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Différentes images du média et du médiateur

Dans le document Comité de rédaction pour ce numéro (Page 63-67)

Patricia VON M ÜNCHOW

2. Illustration: une comparaison de journaux télévisés français et allemands

2.3. Journaux télévisés français versus journaux télévisés allemands

2.3.2. Différentes images du média et du médiateur

Une étude plus détaillée des résultats d’analyse montre que les JT français et allemands s’opposent quant aux images qu’ils véhiculent du média et du médiateur face au monde. Les JT français affichent, sur le plan du discours rapporté, une préférence pour le discours direct, surtout avec apparition à l’écran de l’image du locuteur de l’énoncé rapporté. Il s’agit là d’un mode monstratif de discours rapporté: on montre des paroles dans leur matérialité.

Dans l’extrait 1, il s’agit de celles du Père Léon, qui soutient les sans-domicile-fixe13:

1. 19/20 5/1/93 problème de logement /…/

reporter: Paradoxe de cette situation des logements sont murés comme ici à Divion près de Bruay /inaudible/ où toute une rue est concernée aucun projet en perspective, pour le père Léon la pilule est dure à avaler

Père Léon en voix in: Quand on voit des tableaux pareils ben ça fait hurler, alors aujourd’hui que l’on fasse des gorges chaudes avec six personnes qui sont mortes dans la nature je veux bien mais euh quand vous voyez ce qu’il y a ici derrière c’est scandaleux on commence . par éviter l’expulsion on aura déjà avancé sur le problème du logement

/…/

Par ailleurs, on trouve dans les JT français (mais aussi dans les JT allemands de chaînes privées) un certain nombre de séquences métatextuelles (énoncés – généralement situés à la fin du lancement du présentateur, juste avant un reportage – qui entrent en relation avec la représentation de l’événement en

13 Dans les transcriptions, les points indiquent des pauses, leur nombre étant proportionnel à la longueur de la pause, alors que les virgules clarifient, le cas échéant, l’appartenance syntaxique de certaines parties de l’énoncé, telle que l’indique la prosodie. Le soulignement représente une mise en relief prosodique par modulation intonative ou accent d’intensité. Le signe /…/, placé sur la même ligne que l’extrait (avant ou après), indique qu’un passage du même locuteur (et éventuellement d’un autre locuteur après) a été supprimé. Placé sur la ligne précédant ou suivant l’extrait, il indique qu’un passage d’un autre locuteur a été supprimé. Les italiques marquent un élément évoqué dans l’analyse. Enfin, on fait figurer entre crochets la traduction en français d’extraits de JT allemands.

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tant que représentation et non avec le contenu de cette représentation) relevant du type que j’appelle «journaliste en mouvement» ou encore «hic et nunc et nos». Il s’agit de montrer que les journalistes du JT même sont sur place et cela au moment même où l’événement se déroule:

2. Soir 3 6/1/93 Roissy direct

présentateur: Accident d’avion donc euh tout à l’heure euh à Roissy où un avion allemand qui assurait la liaison Brême Paris un avion de la compagnie Contact Air euh s’est écrasé en bout de la piste d’atterrissage Guy Lagache vous êtes [duplex:]

maintenant sur place est-ce que vous en savez plus sur les circonstances de l’accident /…/

Enfin, les JT français comportent en moyenne plus de description, mais moins de narration et/ou d’argumentation que les JT allemands (dont certains sont plus narratifs, d’autres plus argumentatifs). Or la description, qui fait du journaliste aussi bien que du téléspectateur des témoins (oculaires) de ce qui se passe sur le terrain est un type séquentiel monstratif, comme on peut le constater dans l’extrait 3, tiré d’un reportage sur une maison de retraite en Bosnie pendant la guerre. Les nombreuses pauses dans cet extrait relèvent de l’interaction entre le texte et l’image, telle qu’elle est souvent mise en œuvre dans des séquences descriptives, chaque sémiotique prenant en charge des éléments descriptifs différents:

3. 20 heures de France 2 5/1/93 Bosnie /…/

reporter: Cinq mètres plus loin il fait . moins cinq degrés dans les chambres . à l’heure des repas ... un thé chaud . du pain . de la confiture . une soupe . et un peu de chaleur humaine .. ils étaient artisans . commerçants . fonctionnaires ... sous cette couverture . tremblote . un ancien chanteur d’opéra /…/

Dans l’ensemble, on peut interpréter ces différents résultats comme témoi-gnant, pour ce qui est des JT français, de l’utilisation appuyée et ainsi de la mise en évidence de l’outil télévisuel, autrement dit du média qui permet d’amener «en direct» au téléspectateur le monde, en général, et le discours des autres, en particulier. Le journaliste en mouvement est en quelque sorte assimilé au média, travaillant dans le même but d’enregistrement et d’ache-minement d’événements.

