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3. Traduire Kay’s Lucky Coin Variety

3.3. Les difficultés de traduction

3.3.1. Dialogues et registres de langue

Avant même de toucher aux dialogues et aux registres de langue, j’ai dû faire le choix du temps de verbe de la narration en français. En anglais, on utilise le simple past, ce qui me laissait devant un choix : le passé simple ou le passé composé? D’un point de vue rythmique, le passé simple était pour moi ce qui se rapprochait le plus du simple past. Mon choix s’est aussi basé sur l’aspect plutôt classique du roman; en effet, il correspond de plusieurs façons à un bildungsroman, terme tiré de l’allemand désignant un roman d’apprentissage, où le personnage principal évolue moralement et psychologiquement, et qui se termine traditionnellement sur une note positive, même si les péripéties peuvent être teintées de résignation, de nostalgie et, même, de mort65. Ainsi, le passé simple convient bien, à

monavis, à cette forme romanesque classique et donne une traduction qui n’est pas en décalage avec le texte original.

Lorsqu’on aborde les œuvres littéraires, une composante qui donne parfois du fil à retordre, c’est les dialogues, et plus particulièrement, les registres de langue qui y sont employés. Dans le cas de Kay’s Lucky Coin Variety, la plupart des dialogues sont rédigés dans un anglais de registre courant, ne posant pas de défis particuliers. Toutefois, certains relèvent davantage du registre familier, comme pour les amis de Mary (les jeunes en

65 Encyclopedia Britannica. « Bildungsroman », 6 mai 2020, [En ligne],

45 général), et d’autres, du registre populaire, dont toutes les répliques de Leon, un personnage aux mœurs scabreuses, dont voici quelques exemples :

Anglais : “Nope,” he said as he handed me back a dollar. “I don’t wanna owe nothin’ more.” Then he asked, “So. Whatcha studying there, Mary?” (p. 21, mon soulignement)

Français : — Nan, dit-il en me redonnant un dollar. J’veux pas devoir rien d’autre.

Puis il demanda :

— Pis, c’est quoi que t’étudies là, Mary ? (infra, p. 83)

Les passages soulignés de ce premier extrait sont écrits dans un langage parlé qu’on entend particulièrement bien à la lecture et qui colle à la peau du personnage. Je voulais obtenir le même effet en français, d’où les mots de vocabulaire de registre populaire comme « nan » et « pis », et les constructions de phrase relâchées — voire incorrectes, grammaticalement —, en plus, bien sûr, de l’élision des pronoms.

Anglais : “I’ve been wantin’ you something bad since I first saw you.” […] “This won’t be any fun ’less you’re with me.” (p. 33, mon soulignement)

Français : — J’te veux comme ça s’peut pas depuis la première fois que j’t’ai vue. […]

— Ce s’ra pas l’fun si t’es partie. (infra, p. 96)

Dans ce second exemple, en plus de respecter le registre de langue, il me semblait primordial de conserver le rythme du dialogue, au ton pressant et, même, violent, puisque c’est une scène d’agression. J’ai donc choisi des mots simples et courts, plusieurs élidés ou tronqués, qui, à mon avis, respectaient ces critères de départ de l’anglais et étaient très idiomatiques en français dans un tel contexte. Ainsi, il me paraissait plus naturel, par exemple, que Leon dise « J’te veux » plutôt que « J’ai envie de toi » ou encore, en parlant de Mary qui s’est évanouie, « si t’es partie » (une modulation de renversement du point de vue) plutôt qu’une tournure comme « si t’es pas réveillée ».

Anglais : “Wake the fuck up!” (p. 34)

46 Dans ce dernier exemple, l’emploi de « the fuck », de registre vulgaire, rend la phrase encore plus violente et choquante. Puisqu’en français, je ne voulais pas utiliser de sacres (voir la raison au prochain paragraphe) ni insérer, par exemple, une insulte — non présente en anglais —, seulement pour avoir un mot vulgaire comme dans le texte de départ, je me suis repliée sur l’effet recherché. Comme l’emploi de « the fuck », dans la phrase, avait selon moi comme but de montrer l’impatience et la frustration du personnage, j’ai choisi une solution de registre populaire, mais qui exprimait à mon sens ces sentiments et me semblait naturel dans une telle mise en scène.

Dans tous les cas, il m’était important de conserver le naturel du dialogue, et surtout, dans un style qui fonctionnerait pour le public québécois. De ce point de vue, on peut sans doute dire que j’ai adopté une démarche plus cibliste que sourcière; cependant, tant dans les exemples précédents que dans les suivants je n’ai pas utilisé de sacres, le juron préféré des Québécois, mais qui, ne faisant pas partie de la langue anglaise, auraient, à mon sens, trop « transporté » le récit au Québec. Après tout, ce n’est pas une adaptation, mais une traduction d’une histoire se déroulant à Toronto à la fin des années 1980, début 1990.

