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Voyons maintenant en quoi l’hypothèse déterministe est plus féconde d’un point de vue épistémologique. D’abord, une description fine des attitudes des élèves en classe révèle qu’il est beaucoup plus difficile de faire cours à des individus qui refusent de questionner un problème parce qu’ils s’estiment satisfaits par leur croyance. Si on part du présupposé que chacun est libre de mettre de côté ses croyances le temps d’un cours – règles polies du débat tolérant et respectueux –, on rend caduque le problème principal en inculquant un hypocrite devoir de réserve : la perspective d’une formation critique est déjà loin… D’un point de vue logique, il est donc plus fécond de partir de la situation la plus difficile d’apprentissage ; des conditions plus clémentes – pourquoi pas – permettront des modalités d’action qui fonctionneront a fortiori. Jadis, paraît-il (mais on en doute un peu…), la diligence des élèves à vouloir apprendre régnait dans le calme partagé de la docilité scolaire ; aujourd’hui, les élèves mettent un holà explicite à certaines questions, refusant même de les entendre. Désormais, le heurt aux croyances individuelles correspond à une situation concrète souvent vécue dans le cadre de l’enseignement scolaire. Dans tous les cas, l’enseignement n’amorce rien : des individus se sont croisés avec leurs croyances respectives, ils se quittent un peu plus tolérants ou un peu fâchés, mais rarement changés dans leur disposition vis-à-vis de leurs croyances. C’est pourquoi il est plus intéressant de partir de concepts contre-intuitifs – la non-liberté de croire – mais ensuite plus riches dans leur déroulement. C’est le statut du fondamental qui est en jeu. Entre la liberté de croire ou de ne pas croire – dont le slogan serait : « ralliez-vous à la recherche de la vérité » – et la nécessité de croire ce que l’on croit au moment où on le croit, laquelle des hypothèses est la plus pertinente ?

Posons donc l’hypothèse que les élèves, comme tout individu, ont nécessairement des croyances. C’est à prendre en compte cette nécessité d’avoir des croyances qu’on s’autorisera à mettre en place les conditions réelles d’une pratique du doute et d’une modification des représentations. J’entends par doute, non pas le déni des croyances passées, mais la distance suffisante pour se sentir autoriser à interroger une croyance.

En effet, la question du rapport à l’autorité dans les modalités de croyance est cruciale. Et les effets de pression que l’autorité induit ne doivent jamais être sous-estimés : il ne va pas de soi de s’autoriser à critiquer les autorités – qu’elles prennent la forme du paradigme, de la personne du professeur, de l’effet d’imposition d’un nom propre prestigieux, etc. C’est même le propre de l’autorité que de délimiter le champ de l’autorisé et notamment de circonscrire les possibles, de sorte à interdire la contestation de ce qui rend possible l’apprentissage – le cadre est ce qui permet de penser dans une certaine limite, il comporte donc toujours une part d’ombre au regard des exigences de la pensée critique.

En partant de l’hypothèse de la non-liberté de vouloir croire ce que l’on veut, on s’écarte aussitôt des propédeutiques inefficientes pour l’enseignement. Enseigner ne suppose pas de ridiculiser ou de détruire les croyances des élèves – violence psychique qui manque son but conscient ; ni de leur demander de laisser leurs croyances au vestiaire – parade du doute inefficace ; ni même de faire fructifier leurs croyances ou de vouloir les épargner d’un choc qu’on croit trop brutal pour eux – croyance en l’immunité du vécu de chacun. Tout le problème est de trouver la bonne distance épistémologique et affective à ses croyances. Ce problème de la distanciation correspond à l’effort d’éviter l’écueil de l’abstrait (trop grande distance) sans pour autant tomber dans le pathos du vécu de chacun (trop petite distance). Ce travail sur soi, qui n’est autre, en

premier lieu, qu’un travail sur ses croyances suppose du temps et de la patience. De ce point de vue, la connaissance du mode de fonctionnement des croyances permet d’éviter ce que Pierre Bourdieu (1997, p.10) appelle le « comique pédant », « cet excès de confiance dans les pouvoirs du discours » qui n’est autre que la « vanité d’attribuer à la philosophie, et aux propos des intel- lectuels, des effets aussi immenses qu’immédiats [...]. Illusion typique de lector, qui peut tenir le commentaire académique pour un acte politique ou la critique des textes pour un fait de résistance, et vivre les révolutions dans l’ordre des mots comme des révolutions radicales dans l’ordre des choses. »

