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Difficultés du couplage classique / quantique naïf

3.3 Gravité et mécanique quantique

3.3.2 Difficultés du couplage classique / quantique naïf

3.3.2.a Des absurdités de Møller-Rosenfeld et Schrödinger-Newton

Commençons par expliquer l’approche historique de Møller et Rosenfeld à la gravité semi-classique. Le problème posé par une telle théorie est le même que pour toutes les théories semi-classiques : on doit coupler des nombres à des opérateurs. Dans l’équation d’Einstein, qui explique comment la matière courbe l’espace, on a en effet naïvement :

Gµν(x)= 8πG ˆ? Tµν(x),

mais le tenseur d’Einstein est associé à une métrique classique, c’est un nombre, alors que le tenseur énergie impulsion est un opérateur. Une manière d’obtenir un nombre à partir d’un opérateur est de prendre une valeur moyenne et c’est ce que font sans hésitation Møller et Rosenfeld :

Gµν(x) = 8πG hΨ| ˆTµν(x)|Ψiplc(x), (3.3.1) où la valeur moyenne est prise sur le cône de lumière passé pour préserver l’invariance relativiste. Comme on l’a annoncé précédemment, les difficultés de cette équation, lorsqu’elle est prise pour fondamentale, se manifestent immédiatement à la limite new-tonienne dans laquelle on obtient l’équation de Schrödinger-Newton. À la limite non relativiste, l’équation (3.3.1) devient en effet :

2Φ(x) = 4πG hΨ| ˆ%(x)|Ψi, (3.3.2)

où Φ est le potentiel newtonien et ˆ%(x) l’opérateur densité de masse en x :

ˆ

%(x) = m |xihx| pour une unique particule de masse m,

ˆ

%(x) =

n

X

k=1

mkak(x)ak(x) pour n espèces de particules différentes de masse mk.

Le champ gravitationnel peut alors être integré à l’équation de Schrödinger en ajoutant un potentiel ˆV de la forme : ˆ V = Z R3 dx Φ(x) ˆ%(x).

i∂tΨ = − 1 2m2− Gm2 Z R3 dy|Ψ(y)|2 |y − x| ! Ψ,

équation déterministe manifestement non linéaire. Une telle équation possède un cer-tain nombre de problèmes lorsqu’elle est prise au sérieux comme équation fondamen-tale. Un premier problème, très général, est le fait qu’une équation déterministe et non-linéaire permet de transmettre de l’information instantanément en utilisant

l’in-trication12[41]. Le deuxième problème, particulièrement gênant, est que dans une telle théorie les superpositions décohérentes13 s’attirent. Autrement dit, dans l’expérience de pensée de Schrödinger, les chats mort et vivant interagissent et ce même en prenant la décohérence en compte.

Plus précisément, dans l’expérience de Schrödinger on a un état de la forme :

|Ψi =|atome désintégréi ⊗ |chat morti ⊗ |environnement 1i

+|atome non désintégréi ⊗ |chat vivanti ⊗ |environnement 2i,

où la décohérence se manifeste dans le fait que

henvironnement 1|environnement 2i ' 0,

ce qui rend cette superposition inobservable en pratique (pour la mécanique quantique standard qui est linéaire). Néanmoins, il suffit de mettre cet état dans (3.3.2) pour se rendre compte que l’orthogonalité des états de l’environnement ne permet pas de supprimer l’interaction entre les deux termes. Évidemment, on a pris ici un chat, mais l’intrication se propage sur des objets de plus en plus gros jusqu’à atteindre des si-tuations de plus en plus ridicules de superpositions décohérentes en interaction. C’est d’ailleurs en remplaçant le chat par une boule métallique pouvant se trouver à droite ou à gauche que Page et Geiker [135] ont mis en évidence expérimentalement l’échec de cette approche semi-classique. Si l’équation de Schrödinger Newton est malgré tout étudiée, c’est soit parce qu’elle est vue comme une approximation de champ moyen à une description plus fondamentale inconnue, soit parce que les auteurs ont en tête (sans forcément l’écrire) un mécanisme de collapse venant supprimer les superposi-tions macroscopiques. Un tel mécanisme permet de supprimer les chats de Schrödinger gravitationnels mais il ne permet pas seul de construire une théorie cohérente, en par-ticulier à cause du premier problème de transmission d’information plus vite que la lumière.

