérabilité et d’incompétence, mais à titre de partenaires (Broom, 2005). Qui plus est, d’autres études ont démontré que, plutôt que de constituer une menace pour l’autonomie professionnelle médicale, l’usage d’Internet à des fins de recherche d’informations en matière de santé augmenterait la consultation auprès de travailleurs professionnels, et ce, que ce soit pour comprendre l’information consultée en ligne ou pour recourir à des services de soins physiques (Lee, 2008).

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La thèse de la déprofessionnalisation a également été appliquée au domaine journalistique afin de relater l’existence de pratiques « amateurs » qui rivaliseraient avec celles des journalistes de profession. Le « journalisme citoyen » (Aldridge & Evetts, 2003; Antony & Thomas, 2010; Lewis et al., 2010), qui renvoie aux pratiques journalistiques « amateurs », comporte diverses définitions. Chez Allan et Thorsen (2009, p. 7), ces pratiques sont définies comme étant « les actions spontanées de gens ordinaires, pris dans des événements extraordinaires, qui se sont sentis obligés d’adopter le rôle de journaliste ». Pour Goode (2009, p. 1288), ce type de journalisme inclut des pratiques comme la tenue d’un blogue, le partage de photos et de vidéos, ainsi que la publication de commentaires sur l’actualité. Elle inclurait également des pratiques métajournalistiques comme la republication d’articles, le partage de liens URL, la catégorisation d’article via tagging (par l’usage de mots-clés), ainsi que la modification et l’évaluation en ligne de produits journalistiques issus de médias traditionnels par les lecteurs. Selon Lewis (2012), l’émergence de ces pratiques diversifiées et complexes serait conséquente avec la description que fait Jenkins (2006, p. 157) de la « culture participative » qui, comme nous l’avons mentionné précédemment, promouvrait la modification de produits culturels industriels par les consommateurs – ou produsers, pour reprendre le terme de Bruns (2006) – et la réintégration de ces produits dans la sphère médiatique publique.

La redéfinition de l’activité journalistique, non plus en termes de révélation de la nouvelle, mais plutôt en tant que processus de médiation entre les professionnels de l’information et leurs publics (Goode, 2009), occasionnerait une certaine résistance de la part des journalistes qui réussiraient de moins en moins à maintenir les frontières traditionnellement érigées entre les producteurs et les consommateurs d’information (Lewis, 2012). Face à ce brouillage de frontières, les journalistes utiliseraient une « rhétorique du professionnalisme »

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reposant sur trois arguments principaux: la possession d’une expertise professionnelle jugée exclusive, le besoin d’autonomie professionnelle et le sentiment du devoir (Örnebring, 2013). Pour Örnebring (2013), la notion de « déprofessionnalisation » ne serait pas suffisamment nuancée afin de rendre compte de la complexité des processus mis en œuvre dans l’interpénétration des pratiques journalistiques contemporaines qui contribueraient à redéfinir les identités et les relations des acteurs concernés (journalistes, lecteurs, experts cités, éditeurs, etc.). Selon l’auteur (Örnebring, 2013), dans le contexte actuel où l’accès à l’information serait facilité par Internet, la thèse voulant que les journalistes citoyens soient prochainement appelés à remplacer les journalistes de profession bénéficierait à être nuancée. Ainsi, les pratiques journalistiques citoyennes ne seraient pas tant « déprofessionnalisantes » qu’elles permettraient l’observation de négociations nouvelles entre divers acteurs cherchant à défendre leur place et à protéger leurs propres intérêts.

L’usage de la « rhétorique du professionnalisme » mobilisée par les journalistes (Örnebring, 2013) a également été documenté dans des travaux portant sur le domaine policier que nous aborderons plus en profondeur dans la section suivante (Manning, 1977; Donahue, 1992; Gundhus, 2012). Cette rhétorique reposerait aussi sur l’argument de l’expertise professionnelle, soit la possession d’un bagage circonscrit de savoirs théoriques et pratiques, afin d’exclure les citoyens des tâches liées à l’investigation ou l’analyse criminelle. Dans l’introduction de cette thèse doctorale, nous avons brièvement noté la présence d’une telle rhétorique dans la sphère publique suite aux attentats de Boston en 2013 afin de disqualifier les pratiques d’investigation menées par des détectives du Web, alors que des experts ont été cités afin de rappeler qu’« être enquêteur est un métier » (AFP, 2013) et que « l’analyse criminelle doit répondre à des critères précis [et] demande des compétences particulières » (Deglise, 2013).

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L’usage d’une telle rhétorique aurait notamment comme objectif la distribution de rôles sociaux clairs et distinctifs par la mobilisation chez les acteurs de « discours autorisés et autorisants » (Sarfatti-Larson, 1988, p. 24). Ici, l’amateur n’est pas défini en tant qu’identité « préprofessionnelle » objective, c’est-à-dire l’individu qui ne possèderait pas encore l’expertise professionnelle (Abbott, 1995, p. 504), mais en tant que la résultante, voire la conséquence résiduelle de projets de professionnalisation.

