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ces difficultés peuvent nous contraindre à revoir une hypothèse ontologique préalablement acceptée. Si l’ontologie et la métaphysique

peuvent être distinguées, leurs points communs sont plus

intéressants que leurs différences : dans les deux cas, on se situe dans

la partie de la philosophie qui consiste à se poser des questions

d’existence. Un des objectifs de cette thèse est de montrer l’intérêt

qu’il y a à pratiquer la métaphysique et l’ontologie pour comprendre

la nature du jugement et de l’expérience esthétiques. Plus

précisément, on souhaite montrer que certains développements

récents de la métaphysique et de l’ontologie analytiques peuvent

apporter un éclairage nouveau sur le problème de la valeur

esthétique. Notre objectif est aussi de montrer que le domaine

particulier des questions esthétiques peut servir de test pour

certaines hypothèses ontologiques plus générales.

1.2.3 Esthétique analytique et esthétique

continentale

Comme cela a déjà pu transparaître, notre travail s’inscrira

principalement dans la tradition analytique. Ainsi que l’a récemment

démontré Glock, il est notoirement difficile de définir la philosophie

analytique

10

. Aucun des critères habituellement mentionnés n’est à la

fois nécessaire et suffisant pour permettre de donner une définition

unitaire de ce qu’on appelle la « philosophie analytique ». Le critère

géographique suggéré par la distinction entre philosophie analytique

et philosophie continentale est évidemment insuffisant : même si cela

peut éventuellement se comprendre d’un point de vue historique,

10 Glock [2008 / 2011]. Qu’est-ce que la philosophie analytique ? tr. fr. F. Nef. Paris, Folio Gallimard.

c’est un critère qui est devenu aujourd’hui totalement caduque

11

. Le

critère doctrinal, qui veut que les philosophes analytiques partagent

tous un même ensemble de doctrines et de thèmes, n’est pas plus

convaincant. En effet, toutes les positions sont défendues aujourd’hui

et tous les thèmes sont abordés par les philosophes analytiques, de la

philosophie du langage à la métaphysique, en passant par l’éthique,

l’esthétique, la philosophie de la religion, la philosophie de l’esprit ou

encore la philosophie politique. Les critères méthodologique et

stylistique ont pu paraître un temps plus prometteurs, mais ils ne

fournissent pas non plus de conditions nécessaires et suffisantes. La

méthode longtemps associée à la philosophie analytique a été

l’analyse purement logique et linguistique des problèmes. Or, ce n’est

plus la seule méthode pratiquée aujourd’hui. En particulier, la

formalisation logique des arguments n’est plus considérée comme un

réquisit méthodologique nécessaire, si elle l’a jamais été. Concernant

le style, on a pu vanter la clarté, la précision et l’absence de jargon des

textes analytiques. Pourtant, ces qualités ne sont pas manifestées par

tous les philosophes considérés comme analytiques. L’analyse de ces

critères, ainsi que de quelques autres, conduit Glock à défendre la

thèse selon laquelle le concept de philosophie analytique n’est unifié

que par des ressemblances familiales. Autrement dit, il n’existe

aucune caractéristique commune à tout ce qui compte comme

philosophie analytique, il n’y a qu’un réseau complexes de

ressemblances qui se coupent et s’entrecroisent sans jamais former

un ensemble parfaitement unitaire

12

. Pourtant, s’il n’est pas possible

de donner une définition en bonne et due forme de la philosophie

analytique, il est tout de même possible d’indiquer en quoi consiste

11 En réalité, le critère géographique n’a jamais été un critère exact, dans la mesure où les origines de la philosophie analytique sont au moins autant anglaises, que polonaises et autrichiennes.

12 Glock [2011, chap. 8]. Glock emprunte à Wittgenstein cette notion de ressemblance familiale appliquée à la définition d’un concept. Voir Wittgenstein [1953 / 2004]. Recherches philosophiques. tr. fr. F. Dastur, M. Elie, J.-L. Gautero, D. Janicaud et E. Rigal. Paris, Gallimard, § 66-67.

cet air de famille qui fait qu’on reconnaît un texte ou un auteur

appartenant à cette tradition, même sans pouvoir la définir. De façon

générale, il n’est pas nécessaire de pouvoir définir un concept pour

être capable de reconnaître les objets qui tombent sous son

extension. Ainsi, même si chaque texte de philosophie analytique ne

manifeste pas au même degré ces différentes caractéristiques, on

peut dire que la philosophie analytique a plutôt tendance à privilégier

l’argumentation explicite par rapport à l’argumentation implicite,

une lecture directe des problèmes par rapport à une lecture

historique, la minutie et la clarté par rapport à la profondeur, le

caractère littéral des formulations par rapport à l’usage

métaphorique et la recherche de la vérité par rapport à

l’interprétation du sens des évènements

13

.

Dans cette étude, nous essayerons de respecter le plus possible

ces exigences, certes sans préjuger de notre degré de réussite. Cela

signifie que nous tenterons de répondre de la façon la plus littérale et

la plus précise possible à la question de savoir si les propriétés

esthétiques existent et si oui, de quelle manière. Cela implique aussi

qu’avant de défendre un argument ou de discuter l’argument d’un

autre auteur, nous devrons faire apparaître clairement la structure de

l’argument : quelles sont ses prémisses, ses présupposés non

exprimés, sa conclusion. Cela suppose enfin d’évaluer aléthiquement

les thèses et les arguments : quelles sont les objections que l’on peut

leur faire et quelles sont les réponses que l’on peut apporter à ces

objections. Contrairement à ce que l’on pense parfois, l’approche

directe des problèmes n’implique pas d’ignorer les auteurs du passé.

Cependant, quand nous faisons appel à ces derniers, c’est

uniquement en vertu de leur position sur le problème particulier qui

nous intéresse et en vertu de la valeur paradigmatique de leur

argumentation. Par exemple, il nous arrivera fréquemment de citer et

13 Pouivet [2008]. Philosophie contemporaine. Paris, Presses Universitaires de France, p. 31.

d’examiner les positions de Kant, mais cela ne sera jamais dans un

but d’exégèse historique, ni dans le souci d’être exhaustif. Ce qui nous

intéresse avant tout, ce sont les arguments kantiens qui peuvent être

mobilisées pour résoudre le problème des propriétés esthétiques,

indépendamment de leur rôle dans le système philosophique kantien.

Une telle attitude face aux philosophes du passé revient à isoler

certaines chaînes argumentatives de leur contexte d’origine pour les

confronter à des arguments et des problèmes actuels, éventuellement

en les reformulant afin de les adapter au débat contemporain. Cette

façon d’utiliser l’histoire de la philosophie est ce qu’on appelle la

reconstruction relationnelle. Dans la mesure où elle suppose que

l’auteur étudié suive certains principes de rationalité partagés, la

méthode de la reconstruction rationnelle permet de le considérer

comme un interlocuteur dont les arguments peuvent être

légitimement utilisés dans les débats contemporains, à condition de

respecter une contrainte de fidélité (ne pas faire dire à l’auteur ce

qu’il n’a manifestement pas dit) et une contrainte de pertinence

(l’auteur apporte une réponse possible au problème que nous nous

posons)

14

. On pourrait croire que cela revient à traiter les philosophes

du passé avec légèreté ou désinvolture ; c’est au contraire une façon

de les prendre très au sérieux

15

. Au lieu de considérer leurs œuvres

comme des monuments que l’on visite sans jamais les habiter, on les

invite au contraire à se joindre à nous pour nous aider à résoudre les

problèmes philosophiques tels que nous nous les posons aujourd’hui.

Cette façon de pratiquer l’esthétique se distingue des formes