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Bettina Berton

1. Le dialogue socratique, une référence dans des recommandations de pratiques actuelles

Lipman élit le dialogue socratique comme genre de discours de référence, lorsqu’il adopte l’idée « de suivre la discussion là où elle mène », héritée de Socrate (2006, p.90). Historicisant la forme

Rhétorique III 16, 1417 a 18-21), comme l’indique Louis-André Dorion, qui fait remarquer que c’est K. Joël (1895) en

Allemagne, qui a fait apparaître le caractère fictionnel des dialogues socratiques : les « écrits socratiques ressortissent à un genre littéraire, celui du logos sokratikos, qui est explicitement reconnu par Aristote et qui autorise par sa nature, une grande liberté d’invention, aussi bien en ce qui a trait à la mise en scène qu’en ce qui touche au contenu, à savoir les idées exprimées par les différents personnages » (2004, p.22).

5 Yves Reuter (2007/2010, p.70) a établi que différents espaces sont susceptibles d’une investigation didactique : l’espace des prescriptions (textes et instructions officiels), l’espace des recommandations (documents produits à destination des enseignants), l’espace des pratiques de classe (enseignement et apprentissage dans les classes).

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Pour une analyse didactique de pratiques scolaires effectives de philosophie en école primaire, on se reportera aux chapitres 8 et 9 de la recherche doctorale (Berton, 2015), qui les étudient dans onze classes du nord de la France.

7 Ce corpus de trois auteurs est issu d’un corpus de recommandations de pratiques de onze auteurs (Berton, 2015, chapitres 3 à 7). Les huit autres auteurs ne font aucune référence au genre du dialogue socratique dans leur construction théorique de la discussion philosophique scolaire.

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Le nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de 1911 n’est pas exploité ici. 9

Treize articles en tout font référence au dialogue socratique dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire. Cinq articles sont signés par Compayré, deux par Marion, un par Buisson. Aucun des treize ne fait apparaître de thèses dissidentes de celles que j’expose.

Recherches en Éducation - n°32 - Mars 2018

dialoguée des écrits platoniciens, il prétend que Socrate « en a fait la devise maîtresse de sa pratique philosophique » (p.91).

La discussion philosophique en classe consiste dans un « dialogue tenu en laisse par la logique » (p.97), qui permet un pas-à-pas structuré : « Chaque pas engendre de nouvelles exigences. La découverte d’un élément de preuve fournit un éclaircissement sur la nature de ce qui reste à démontrer » (ibid.).

Chaque pas oriente la progression, sous la conduite de l’enseignant. Dans un propos qui porte sur les attentes des enfants, l’interrogation socratique est explicitement valorisée : « Ils [les enfants] sont plutôt à la recherche du type de transformation qu’offre la philosophie : elle ne donne pas de nouvelle réponse à une question éculée, mais elle transforme toutes les questions. Par exemple, lorsque Socrate pose à Euthyphron la grosse question de savoir si quelque chose est juste parce que les dieux l’ordonnent ou si les dieux l’ordonnent parce que c’est juste, il est clair qu’après cela rien ne peut plus être pareil. Poser la question, c’est amener les gens à penser le monde autrement » (p.93).

L’interrogation socratique a le pouvoir de modifier les visions du monde des interlocuteurs, par sa capacité à transformer les questions.

Le dialogue socratique joue à titre de référence, de deux points de vue. Le premier construit la dimension discussionnelle et ordonnée du genre, dont l’enseignant est garant. Le second définit la discussion comme questionnement socratique. Cependant Lipman ne modélise pas le questionnement pour la mise en œuvre en classe, en restant discret sur le rôle du maître, tenu pour capable de « se tenir en retrait philosophiquement » (p.162). De ce point de vue, il ne s’engage pas dans le travail de la transposition didactique du genre, qui consisterait à définir précisément le rôle du maître dans la discussion, ses modalités de questionnement, d’étayage et le rapport au savoir que celles-ci engagent. En classe, la discussion part de la lecture d’un texte romanesque, qui porte sur la vérité, la bonté, l’identité ou l’amitié (p.161). Il est attendu des enfants qu’ils s’approprient les habiletés de pensée mises en jeu par les personnages de la fiction – des élèves réunis en communauté de recherche – par un processus d’identification, qui n’est pas détaillé. Le propos ne dessine finalement aucune réélaboration explicite et détaillée du genre du dialogue socratique pour la classe.

