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Une différence de sexe culturellement et socialement construite : des expressions différentes d’un même enjeu

Les conduites suicidaires comme miroir déformé de l’individualité contemporaine

1. U NE S OCIOLOGIE D ES C ONDUITES S UICIDAIRES

1.1 La construction culturelle et sociale de la différence de sexe dans les conduites suicidaires

1.1.2 Une différence de sexe culturellement et socialement construite : des expressions différentes d’un même enjeu

Malgré les similarités constatées, les différences entre suicide et tentative de suicide ne sont pas négligeables. La sous-représentation des femmes dans le suicide ne semble pas redevable aux imperfections du recueil statistique (Aouba, Péquignot, Camelin, Laurent, & Jougla, 2009), pourtant sérieuses (Atkinson, 1968; Brooke & Atkinson, 1975; Douglas, 1967). Pour aborder cette inégale distribution des conduites suicidaires selon le sexe, quelques principes d’analyses présentés par Range et Leach (1998) sont d’une aide précieuse7. Il s’agit

notamment, selon ces auteurs, de ne pas considérer le sexe comme une variable indépendante expliquant en soi des différences de comportements. Dès lors qu’on s’intéresse à la question du genre, ces différences deviennent intelligibles et traduisent des expressions singulières d’un même processus suicidaire. Pour autant, il convient de distinguer ici deux dimensions par lesquelles le genre est susceptible d’expliquer les différences constatées : les médiations culturelles et les causes objectives de la vulnérabilité suicidaire.

Des facteurs culturels liés au genre : l’hypothèse d’une médiation culturelle

Une proposition formulée dans les années 1990 apporte des éléments d’explication à la différence constatée dans la distribution selon le sexe dans les conduites suicidaires. Le suicide « abouti » serait culturellement moins accepté pour les femmes et ces dernières emploieraient des moyens en accord avec les apprentissages sociaux liés à leur genre. Canetto suggère en effet que les représentations attachées à la féminité et à la masculinité affecteraient les conduites et la façon dont la société les perçoit. C’est la thèse dite du paradoxe de genre, introduite par Sylvia Canetto et Sakinofsky (1998) :

« An important influence on the gender paradox may be cultural expectations about gender and suicidal behavior. Evidence from the United States suggests that the gender paradox may be prominent in localities or cultural communities where different suicidal behaviors are expected of females and males. These divergent expectations may affect the choices of both women and men, once suicide becomes a possibility, as well as the interpretations of those who are charged with determining whether a particular

7 Selon ces auteurs, une perspective « féministe » engage la recherche sur le suicide 1) à étudier la conduite des

femmes sans nécessairement la rapporter à celle des hommes ; 2) à considérer que les différences entre femmes sont aussi notables, sinon plus importantes, que les différences entre hommes et femmes ; 3) à traiter des problématiques suicidaires chez les hommes et les femmes conjointement ; 4) à considérer une asymétrie d’intérêt et de pouvoir dans les arrangements entre sexes ; et 5) à ne pas essentialiser les catégories de genre.

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behavior is suicidal (e.g., coroners and clinicians). Cultural expectations about gender and suicidal behavior function as scripts; individuals refer to these scripts as a model for their suicidal behavior, and to make sense of others’ suicidal behavior. » (Canetto & Sakinofsky, 1998 : 19-20)

À ce titre, selon Canetto, les cultures véhiculant une image du suicide féminin comme une conduite « normale » seraient caractérisées par des taux de suicide féminins importants :

« A theoretical perspective consistent with the cross-cultural data reviewed in this article is that suicidal behavior is socially scripted and socially regulated in all cultures of the world, including the cultures of Western industrialized countries. In other words, the cross-cultural data support the proposition that in every community and nation, in the U.S. as in China, there are cultural scripts of suicidal behavior, that is, collective, implicit beliefs about the meaning and permissibility of suicidal behavior. These scripts likely influence individual suicidal behavior, including when suicidal behavior becomes a possibility as well as the forms it takes. Individuals draw on these cultural scripts in determining their course of action and in giving their suicidal act public significance and legitimacy. Cultural scripts also guide communities’ interpretations and responses to the suicidal behavior (Canetto, 1997a, 1997b; Canetto & Lester, 1998). » (Canetto, 2008 : 164)

