Les professionnels acteurs du circuit de protection
I. Pratiques professionnelles et individuelles
2) Différences d’appréciation et différences de traitement
Aux différences de pratiques professionnelles s’ajoutent des émotions individuelles particulièrement fortes sur ce public inhabituel et renvoyant parfois à des représentations biaisées oscillant entre une défiance à l’égard de l’étranger et une curiosité de l’exotique.
Certaines dynamiques peuvent être déstabilisantes pour les acteurs de terrain, pour qui il est naturellement impensable de fonctionner sur de l’arbitraire et de favoriser tel individu plutôt qu’un autre. Pourtant, il est demandé par exemple aux éducateurs du SAAMENA de procéder à une première évaluation et donc d’établir des priorités sur les prises en charge. Les délais de prise en charge sont non seulement aléatoires d’un jeune à l’autre mais également en fonction des interlocuteurs et de leur manière de se positionner face à l’urgence, comme nous le raconte une stagiaire au SAAMENA :
Consciemment et inconsciemment, les acteurs situés en amont du placement sont amenés à faire des choix qui seront en partie guidés par leur sensibilité. Cette situation inconfortable est fortement liée au contexte d’urgence dans lequel travaillent les éducateurs et les techniciens. Dans l’article « Les travailleurs sociaux eux-aussi déracinés »84, paru dans la revue le Lien Social du 2 mai 2013, un délégué syndical de l’ASE de Paris s’exprime en ces termes :
Plus loin dans le même article sont évoqués les problèmes de « dignité professionnelle »85 causés par le contexte précaire et opaque de la prise en charge des MIE. En somme, les différents professionnels sont forcés de mal travailler et d’avoir recours à des jugements affectifs ou émotionnels à défaut de la possibilité de répondre aux directives de manière rationnelle. Sont en cause le manque de moyens humains et financiers et l’atmosphère de suspicion dans laquelle l’accueil est organisé. Il faut souligner la difficulté pour les équipes
84 Maziz, L. « Les travailleurs sociaux eux-aussi déracinés », le Lien Social n°1104 du 2 mai 2013, p.18.
85 ibid. p.19.
« Les éducateurs eux-mêmes vont pas se saisir de la même manière d’un cas ou d’un autre. Il y a le facteur santé… y’en a qui vont être très touchés quand un jeune est faible, etc., sur le plan santé, ça va tout suite les toucher, ils vont tout de suite intervenir. D’autres ça va être l’âge, tu sens qu’un jeune il a moins de 14 ans là tout de suite ça les prend, ils ont peur et voilà. Moi je sais que par exemple le truc qui m’a touchée jusqu’à présent c’est ni l’âge ni la santé finalement c’était plus le degré d’isolement, notamment un jeune qui parle pas français. On a eu un jeune là et je l’ai accueilli parce que personne était là, et il était pakistanais, il parlait pas un mot… Et là ça m’a touché ça m’a fait quelque chose quand même, il avait… je sais plus quel âge il a, peu importe, c’était pas la question.. Mais après c’est vrai que la santé rentre vraiment en ligne de compte. Après ça dépend, là on a eu un jeune, il a été placé très rapidement ça s’est fait en une semaine après l’IP parce ce jeune en fait lui il venait d’un milieu rural donc c’était un jeune qu’on sentait complètement perdu, il avait dû grandir dans un village s’il y avait deux habitants c’est le maximum, donc pour le coup là il vivait un choc total entre monde rural et monde urbain.
C’était la première ville qu’il voyait de toute sa vie je pense, et c’est vrai que ce jeune-là paraissait vraiment désorienté et on sentait qu’il fallait faire vite… Alors nous déjà y’a nous comment on est touchés par un cas, comment on décide de se saisir, et comment on évalue que la situation est prioritaire par rapport à d’autres. Après y’a le SPUE aussi parce que c’est quand même eux qui font passer le dossier au Parquet. Ce jeune en l’occurrence, nous on a fait notre travail après c’est aussi le SPUE qui a été réceptif au message. Donc la durée elle est complètement variable. C’est hallucinant le facteur humain… »
« Ils sont tellement la tête dans le guidon et dans l’incapacité de pouvoir répondre à toutes les situations, qu’ils peuvent se retrouver à privilégier les moins de seize ans, parce que ça leur laisse plus de temps pour asseoir un projet que celui qui est plus âgé, pour qui ont sait qu’il n’y aura probablement pas de solution à la majorité ».
éducatives de faire la part des choses entre les pratiques propres à leur métier, les injonctions des instances finançant leur travail, et l’intérêt de l’enfant à accueillir. Toujours dans Lien Social, on trouve cette situation de Julien Bricaud, éducateur et auteur d’un ouvrage sur les MIE, qui à notre sens résume bien la position du personnel éducatif amené à travailler dans le dispositif :
De fait, le climat dans lequel s’organise l’accompagnement des MIE affectent et modifient les pratiques de nombres de professionnels, quelque soit l’étape du parcours dans laquelle ils travaillent. Alors même que la cohérence peut ne pas être atteinte au sein d’un même service, comment articuler les différentes interventions dans un dispositif global ?
« Même au sein d’une équipe, l’attitude n’est pas la même d’une personne à l’autre et probablement auprès d’un même travailleur social, selon le jeune et le moment, avec des tendances tantôt à protéger, tantôt à refouler. Ce qui est terrible avec cet arbitraire, c’est que dans certains cas, le fait d’accueillir ou de refouler renvoie à des décisions individuelles, avec le risque de positionner les travailleurs sociaux sur des missions qui ne sont pas les leurs ».