Brénifier (2007, p.36) fait directement référence à Socrate de deux points de vue, le premier lorsqu’il évoque la maïeutique socratique, la « pratique du questionnement mutuel » entre élèves, où « chaque participant doit se concevoir comme le “Socrate” de la personne qui vient de s’exprimer, la sage-femme d’un discours considéré a priori comme à peine ébauché. Ainsi chaque idée ou hypothèse sera étudiée et approfondie avant de passer à une autre [...]. Cette pratique s’inspire aussi du principe de remontée anagogique, telle que décrite par Platon comme méthode socratique : il s’agit d’identifier l’unité et l’origine d’un discours. On y voit peu à peu l’interrogé prendre conscience des limites et contradictions implicites de ses propres affirmations, confrontation l’amenant à revoir sa position dans la mesure où il entrevoit les enjeux sous-jacents restés jusque-là invisibles ». Pour Brénifier la discussion philosophique se décline en exercices, par appel à une diversité de genres du discours, le questionnement mutuel, la narration, la dispute (p.2). Le dialogue socratique fait l’objet d’un déplacement, en tant que questionnement mutuel entre élèves, qui le met aux frontières du dialogue socratique et de la dispute, mais il ne donne pas lieu à une opération de transposition didactique, qui construirait ses spécificités scolaires. Pris comme modèle des pratiques scolaires, le genre du dialogue socratique, en vertu d’une continuité posée entre « l’extérieur de l’école et son intérieur » (Dolz & Schneuwly,1997, p.32), est naturalisé, objet de pratique, tel que Platon l’a décrit.

Le second point de vue concerne l’enseignant, dont il est exigé qu’il feigne l’ignorance socratique, à propos de la transmission du savoir : « Lui qui a tant travaillé pour se construire un discours, compétence qui le rend digne d’être entendu par ses élèves, pourquoi devrait-il soudain le taire, faire comme si de rien n’était, et prétendre une feinte ignorance ? Pourquoi

laisserait-il des élèves errer et tâtonner alors qu’il est fournisseur officiel de réponses ? » (Brénifier, 2007, p.198).

Brénifier, avec le dialogue socratique, prétend substituer le questionnement à la transmission du savoir comme finalité et modalité de la relation éducative. Les interventions didactiques du maître sont déclinées en questionnement, reformulation, synthèse (p.199), en vue de l’accouchement de la pensée (p.39), sans transposition didactique, liée à l’anticipation d’une situation de communication nécessairement polygérée à l’école, à l’interrogation du sens de la « feinte d’ignorance » et au-delà du sens et des modalités de l’« accouchement de la pensée », en l’absence de maintien d’un rapport à la transmission du savoir.

Tozzi a une position variable selon les articles. D’un côté il ne retient pas le dialogue socratique, parce qu’il s’agit d’une pratique sociale de la philosophie écrite et non orale (2008, p.114) : « Nous ne connaissons comme pratique sociale d’échange philosophique “oral” que le dialogue de Socrate avec deux ou trois interlocuteurs en présence d’un groupe muet (mais les dialogues sont écrits, ce ne sont pas des transcriptions linguistiques !) ». Il considère qu’« il n’a peut-être jamais existé de discussions véritablement philosophiques » orales (p.114), qu’il s’agit d’une « pratique sociale scolaire à inventer » (p.115). On peut du reste faire l’hypothèse qu’il la tient pour une création ex nihilo. En effet, l’impossibilité de référence au dialogue socratique chez Tozzi s’inscrit aussi dans une volonté de rupture avec les genres savants ou universitaires, pratiqués autour de la discipline philosophie, la disputatio médiévale, les tables rondes des colloques (ibid.).