Anglais : “Sorry ‘bout what happened to you,” she said. […] though I didn’t give ‘em my name or anything.” (p. 76, mon soulignement)

Français : — Désolée de c’qui t’est arrivé, dit-elle. […] même si j’leur ai pas donné mon nom ni rien. (infra, p. 143)

Dans ce premier extrait, l’élision des pronoms fonctionne encore une fois très bien pour respecter le langage parlé, de registre familier. Dans l’exemple ci-dessous, il était plutôt question de vocabulaire de registre populaire :

Anglais : “Are you frigging kidding me?” Erin shot back. “You’re not helping.” (p. 105, mon soulignement)

Français : Est-ce que tu te fous de moi ? rétorqua Erin. Tu m’aides pas, là. (infra, p. 175)

Aussi, la particule « là » à la fin de la réplique était à mon avis nécessaire pour obtenir la même signification qu’en anglais, qui sous-entend « in this situation ».

47 Anglais : “It’s not a Big Gulp,” Jake told her. “Take it easy.”

“Let’s get outta here,” she said “I need air.” (p. 116, mon soulignement) Français : — C’est pas un Big Gulp, lui dit Jake. Prends ça mollo.

— Allez, on sort d’ici, rétorqua-t-elle, j’ai besoin d’air. (infra, p. 187) Anglais : “So it’s okay when you do it.”

“I’m outta here,” he said. (p. 117, mon soulignement, mais c’est l’autrice qui utilise l’italique)

Français : — Donc c’est juste correct quand c’est toi qui le fais. — J’me pousse, lâcha-t-il. (infra, p. 188)

Dans les deux derniers exemples, je suis satisfaite d’avoir trouvé des solutions idiomatiques de registre familier et qui sont, cela va sans dire, bien propres au Québec. J’en discuterai un peu plus loin, mais je tiens à indiquer que l’italique de l’anglais a disparu en français; you est devenu la mise en relief « c’est toi qui » pour indiquer l’insistance sans employer l’italique.

Dans un autre ordre d’idée, les mots de vocabulaire qui m’ont particulièrement posé problème dans les dialogues sont « creep » et « creepy », car en français québécois de registre familier, on les garde souvent en anglais — surtout creepy —, sans doute parce qu’aucun mot en français ne rend exactement le sens de l’anglais. Voici donc les solutions que j’ai trouvées :

Anglais : “Yeah, he’s kinda creepy,” […] (p. 22)

Français : Ouais, il fait peur quand même, […] (infra, p. 87) Anglais : He was a total creep […] (p. 77)

Français : Il était vraiment tordu […] (infra, p. 144)

Dans les deux cas, on fait référence à Leon, l’horrible proxénète. Décidément, ce personnage possède tout un vocabulaire et un langage le caractérisant. Selon le dictionnaire d’Antidote, creepy signifie « strange and producing a feeling of nervousness or fear », et creep, « someone that you do not like or find strange ». Dans le premier cas, c’est une des amies de Mary qui, l’observant par la fenêtre, émet ce commentaire. Il me semblait donc approprié ici de rendre l’aspect effrayant, inquiétant de « creepy », alors que dans le second

48 cas, c’est Mona Lisa, une prostituée ayant travaillé pour Leon, qui le qualifie de « creep »; j’ai alors plutôt choisi de souligner son caractère dérangé, dont elle a fait l’expérience. Dans le premier cas, il me semble perdre en traduction l’aspect d’étrangeté souligné dans la définition en anglais, et qu’on comprend bien quand on lit le texte de départ. Dans le second, on perd peut-être un peu la portion « someone that you do not like » de l’anglais, mais la solution se rapproche tout de même beaucoup de l’anglais. Comme je l’ai mentionné plus tôt, il n’existe pas d’équivalents qui rendent exactement en français les sens anglais; alors j’ai dû accepter cette perte, surtout pour « creepy », et faire au mieux selon le contexte.

Pour ce qui est des dialogues, d’autres difficultés me sont apparues, comme l’emploi de l’italique qui, bien qu’il soit très utilisé en anglais, n’est pas particulièrement encouragé en français : « Cette fonction d’insistance de l’italique est très populaire, mais il faut y recourir modérément. C’est un procédé que tout abus dévalorisera66. » J’ai donc autant que

possible tenté de trouver des solutions pour l’éviter, ce qui est à vrai dire plutôt facile à faire en français :

Anglais : “She’s had one too many.” (p. 91) Français : Elle, elle a trop bu. (infra, p. 159)

Une solution classique est la mise en relief, technique qui fonctionne généralement bien pour les pronoms quand on veut créer un effet d’insistance, comme pour l’exemple ci-dessus.

Anglais : “I don’t think of him that way.” “You should. I would!” she teased.

Of course you would… (p. 105, c’est l’autrice qui utilise l’italique) Français : — Je n’ai pas ce genre d’attirance pour lui.

— Tu devrais. Moi oui, en tout cas ! me taquina-t-elle. Bien sûr que oui… (infra, p. 176)

Dans ce second exemple, j’ai opté pour une expression, « en tout cas », très souvent utilisée dans ce genre de contexte, qui vient souligner une opposition vis-à-vis de l’opinion de l’autre

66 Le guide du rédacteur. « L’italique », Termium Plus, [En ligne], https://www.btb.termiumplus.gc.ca/redac-

49 personne. Elle me permettait en même temps de conserver le « oui » essentiel à la ligne suivante (une pensée, d’où l’italique) pour assurer une suite logique de manière idiomatique.

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