Dans les JT allemands, le média lui-même a tendance à paraître transparent:

le discours indirect, type de discours rapporté dominant dans ces JT, est également caractéristique de la presse écrite. Ce qui est souligné par le discours indirect, c’est plutôt le travail du médiateur, traducteur-interprète du sens des différents discours représentés. La même mise en valeur du journaliste est effectuée, notamment dans les JT de milieu de soirée des chaînes publiques, par les séquences métatextuelles dans lesquelles il est montré comme étant auteur de réflexions et d’un véritable texte:

4. heute journal 6/1/93 Noureev

présentateur: Nicht ich habe den Tanz gewählt sondern der Tanz hat mich auserwählt . sagte Rudolf Nurejew über sich selbst /…/ heute vierundfünfzig Jahre alt ist er

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endgültig von der Bühne abgetreten er starb in Paris Karin Katall hat sein Leben skizziert

/…/

[présentateur: Ce n’est pas moi qui ai choisi la danse c’est la danse qui m’a élu . disait Rudolf Noureev de lui-même /…/ aujourd’hui à l’âge de cinquante-quatre ans il a définitivement quitté la scène il est mort à Paris Karin Katall a esquissé sa vie

/…/]

5. Tagesthemen 6/1/93 Gillespie/Noureev

présentateur: Zwei Könige haben uns heute verlassen Dizzie Gillespie der bis vor wenigen Wochen noch in den berühmten Jazzclubs von New York als . König der Jazztrompete gefeiert worden ist starb heute fünfundsiebzig Jahre alt an Krebs . in Paris nahm der König des Tanzes Abschied von dieser Welt Rudolf Nurejew starb nur vierundfünfzig Jahre alt an AIDS /…/ ein Nachruf von Heiko Engelkes

/…/

[présentateur: Deux rois nous ont quittés aujourd’hui Dizzie Gillespie qui était célébré comme . roi de la trompette jazz jusqu’à il n’y a que quelques semaines dans les fameux clubs de jazz de New York est mort d’un cancer aujourd’hui à l’âge de soixante-quinze ans . à Paris c’est le roi de la danse qui a pris congé de ce monde Rudolf Noureev est mort du SIDA à l’âge de cinquante-quatre ans seulement /…/ une nécrologie de Heiko Engelkes

/…/]

Dans ces JT de milieu de soirée des chaînes publiques, le journaliste est même parfois représenté comme un véritable constructeur d’événements.

Dans l’extrait 6, par exemple, on met à nu le caractère discutable du choix de sujets qu’effectuent habituellement les journalistes, mise à nu qui souligne à son tour le pouvoir dont jouissent ces journalistes dans la construction d’un événement:

6. heute journal 5/1/93 SDF

présentateur: Eigentlich ist es ein Bild das wir eher aus Bombay Johannesburg oder allenfalls noch aus New York kennen Menschen die unter freiem Himmel auf Parkbänken in U-Bahneingängen oder unter Brücken hausen . Obdachlose . wie viele es hierzulande sind weiß keiner genau weil es keine präzisen Kriterien gibt für Menschen die kein Zuhause haben ihre Zahl wird auf hundertfünfzigtausend geschätzt in einer Wohlstandsgesellschaft wie der unseren verdrängen wir dieses menschliche Strandgut nur zu gerne das dicht geknüpfte soziale Netz . wird sie . schon auffangen erst wenn sie sich zu Tode frieren das müssen auch wir leider eingestehen erhalten diese Menschen ohne Lobby Nachrichtenwert /…/

[présentateur: En fait c’est une image que nous connaissons plutôt venant de Bombay Johannesburg ou à la limite de New York des personnes qui habitent en plein air sur des bancs dans un parc dans des sorties de métro ou sous des ponts . des sans-abri . combien il y en a dans ce pays personne ne le sait exactement car il n’y a pas de critères précis pour les personnes qui n’ont pas de toit on estime leur nombre à cent cinquante mille, dans une société d’abondance comme la nôtre nous préférons refouler ces épaves humaines le filet social bien tissé . les rattrapera nous aussi sommes bien obligés d’admettre que ce n’est que quand elles meurent de froid que ces personnes sans lobby ont valeur d’information /…/]

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On relève aussi dans ces JT une présence importante du type textuel argumentatif qui implique une réflexion critique sur les événements et donc une mise en valeur du journaliste qui réfléchit (de même que du spectateur dont on cherche l’adhésion aux thèses défendues). On y trouve également un assez grand nombre d’appréciations – souvent négatives – que porte le journaliste sur le discours qu’il rapporte dans le JT, comme dans l’extrait suivant, tiré du lancement d’un reportage sur l’accident du pétrolier Braer au large des îles Shetland:

7. Tagesthemen 5/1/93 Shetland

présentateur: Man werde alles tun um die Gefahr einer Verschmutzung möglichst gering zu halten das erklärte allen Ernstes heute abend die Reederei der der Tanker Braer gehört /…/ im Sturm so Horst Hano kann man im Augenblick überhaupt nichts tun um die Verschmutzung . möglichst gering zu halten

/…/

[présentateur: On ferait tout pour réduire le risque de pollution c’est ce qu’a déclaré tout à fait sérieusement ce soir la société d’armement naval à qui appartient le pétrolier Braer /…/ dans la tempête en ce moment d’après Horst Hano on ne peut rien faire du tout pour réduire . la pollution

/…/]

D’autres JT allemands – notamment heute et Tagesschau, les JT de début de soirée des chaînes publiques, plus courts que les émissions de milieu de soi-rée – sont, quant à eux, le plus souvent dépourvus de séquences méta-textuelles. Heute et Tagesschau sont aussi les seuls JT dans lesquels un reportage peut ne comporter aucune occurrence de discours rapporté, même si c’est rare. Par conséquent, dans ces cas, on a affaire à un monde totale-ment transparent qui semble s’imposer de lui-même sans être «mis en discours», le média aussi bien que le médiateur étant effacés de la représen-tation. C’est comme si le monde arrivait directement chez le téléspectateur, sans média ni médiation interposés. La fréquence du type textuel narratif (par lequel on relate un enchaînement de faits existant indépendamment de celui qui les relate) a le même effet d’objectivité, de transparence.

Les JT allemands assument donc des positions «tranchées», soit objective et transparente, soit critique et impliquant fortement le journaliste et le specta-teur. Ainsi les journalistes allemands semblent attachés soit à une stricte séparation entre information et commentaire, soit à un journalisme d’opinion sous la forme d’un journalisme critique. Cette double voie peut s’expliquer par une double tradition journalistique allemande. Car l’Allemagne, qu’on classe généralement dans les pays «à séparation de l’information et du commen-taire» a en réalité une vieille tradition de journalisme d’opinion (Schönbach 1977). Seulement, après la guerre, le journalisme allemand a été façonné par les Alliés et notamment par les Britanniques, qui s’inscrivent, quant à eux, dans une tradition de séparation de l’information et du commentaire (Regourd 1992: 84). Actuellement, on relève donc en Allemagne ces deux tendances plutôt opposées: sur les chaînes publiques, la séparation de l’information et du

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commentaire caractérise les JT de début de soirée, alors que les JT de milieu de soirée affichent (consciemment ou insconsciemment) un journalisme d’opi-nion.

En France, en revanche, le monde est envisagé du point de vue subjectif (de journaliste) qu’implique la description, subjectivité doublée de l’effet de drama-tisation que véhicule le discours direct. Il semble s’agir d’un journalisme d’opinion sous une forme que l’on pourrait appeler journalisme de perspective personnelle. Cependant, le spectateur n’assume pas un rôle aussi valorisant que dans les JT allemands de milieu de soirée. En effet, dans les JT français, l’argumentation est moins fréquente et l’explication (causale)14 plus répandue, notamment dans 19/20 et dans le 20 heures de France 2: ces JT de chaînes publiques ne semblent pas être dénués de volonté didactique, attribuant ainsi au spectateur – ignorant – un rôle inférieur à celui que tient le journaliste qui explique.

Un fait qu’on peut expliquer est un fait indiscutable en tant que tel; lorsqu’il s’agit d’un fait politique, le journaliste se place implicitement du côté des hommes ou femmes politiques dont les décisions ou propositions sont expliquées (et non pas discutées). En même temps, il se distancie du spectateur, qui «n’a pas encore compris». Le mouvement d’ensemble peut être interprété comme l’expression séquentielle de ce que l’on appelle généra-lement le journalisme de connivence (cf. Mouchon 1995: 198), phénomène ne concernant en réalité que les journalistes-vedettes parisiens et qui est favorisé par le fait que la France est un pays très centralisé dont les élites proviennent des mêmes lieux (de formation, du moins) et fréquentent les mêmes endroits (Rieffel 1997: 23). La conséquence de la connivence est que se perpétue l’absence d’un journalisme critique, dont l’origine est à relier au contrôle de la télévision par le pouvoir politique à l’époque de l’ORTF.

Dans le document Comité de rédaction pour ce numéro (Page 63-67)