D’un autre côté la référence joue pour le rôle du maître, quand Tozzi évoque les recommandations en France. Selon lui, toutes ont des points communs, dont la rupture avec d’« anciens modèles »: « Par exemple le retrait du maître sur le fond (mais pas forcément sur l’animation). Il n’apporte guère de contenu historique ou doctrinal philosophique, et ne donne pas son point de vue personnel : on renoue ainsi avec le “Je ne sais rien” socratique » (2012, p.265) . Tozzi fait appel à la figure socratique pour mettre en question la transmission du savoir, la magistralité et la directivité comme modalités d’intervention éducative. Dans ses propres recommandations, la discussion philosophique met en jeu trois processus de pensée – problématiser, conceptualiser, argumenter – qui définissent le philosopher, présentés en termes de mise en œuvre plutôt que d’apprentissage et déployés grâce au maître, dont le rôle est d’accompagner l’élève. Le genre du dialogue socratique fait alors référence, mais subrepticement, comme ignorance feinte, en faisant abstraction de la dimension en réalité directive et à finalité transmissive des interventions de Socrate dans les dialogues de référence : « l’ignorance du maître est méthodologique : elle évite que l’enfant ne s’aligne sur la pensée de l’animateur, soit dans “le désir de bonne réponse du maître” ; elle creuse le désir de trouver sa propre réponse pour apprendre à penser par soi-même » (Tozzi, 2017, p.29). La mise en œuvre est décrite, en termes de questions, relances et reformulations du maître, sans modélisation particulière, comme chez Brénifier : « Relever au cours de la discussion une distinction conceptuelle, intervenir pour recentrer, poser une question de relance ou d’approfondissement à la cantonade, demander une précision nominative pour aller plus loin, en dosant le nombre d’interventions » (Tozzi, 2008, p.102).

Paradoxalement, la mise en œuvre de la discussion philosophique s’appuie sur une non- directivité de principe et sur la référence à des modalités socratiques de conduite directive du dialogue non élucidées, en tant que telles. On constate l’absence d’un travail de transposition didactique du genre, qu’on peut lier à l’absence de séparation établie entre l’école et le champ de pratiques et de discours de référence10.

10 On notera, à titre comparatif, qu’Edwige Chirouter, qui propose d’aborder la philosophie avec les enfants par des œuvres de la littérature de jeunesse, ne pose pas de référence au dialogue socratique, lorsqu’elle envisage le rôle d’accompagnement de l’enseignant, pourtant inspiré de Tozzi. Elle insiste sur la nécessité que celui-ci dispose d’une « culture philosophique solide », qui lui permettra d’« analyser et dégager la portée philosophique des œuvres. Durant les séances, il sera mieux à même de repérer dans les réponses des élèves des éléments philosophiquement déterminants et pertinents (des Kaïros), rebondir pour problématiser, reformuler et synthétiser, être conscient des exigences intellectuelles propres au discours philosophique et les solliciter chez les élèves » (2015, p.241).

Recherches en Éducation - n°32 - Mars 2018

Toutes ces recommandations réfèrent la discussion philosophique au genre du dialogue socratique. La référence est assumée explicitement (Lipman, Brénifier) ou non (Tozzi). Lipman retient du dialogue socratique sa forme dialoguée, son caractère ordonné logiquement et un questionnement spécifique sur le monde. Tozzi ne retient que la simulation d’ignorance de la part du maître, pour mettre en question la transmission du savoir comme modalité et finalité de la relation éducative et décrire l’apprentissage du philosopher. Brénifier partage ce point de vue et valorise aussi une maïeutique entre élèves, qui met l’accent sur l’horizontalité des relations. Toutes ces approches se caractérisent par une absence de travail de transposition didactique du genre de discours de référence pour la classe, en vertu d’une négation de l’école comme lieu spécifique de communication. Le genre joue comme modèle, susceptible d’être importé à l’école, tel qu’il est supposé fonctionner réellement dans les genres et les pratiques langagières de référence (Dolz & Schneuwly, 1997, p.32).

Une première lecture de la référence au dialogue socratique consiste à ne pas s’étonner de sa reprise : l’influence majeure de la figure de Socrate sur l’histoire de la pensée occidentale est un fait : « Socrate ne fut peut-être jamais un philosophe au sens que nous donnons au terme. Et pourtant, il est pour la philosophie comme pour la conscience populaire plus que cela : c’est le philosophe » (Wolff, 1985, p.5). Les philosophes de métier se réclament de « son héritage imaginaire » depuis vingt-cinq siècles, qu’ils s’inscrivent dans sa reprise ou sa déprise et la conscience commune le pare de « l’aura religieuse “du” Sage » (ibid.). Une seconde lecture est de s’en étonner, dans la mesure où une telle référence n’est pas structurante dans l’histoire de la pédagogie pour l’école primaire en France.

2. Le dialogue socratique, condamné pour

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