12. On va y revenir mais il est important d’être précis car une telle affirmation est souvent mal comprise. Évidemment, on s’intéresse ici à la limite non relativiste, et donc il n’est pas surprenant que de l’information puisse éventuellement se transmettre instantanément, ne serait-ce que par l’intermé-diaire des forces gravitationnelles. Le problème est que cette information puisse se transmettre par l’intrication : Alice et Bob peuvent alors communiquer en partageant un état EPR. En information quantique, on appelle en général «no faster than light signalling» –condition qui en fait ne dépend pas de la vitesse de la lumière– le fait que l’intrication ne puisse être utilisée pour transmettre de l’information instantanément en mécanique quantique non relativiste.

13. C’est d’ailleurs une raison supplémentaire pour ne pas confondre mélanges statistiques et

super-positions décohérentes, distinction sur laquelle on a lourdement insisté au chapitre1et en appendice

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3.3.2.b Transmission d’information dans les théories non-linéaires

Pour comprendre le problème de transmission d’information instantanée posé par l’équation de Schrödinger-Newton et pour le résoudre dans une nouvelle approche, il convient de prendre un peu de recul et de se demander à quel niveau de la théorie quantique la linéarité est nécessaire. On peut généraliser facilement le résultat de Gisin [41], proposé initialement pour des théories déterministes, au cas de théories contenant un terme aléatoire (ce qui permet d’étendre le résultat aux modèles de collapse). On a alors le pseudo-théorème14suivant :

—Une fois écrite sous forme d’équation maîtresse, c’est à dire en matrice densité et moyennée sur le bruit, la dynamique doit être linéaire. Dans le cas contraire, on peut transmettre de l’information via l’intrication.—

Ce résultat, qui paraît assez fort, est en fait extrêmement facile à démontrer. L’idée est simplement qu’une non linéarité permet de distinguer superpositions décohérentes et mélanges statistiques. On considère une situation où Alice possède un certain sys-tème physique éventuellement compliqué intriqué avec un qubit possédé par Bob. On suppose que Bob est très éloigné d’Alice de sorte qu’aucune «force» dont la vitesse de propagation est finie ne puisse interférer dans la situation considérée. L’état global du système s’écrit :

|Ψi = |système compliqué 1iA⊗ | ↑iB+ |système compliqué 2iA⊗ | ↓iB.

La non linéarité de la dynamique en matrice densité implique que l’on peut choisir le système d’Alice tel que :

tρ(1)+(2)A 6= 1

2tρ(1)A +1 2tρ(2)A ,

où on a :

ρ(1)A (0) = |système compliqué 1ihsystème compliqué 1|

ρ(2)A (0) = |système compliqué 2ihsystème compliqué 2|

ρ(1)+(2)A (0) = ρ(1)A (0) + ρ(2)A (0)

2 .

Autrement dit, la non linéarité implique que l’on peut trouver une situation dans laquelle la statistique des mesures faites par Alice (qui se lit dans la matrice densité) dépend du fait que Bob a ou non mesuré15 son qubit. De cette manière, Bob peut transmettre de l’information à Alice ! Il suffit pour cela qu’Alice et Bob disposent d’un grand nombre de copies du système précédent et que Bob choisisse de mesurer ou non son qubit sur un certain sous ensemble de copies pour envoyer à Alice un message en

14. C’est un pseudo-théorème car on pourrait évidemment imaginer des modèles conspirationnistes massivement non-locaux rendant toujours la non linéarité inobservable et interdisant en pratique de considérer la situation de la preuve.

