indépendantes de nos réactions au sens où on admet à leur propos la
possibilité de l’erreur. Comme nous l’avons indiqué dans la section
précédente, la possibilité de l’erreur dans l’attribution des couleurs
dépend de la contrainte normative exercée par les conditions
standard d’observation : nous pouvons croire qu’un objet est marron
la nuit, alors qu’en réalité, il est orange. Lorsque nous disons « En
fait, cet objet est orange », nous traitons cette couleur de façon
objective. En d’autres termes, nous estimons qu’il est possible de
faire une distinction entre les couleurs que les objets possèdent
(l’objet est orange), les couleurs qu’ils nous paraissent posséder
(l’objet est gris) et les couleurs que nous jugeons qu’ils possèdent
(dans ce cas, le jugement vrai est « L’objet est orange »)
152. Le
problème est évidemment que nous n’avons accès aux premières
couleurs qu’à partir des secondes. Le concept de conditions standard
d’observation est utilisé pour spécifier dans quels cas les couleurs
perçues sont un indicateur fiable des couleurs réelles. Ces trois
« niveaux » de couleurs témoignent de la difficulté à penser de façon
claire le statut ontologique des couleurs, mais ils indiquent dans
quelle mesure une conception objectiviste des couleurs est possible.
De même, si nous ne possédons pas les informations pertinentes, il
est possible de croire qu’un objet est laid, alors qu’en réalité il est
beau. Mais, pour avoir accès à la propriété esthétique réelle de l’objet,
nous devons nous fier aux apparences, c’est-à-dire à la propriété qu’il
nous paraît posséder, cette dernière étant largement fonction de la
réaction émotionnelle que suscite en nous l’objet. Là encore, il revient
aux conditions standard d’observation de préciser dans quels cas la
propriété esthétique perçue indique la propriété esthétique réelle.
S’inspirer du statut ontologique de ce que l’on appelle les qualités
secondes, en particulier celui des couleurs, peut donc constituer un
moyen de défendre une ontologie objectiviste des valeurs. Si le
réaliste parvient à montrer que les propriétés esthétiques ont au
moins autant de réalité que les couleurs, il pourra sans doute
s’estimer satisfait
153. Si les arguments qui précèdent sont corrects,
alors on peut concéder le caractère ontologiquement étrange des
propriétés esthétiques, à l’image de celui des couleurs, sans pour
autant considérer que le subjectivisme et l’antiréalisme constituent la
seule façon d’interpréter cette étrangeté. Il reste cependant une autre
forme d’étrangeté à expliquer.
3.2.4 L’argument de l’étrangeté
épistémologique
3.2.4.1 Le problème du sens esthétique
La dernière objection de Mackie a pour objet l’étrangeté
épistémologique des propriétés esthétiques. Selon lui, si nous avions
un accès cognitif intelligible aux propriétés esthétiques, cela
constituerait un bon argument en faveur de leur existence et cela
réduirait le problème posé par leur étrangeté ontologique.
Cependant, si les propriétés esthétiques existaient, nous devrions,
semble-t-il, posséder une faculté spéciale dédiée à la connaissance de
ce type d’entités. En effet, les propriétés esthétiques ne pourraient
être appréhendées ni par les sens ordinaires (qui ne nous donnent
accès qu’aux propriétés naturelles ordinaires), ni par la réflexion ou
la démonstration (puisque tout porte à croire qu’on ne peut déduire
qu’un objet possède telle ou telle propriété esthétique à partir de ses
propriétés naturelles ordinaires)
154. Le problème, c’est que nous
n’avons aucune preuve de l’existence d’une telle faculté d’intuition
esthétique. Affirmer son existence constituerait donc une théorie
psychologique à la fois ambitieuse et empiriquement peu crédible.
C’est le même problème qui avait amené certains philosophes
britanniques du XVIIIe siècle, en particulier Shaftesbury, Hutcheson
et Reid, à postuler l’existence de « sens internes » nous permettant
de percevoir à la fois les valeurs morales et les valeurs esthétiques
155.
Or, il nous semble désormais que l’existence d’une telle faculté n’est
pas plausible : non seulement, nous n’avons aucune évidence
empirique directe en faveur de son existence, mais nous ignorons
tout de son éventuel fonctionnement physiologique et
psychologique
156. Par ailleurs, comme le fait remarquer Zeimbekis, le
postulat d’un sens esthétique autonome, fonctionnant sur le modèle
de la perception sensible, rend plus difficile l’explication des
désaccords esthétiques
157.
3.2.4.2 Justifier l’analogie du sens esthétique
Il existe au moins deux façons de répondre à l’objection. La
première, c’est que l’élaboration d’une théorie crédible du sens
esthétique n’est peut-être pas totalement hors de notre portée.
Comme l’a récemment démontré Baumard, la théorie philosophique
du sens moral héritée de Hutcheson peut désormais s’appuyer sur
154 C’est une thèse qui est également défendue par certains réalistes, en particulier par Sibley [1956 / 1988]. « Les concepts esthétiques ». in Lories [1988], p. 42-43. Nous en reparlerons dans le chapitre 4.
155 Voir notamment Hutcheson [1725 / 1991]. Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu. Paris, Vrin. Pour un examen historique et critique des théories du sens esthétique au XVIIIe siècle, voir Kivy [2003]. The Seventh Sense : Francis Hutcheson and Eighteenth Century British Aesthetics. Oxford, Oxford University Press.
156 Goldman [1995]. Aesthetic Value. Boulder, Westview Press, p. 20 et Tappolet [2000]. Émotions et valeurs. Paris, Vrin, p. 124.
des arguments empiriques empruntés à l’anthropologie et aux
sciences cognitives
158. L’idée que les êtres humains seraient
naturellement équipés d’un sens moral, c’est-à-dire qu’ils
posséderaient une disposition innée leur permettant d’évaluer de
façon intuitive si une action est bonne ou mauvaise, est une idée qui
est redevenue plausible à l’intérieur du paradigme naturaliste qui
domine actuellement l’enquête rationnelle. Par ailleurs, une théorie
naturaliste du sens moral a des avantages explicatifs importants par
rapport à ses rivales culturalistes et individualistes. Non seulement
elle rend facilement compte de l’universalité de certains jugements
moraux, mais surtout, elle explique mieux que les autres théories la
spécificité des jugements moraux (c’est-à-dire, notre capacité à
distinguer une norme morale d’une simple norme sociale ou une
action morale d’une action simplement motivée par un intérêt
égoïste), ainsi que leur innéité (le fait que la capacité morale soit
observée chez les êtres humains dès leur plus jeune âge). Dans le
cadre de la présente étude, nous n’avons pas les moyens de
déterminer dans quelle mesure une stratégie similaire peut être
utilisée en vue de défendre une théorie empiriquement plausible du
sens esthétique. Comme nous le verrons dans la section 3.5.2, les
tentatives d’explication du jugement esthétique dans un cadre
purement naturaliste ont généralement pour objectif de réduire
l’apparente spécificité du jugement esthétique à des capacités
biologiques n’ayant pas de fonction esthétique. Cependant, quand on
prête attention aux similitudes troublantes qui existent entre la
question du sens moral et la question du sens esthétique (pour des
philosophes comme Hutcheson, il s’agissait en fait d’une même
problématique), on peut supposer que la formulation d’une théorie
réaliste du sens esthétique fondée sur des bases empiriques constitue
un projet de recherche prometteur. Parmi les traits du sens moral
que prennent en charge les sciences cognitives et qui semblent avoir
Dans le document
Métaphysique des propriétés esthétiques : une défense du réalisme
(Page 149-153)