Et, en effet, la différence de distribution selon le sexe varie de façon importante selon l’aire géographique considérée. Le suicide masculin est seulement 1,6 fois plus élevé que le suicide féminin dans les pays d’Asie du Sud-Est, tandis qu’il est 3,6 fois plus élevé dans les pays d’Amérique et 4,1 fois plus élevé en Europe (World Health Organization, 2014). La Chine, en la matière, constitue une exception mondiale remarquable, puisqu’elle présente des taux de suicide féminins plus élevés que les taux masculins. Andriolo (1998) souligne que, dans des aires géographiques comme la Chine et l’Inde, le suicide féminin est culturellement valorisé dans certaines conditions particulières8.

Au contraire de l’Asie, Canetto suggère que les tentatives de suicide sont considérées comme plus appropriées pour les femmes en Amérique du Nord et en Europe. Le suicide féminin « abouti » y serait considéré comme une conduite anormale et symptomatique d’un « manque de féminité et d’aspirations masculines non naturelles » (Sylvia Canetto, 2008). La représentation culturelle du suicide conditionnerait alors l’attitude même des individus face au suicide, et le résultat des conduites suicidaires (le décès ou la survie) ne serait pas simplement

8On retrouve cette valorisation dans la Rome Antique et dans les premières sociétés chrétiennes. Cette valorisation de certaines formes de suicide bénéficierait par ailleurs à une tierce partie au sein du groupe, essentiellement les hommes : « Underneath the awesome appearance of their voluntary deaths, men gather the social and spiritual

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dépendant de l’intention de leur auteur. Pour le dire autrement, la mise en œuvre d’une conduite suicidaire serait culturellement conditionnée, de sorte que la permissivité d’une société à l’égard du suicide favoriserait ou non, selon le sexe, l’adoption d’un comportement orienté vers la radicalité (la mort) ou non.

En la matière, les normes de genre pourraient avoir comme conséquence un recours différencié aux méthodes de suicide : les individus mobiliseraient des références culturelles qui guident leur conduite, usant davantage de moyens létaux lorsque ceux-ci sont attachés à leur genre (par exemple : méthodes violentes pour les hommes, méthodes ne portant pas atteinte à

l’image du corps pour les femmes). L’analyse réalisée à partir de la base de données expérimentale Amphi – « Analyse de la mortalité post-hospitalisation recherche d’indicateurs par établissement » –, montre que , parmi les moyens utilisés lors d’une première tentative, ceux généralement considérés comme violents et associés au suicide – comme la pendaison, l’utilisation d’une arme à feu, mais aussi l’ingestion de pesticide (qui ne représente pas une grande part des suicides) – augmentent le risque de décès par suicide dans une tentative ultérieure à un an. La gravité des blessures auto-infligées, évaluée par leurs conséquences médicales (soins intensifs et réanimation), aggrave également ces risques. Au contraire, les intoxications par sédatifs, analgésiques ou autres médicaments – soit la grande majorité des tentatives de suicide prises en charge par les services de soin – n’entrainent pas plus de risque de décès à un an.

L’usage plus fréquent de l’intoxication médicamenteuse chez les femmes pourrait alors expliquer en partie la sous-représentation de celles-ci dans le suicide (Batt, et al., 2007; Canetto & Sakinofsky, 1998; Mendez-Bustos, Lopez-Castroman, Baca-García, & Ceverino, 2013). Les femmes décèderaient moins, notamment, parce qu’elles usent moins fréquemment de certaines méthodes comme la pendaison (37% des femmes contre 58% des hommes) (Observatoire National du Suicide, 2014). Si l’intoxication par médicaments représente environ 82% des tentatives de suicide tous sexes confondus, 66,6% des personnes intoxiquées par médicaments sont des femmes. À l’inverse, les hommes représentent 86,1% des tentatives de suicide par usage d’arme à feu et 74,5% des tentatives de pendaisons (Chan Chee & Jezewski-Serra, 2014).