15. Le résultat reste valable que cette mesure soit comprise comme fondamentale et axiomatique, dans l’esprit de l’interprétation de Copenhague, ou comme approximative, via un appareil de mesure dont l’évolution est régie par un modèle de collapse objectif.

Figure 3.8 – Si Alice et Bob partagent un état intriqué et qu’une dynamique non linéaire attire localement les deux superpositions, alors Bob peut communiquer un bit d’information à Alice en choisissant ou non de mesurer son état à l’instant initial. En effet, si Bob a mesuré son état au départ, la masse d’Alice se trouve à gauche ou à droite, alors que si les superpositions ont été maintenues, la masse d’Alice a été attirée vers le centre.

binaire. Pour rendre la situation plus concrète, voyons à quoi pourrait ressembler la méthode dans le cas de l’équation de Schrödinger-Newton.

On suppose qu’Alice et Bob partagent un état intriqué de la forme :

|Ψi=|masse à gaucheiA|masse à gaucheiB+ |masse à droiteiA|masse à droiteiB

où les positions droite et gauche sont distantes de quelques centimètres pour chacun alors qu’Alice et Bob sont très éloignés l’un de l’autre (voir Fig. 3.8). L’équation de Schrödinger Newton prédit que pour un tel état, les masses d’Alice et de Bob sont attirées vers le centre. En revanche, si l’un ou l’autre mesure la position de sa masse, la dynamique est arrêtée. Alice et Bob peuvent ainsi communiquer. Alice peut par exemple regarder si la masse est au centre après un certain temps, si c’est le cas c’est que Bob n’a pas mesuré de son côté et cette information s’est propagée arbitrairement vite. On voit que l’interaction gravitationnelle que l’on utilise ici n’est pas limitante : on s’en sert uniquement sur quelques centimètres, elle pourrait être extrêmement lente. C’est l’intrication qui est le réel vecteur de l’information. Ainsi la prescription de Møller et Rosenfeld :

Gµν(x) = 8πGhΨ| ˆTµν(x)|Ψiplc(x),

équation qui semble naïvement raisonnable et compatible avec la relativité (à cause de la moyenne sur le cône de lumière passé) permet en réalité la transmission d’information plus vite que la lumière.

Remarque 14 (Et si on acceptait le «faster-than-light signalling» ?). Comme on croit

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Figure 3.9 – La possibilité d’influences causales plus rapides que la lumière combinée à l’invariance de Lorentz permet à A d’influencer indirectement C qui est dans son passé.

inhérente à toute théorie de la gravité semi-classique16, on cherche parfois à se rassurer en se disant que cette capacité est inexploitable en pratique. Ce serait oublier qu’une telle possibilité, même théorique, est logiquement incompatible avec l’invariance de Lorentz. Considérons deux points A et B de l’espace temps séparés par un intervalle de genre espace. Alors il existe un référentiel R dans lequel A est avant B et un autre référentiel R0 dans lequel B est avant A. Il est donc possible que A influence causalement B puis que B influence un événement C juste avant A (voir Fig. 3.9). Autrement dit, l’invariance de Lorentz couplée à la possibilité de causes se transmettant plus vite que la lumière permet d’influencer causalement le passé. On tombe alors sur les paradoxes logiques usuels du voyage dans le passé qu’aucune théorie cohérente ne peut tolérer.

Notons que la condition de Gisin est extrêmement restrictive. Un modèle de col-lapse quelconque est non-linéaire et aléatoire, mais donne lieu par construction à une équation maîtresse linéaire. Pourtant, on peut être sûr que tout terme non linéaire supplémentaire que l’on y ajoutera, typiquement à la Schrödinger-Newton, viendra né-cessairement briser cette linéarité durement construite. Mais cette contrainte est aussi une chance car elle montre qu’il n’existe en réalité que peu de manières de construire des théories semi-classiques cohérentes même à partir de modèles de collapse : on ne peut y aller au hasard et il faut que la construction même du couplage garantisse la cohérence.