Peut-on ne pas croire ? Dans la tradition philosophique, la réponse déterministe est particulièrement féconde d’un point de vue épistémologique pour penser les apprentissages et l’amendement des représentations : que la croyance soit nécessaire et suffisante me paraît la meilleure position pour penser le problème de la dynamique d’apprentissage. De même que croire en la raison est vrai en vertu des effets bénéfiques de cette croyance pour expliquer le réel3, de même ne se donner que de la croyance est l’hypothèse la plus féconde pour penser les puissances formatrices des apprentissages. Nous ne pouvons pas ne pas croire et nous ne faisons rien d’autre que croire : c’est la conséquence d’un immanentisme rigoureux. La puissance libératrice des apprentissages rationnels (scientifiques, philosophiques, etc.) n’apparaîtra plus comme un arrachement (impossible) aux croyances mais comme une manière de circuler au sein des croyances.

Si la question « peut-on ne pas croire ? » pouvait sembler être une problématique individualiste et mentaliste, il s’avère que c’est en fait tout le contraire : nulle question n’est plus sociale d’emblée et ne relève plus pleinement des enjeux politiques de libération des apprentissages scientifiques. En effet, le monde spirituel, en tant qu’il est social, évolue tout entier dans le régime de la croyance : chaque individu croit et fait croire. Or, comme le précise David Lapoujade (2008, p.173) : « Faire croire, ce n’est pas donner une information que l’autre croira : c’est le disposer à agir de telle ou telle manière, compte tenu de l’information transmise. C’est le sens de la définition pragmatiste de la croyance chez William James : croire, c’est être ‘‘disposé à agir’’ en fonction d’une croyance donnée ; réciproquement, faire, croire, c’est disposer l’autre à agir selon telle ou telle croyance. » En résumé, agir sur quelqu’un, ça n’est rien d’autre que le « disposer » à agir d’une certaine manière : agir c’est faire croire. Le problème de la croyance est donc pleinement politique, et cela permet de donner un fond épistémologique solide pour penser les effets d’émancipation espérés par la formation de l’esprit scientifique : la sécularisation de la science induit des manières d’agir différentes parce qu’elle fait croire différemment. L’article de José-Luis Wolfs et celui de Coralie Delhaye et Eleni Kalesi nous montrent bien d’ailleurs la grande complexité des facteurs agissant sur nos manières de croire, donc d’agir : des démonstrations scientifiquement comprises peuvent cohabiter avec des valeurs émotionnellement incorporées, parfois dans des régimes a priori incompatibles entre eux.

Non seulement nous sommes déterminés à croire en général en tant qu’êtres sociaux, mais nous sommes déterminés précisément dans ce que nous croyons. Or, l’une des choses que nous avons tous tendance à croire, c’est que nous sommes libres de croire ce qu’il nous plaît de croire. Mais cette autopotence dont nous aimons nous croire possesseurs n’a de raison d’être que sociale, encore. Parce que l’idée est corps, parce que ce que nous croyons est directement lié à ce que nous faisons, nous postulons volontiers une liberté des croyances qui puisse soutenir la liberté des actes : la croyance en une entité imaginaire, le sujet, provient de qu’il serait séparé de l’acte et supposé pouvoir indifféremment agir ou ne pas agir, croire ou ne pas croire. L’accusation des « cancres » et des « obscurantistes » aussi bien que l’orgueil des « méritants » et des « éclairés » ont besoin de la fable du libre arbitre et de la liberté d’indifférence : c’est grâce à elle que le crédule peut être dit sot, que le savant peut être dit brave et le puissant peut être dit méchant – chacun n’est jugé ainsi que si on le croit libre de ne pas être ce qu’il est ou penser ce qu’il pense.