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La différence de sexe dans les suicides et dans les tentatives de suicide pourrait ainsi résulter de représentations culturelles occidentales attachées à la féminité et à la masculinité.

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Ces représentations entraineraient 1) une posture féminine généralement différente (moins radicale) vis-à-vis du geste suicidaire, et 2) des choix différenciés en matière de méthodes : ces deux dimensions n’étant pas indépendantes. Il s’agirait là d’apprentissages sociaux, intériorisés, qui modifient l’expression du geste suicidaire9. Mais cet usage du concept de genre est, en l’état,

incomplet.

Des causes objectives différentes selon le sexe ?

L’explication que nous venons de synthétiser suggère que la moindre mortalité des femmes est liée à l’intériorisation de représentations culturelles enjoignant à l’usage de méthodes moins létales et à une moindre radicalité dans le geste. En ce sens, le genre est considéré comme un attribut de l’acteur, intériorisé au cours de sa socialisation. Toutefois, il ne faudrait pas perdre de vue que des causes objectives constituent la problématique suicidaire elle-même. Or le genre, en tant que système d’obligations et de droits prescrits dans les relations entre des personnes (Théry, 2007), affecte les causes objectives qui favorisent la vulnérabilité

suicidaire elle-même, et non pas simplement les modalités de son expression. Reprenons le cas

de l’Asie, qui nous éclairera sur cette distinction entre, d’une part, les médiations culturelles liées aux genres (cultural scripts, représentations culturelles) et, d’autre part, les causes objectives liées au genre.

Comme on l’a dit, l’importance du suicide en Asie semble redevable de représentations sociales différentes selon le genre : le suicide est davantage accepté pour les personnes de genre féminin qu’il ne l’est en Europe. Cependant, l’effet du genre tient également aux différences d’aspirations et de ressources qu’il impose aux individus. Or, c’est le statut social de la femme jeune et ses conséquences qui paraissent affecter si notablement les taux de suicide féminins asiatiques. En effet, le faible rapport homme/femme dans les taux de suicide, qui caractérise la région du Pacifique-Ouest, s’explique par l’importance du suicide des femmes jeunes. Or,

l’entrée dans la vie conjugale au sein de sociétés virilocales pour ces jeunes femmes constitue un facteur extrêmement déstructurant (Baudelot & Establet, 2006; Establet, 2012; Mendez-

Bustos et al., 2013).

9 On verra, dans le cours de cette thèse, que d’autres médiations culturelles peuvent jouer, notamment le

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Parce que l’on s’attache souvent aux faibles taux de suicide des femmes occidentales et à la forte intégration domestique induite par la maternité, on a tendance à associer naturellement la légitimité de l’espace domestique à une protection face au suicide. Or, la surreprésentation des femmes dans le suicide en Chine s’explique, elle, par des conflits intrafamiliaux extrêmement violents, lors de l’entrée dans la vie conjugale : leur relégation au domaine privé et domestique ne constitue pas ici un facteur de protection. Pearson et Liu (2011) montrent, dans une étude ethnographique réalisée au sein d’un village chinois, que le suicide des femmes se comprend comme une réaction motivée par la colère et le ressentiment face à une condition dominée. Les femmes aux prises avec les pressions de la contrainte maritale et de la belle famille, isolées de leur famille d’origine et ne parvenant pas à assumer des attentes extrêmement fortes et coercitives à leur endroit, trouveraient dans le suicide une échappatoire désespérée.

La condition des femmes chinoises (et indiennes) jeunes de milieu rural les place ainsi dans une situation de contrainte importante vis-à-vis de leur mari et de sa parenté. L’entrée dans la vie conjugale implique pour elles un éloignement à l’égard des solidarités de leur communauté d’appartenance, ainsi qu’une pression à la maternité. C’est la situation sociale et économique de ces femmes qui structure la conduite suicidaire : la conjugalité signifie ici une

condition dominée, violente, désintégratrice, voire une impossible légitimité dans un rôle d’épouse ou de mère. Les normes de genre contribuent ici à un complet enfermement, face

auquel ces femmes ne trouvent aucune alternative. Lyons Johnson (1981) a montré des éléments similaires concernant le suicide des femmes en Papouasie-Nouvelle-Guinée10.