Par « professionnalisation », nous ne faisons pas référence à une réponse structurelle afin de lier le domaine de l’éducation au marché du travail (Sarfatti-Larson, 1988), mais plutôt à une façon de « traduire » un ensemble de ressources volontairement raréfiées (ici, des compétences et des connaissances dites spécialisées) en un ensemble de bénéfices sociaux et économiques (Sarfatti-Larson, 1979, p.xvii). Ultimement, les « projets de professionnalisation » s’inscriraient dans une restructuration sociale néo-libérale voulant que le statut professionnel, plutôt que la classe sociale, soit désormais mobilisé comme frontière symbolique afin « d’appréhender la réalité et d’agir sur elle » (Sarfatti-Larson, 1979, p. 159). Les démarcations ainsi occasionnées entre les travailleurs professionnels et leurs publics et, plus globalement, la reconnaissance d’une hiérarchie des professions et les inégalités qui en découlent reposeraient sur un système assurant la reconnaissance, l’uniformisation et la monopolisation d’un corpus de savoirs et de compétences ou, en d’autres termes, d’une « expertise professionnelle » (Sarfatti-Larson, 1979, 1988). Tout projet de professionnalisation recèlerait des enjeux de contrôle observables par l’entremise de « stratégies d’isolation » (Weber, 1987) et de « clôture sociale » (social closure), comme l’accréditation officielle (Collins, 1979; Fournier, 2000; Lamont & Molnár, 2002), l’établissement de frontières juridictionnelles de la profession (Abbott, 1988) et la mise en place d’une relation de dépendance entre le professionnel et son public (Fournier, 2000). Dans cette

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perspective, l’amateur passe ainsi de « l’ignorant » à une figure rhétorique mobilisée pour constituer le statut de professionnel et en faire sense, ainsi que pour justifier sa supériorité. Dans cette perspective, la figure de l’amateur consisterait avant tout en une stratégie de justification professionnelle.

Ceci est conséquent avec la posture de Hennion et al. (2000, p. 27) qui, en s’inspirant de Bourdieu (1984), invite à procéder à un « renversement constant de l’analyse » pour répondre à la question: qui a créé les amateurs2? Ainsi, plutôt que de considérer que les amateurs n’ont pas

la légitimité nécessaire afin de contribuer activement aux domaines professionnels exclusifs (comme celui de la santé, du journalisme, de la sécurité publique, etc.) parce qu’ils ne possèdent pas l’expertise professionnelle nécessaire afin de le faire, ce renversement propose que les amateurs ne possèderaient pas l’expertise jugée nécessaire afin de faire ces contributions parce que cette expertise a été historiquement circonscrite, puis raréfiée par la mise en place de processus de professionnalisation de domaines occupationnels spécifiques. Il est important de préciser ici que cette posture ne défend pas de facto la légitimité des citoyens ordinaires à entreprendre n’importe quelle pratique traditionnellement réservée aux travailleurs professionnels. Cette dernière invite plutôt à réfléchir sur le caractère culturellement et historiquement situé de l’exclusion des citoyens ordinaires de ces domaines de compétences (et, en effet, sur la désignation même de « citoyens ordinaires »), c’est-à-dire à ne pas accepter cette exclusion comme étant naturelle ou allant de soi.

2 Hennion (2000) s’inspire de la question posée par Bourdieu (1984) « Mais qui a créé les "créateurs" » au sein d’un court article sur la sociologie de l’art visant à rendre compte des contraintes sociales auxquelles seraient confrontés les artistes et à réfuter l’émancipation totale que ces derniers revendiqueraient.

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Pour conclure, comme l’indique Sarfatti-Larson (1988), il est important de ne pas « dépolitiser » l’amateur, dans la mesure où ce dernier joue également un rôle actif dans la reconnaissance de la supériorité présumée du professionnel et, par extension, de leur propre exclusion ou infériorité. En effet, pour l’auteure (Sarfatti-Larson, 1988, p. 33), le public profane qui prend forme de manière itérative n’est pas constitué de n’importe quels individus, mais plutôt:

[…] d’hommes et de femmes non experts qui partagent avec les experts des connaissances leur permettant de comprendre les signes de la compétence, le cadre sociocognitif dans lequel s’inscrit la « supériorité » des experts ou le code conditionnant l’attribution de la compétence.

Étant membre du public profane, l’amateur serait donc suffisamment différent du professionnel pour en être démarqué, mais tout de même apte à reconnaître la valeur qui est discursivement octroyée (et éventuellement refusée) au professionnel par l’usage d’une « rhétorique du professionnalisme ». De ce point de vue, l’expertise sur laquelle repose le statut de professionnel existerait « entièrement dans les signes et symboles de la relation d’une personne avec un environnement précis et un public » (Hartelius, 2011, p. 1). En d’autres termes, l’expertise du travailleur professionnel serait un « état attribué » par autrui à l’acteur qui évoque un discours se voulant crédible. Pour ainsi dire, « être un expert, en résumé, c’est d’obtenir de manière rhétorique les droits sanctionnés dans un sujet ou dans un mode de connaissance précis » (Hartelius, 2011, p. 1).

En empruntant cette perspective, l’amateur serait donc une construction discursive servant à générer des effets, notamment celui de hiérarchiser des compétences et des statuts. Le rôle actif des membres du public profane dans la reconnaissance (ou le rejet) de la supériorité des travailleurs professionnels justifie ainsi l’étude de l’usage que font les citoyens ordinaires

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des figures de l’amateur et du professionnel dans leurs interactions et le rôle central de ces figures dans la distribution des rôles et des relations occupationnels. Comme en témoigne la littérature à ce sujet, la configuration de ces deux figures joue un rôle central dans la rhétorique invoquée afin d’asseoir la légitimité des travailleurs professionnels. Comme nous le verrons dans le cadre de nos analyses, cette configuration antagoniste, qui s’incarne notamment à travers le clivage établi entre le policier (soit le professionnel en matière sécurité) et le justicier (soit l’une des formes que prend l’amateurisme en matière de sécurité), accomplit de nombreux effets au sein du Reddit Bureau of Investigation et contribue de manière significative à son organisation.