Si des médiations culturelles semblent bel et bien aggraver la suicidalité des femmes dans les pays d’Asie11, elles ne sauraient créer les tensions qui ont amené à leur volonté d’en

finir. Il semble ainsi nécessaire de distinguer les causes objectives (liées aux positions des

10Dans ce cas, les conduites suicidaires peuvent se comprendre comme une manière de conjurer la déviance d’un

mari ne souscrivant plus aux exigences de son statut. Placées dans une position dominée, voire violente, ces femmes seraient lésées par un mari qui, tout en restant dominant, n’assume plus ses obligations. Le suicide est alors une option culturellement conforme (médiation culturelle) et qui vise à conjurer la transgression du mari, dans un contexte où le groupe d’appartenance n’est pas intervenu pour proposer une solution satisfaisante. La conduite suicidaire est ici autant une revanche face à l’injustice qu’une manière de dénoncer publiquement les fautes de chacun :

« En résumé, le suicide féminin peut être compris comme la conséquence d’un système genré qui requiert des individus masculins une certaine domination sur le féminin, mais qui offre en retour aux femmes une assurance de protection de la part des hommes. Quand les femmes tiennent leur part de ce marché genré, mais que les hommes manquent à leurs obligations, le suicide devient une réponse possible et légitime, collectivement comprise. Il permettra à la femme de s’extraire rapidement d’une situation intolérable et opèrera une dernière revanche sur les fautes du mari. » (Lyons Johnson, 1981 : 333).

11À travers la signification partagée de l’événement, ces femmes retrouveraient une forme de pouvoir post-mortem

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acteurs, à leurs ressources et à leurs objectifs) qui affectent la vulnérabilité des populations – et qui peuvent varier selon l’époque et la société –, des médiations culturelles – qui sanctionnent la permissivité de la conduite et ses modalités d’expression. La thèse culturaliste développée par Canetto permet d’expliquer la légitimité du suicide et de ses procédés, en Asie comme en Europe ou en Amérique du Nord. Si elle n’ignore rien des difficultés liées à l’entrée dans la vie conjugale pour les jeunes femmes asiatiques, elle en dit peu sur les facteurs objectifs affectant la suicidalité des femmes dans les pays occidentaux. Nous en proposerons une analyse dans les prochains chapitres.

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ésumé

Nous proposons ici de traiter suicides et tentatives de suicide d’un même mouvement. Il ne s’agira pas de considérer que ces deux conduites recouvrent des réalités identiques, mais nous pensons qu’elles ne peuvent pas être considérées comme des phénomènes entièrement distincts relevant de logiques étrangères. Les relations entre suicide et tentative de suicide montrent des recouvrements non négligeables entre les populations concernées, une tendance commune à la diminution globale des taux enregistrés et à leur resserrement dans le milieu de vie depuis le début des années 1990. L’existence de médiations culturelles suggère que des expressions différenciées selon le genre affectent la distribution sexuée des suicides et des tentatives de suicide, même si la différence de sexe dans les conduites suicidaires ne se réduit pas à une question de représentations culturelles, mais également à l’existence de facteurs sociaux indexés sur le genre qu’il convient d’analyser en propre.

Ces éléments permettent, à notre sens, d’envisager la comparaison de ces deux conduites au regard des facteurs qui les affectent. Or, ici, nous proposons qu’un même enjeu lie intimement ces deux conduites. Afin de mieux saisir cet enjeu, nous étudierons certaines évolutions de la suicidalité dans la seconde moitié du XXème siècle à partir des données chiffrées disponibles sur le sujet. Il s’agira de mieux caractériser ces conduites, leurs expressions singulières, les facteurs susceptibles de les affecter, et d’interroger la place de l’individualisation dans les évolutions du phénomène suicidaire.

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1.2 L’individualisation du suicide : les pistes d’analyse et