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Le principe de rationalité est acculé à une régression à l’infini que seule une position arbitraire et irrationnelle peut stopper. « La position rationaliste n’est pas logiquement défendable, faute de pouvoir satisfaire à sa propre exigence. Celui qui se prévaut de ce rationalisme intransigeant est donc parti d’un postulat par définition improuvable, donc irrationnel. Il a, pourrait-on dire, un acte de foi irrationnel en la raison. » (Popper, 1979, p.158). Le fondement irrationnel de la raison fonde l’axiomatique de toute pratique de la rationalité dans un cadre de recherche ouverte.

Recherches en Éducation - n°32 - Mars 2018

Face à cette croyance en la responsabilité individuelle vis-à-vis de ses croyances, on peut opposer l’axiome du déterminisme, exprimé le plus sobrement par Michel Serres (1991, p.229) : « Je ne crois pas, je crois ; cela ne se décide pas, mais s’ensuit. » De là un lent travail des idées sur les corps, décrit par Leibniz (1704, p.143) : « Nous ne voulons point vouloir, […] on s’attache aux personnes, aux lectures et aux considérations favorables, à un certain parti, on ne donne point attention à ce qui vient du parti contraire, et par ces adresses et mille autres qu’on emploie le plus souvent sans dessein formé et sans y penser, on réussit à se tromper ou du moins à se changer, et à se convertir ou pervertir selon qu’on a rencontré. » Il est pourtant déjà arrivé à chacun de se détacher d’une croyance : nous ne sommes pas rivés aux idées fixes. Bien sûr, le régime des croyances est polymorphe : certaines sont extrêmement fluides et passagères, d’autres évoluent selon des lois progressives, certaines enfin semblent indéracinables. Mais de l’expérience rare que l’on peut décrocher d’une croyance, on ne saurait ériger la libre circulation des croyances en faculté de la psyché humaine. Pascal (1670, p.127) pointe bien le sophisme d’une telle généralisation de circonstances exceptionnelles au cours desquelles nous fut donnée la force de ne pas croire : « Stoïques. Ils concluent qu’on peut toujours ce qu’on peut quelquefois et que, puisque le désir de la gloire fait bien faire à ceux qu’il possède quelque chose, les autres le pourront bien aussi. Ce sont des mouvements fiévreux que la santé ne peut imiter. »4 Cette réussite d’un instant, certains philosophes en ont fait une faculté. Là encore, c’est toute la perspective pédagogique et la réflexion sur les mécanismes d’apprentissage de la scientificité qui s’écroulent. Au lieu de s’interroger sur les conditions qui permettent ces moments rares, afin de pouvoir en comprendre les fonctionnements et éventuellement y tendre par l’entraînement, ils font de ces circonstances une donnée consubstantielle à l’humanité et peuvent ensuite louer les uns ou blâmer les autres en fonction de ce qu’ils sont plus ou moins proches de cet événement rare érigé en norme.

Cela questionne de plein fouet les volontés séparatistes du législateur, telles que les rappellent Laurence Maurines, Magali Fuchs-Gallezot et Marie-Joëlle Ramage au début de leur article, citant les textes relatifs à la laïcité et à l’enseignement de 2004 : « il s'agit tout d'abord d'aider à pratiquer une séparation entre les différents domaines de réflexion (ce qui relève de la science et de la connaissance et ce qui relève des croyances) pour ne pas se laisser entraîner vers des confrontations qui n'ont pas de sens » (MENJVA, 2004). D’un point de vue critique, contre cette pseudo-évidence énoncée, il est intéressant, épistémologiquement et politiquement, de se demander pourquoi le législateur croit-il (car il s’agit bien là d’une croyance) qu’une telle confrontation n’a pas de sens… L’article des trois auteurs nous invite d’ailleurs à penser l’articulation entre sciences et religions du point de vue des représentations, c’est-à-dire du point de vue des croyances des étudiants : croyances sur ce qu’est la science et croyances sur sa « juste » articulation avec le religieux. Une telle enquête de terrain sera toujours plus riche et rigoureuse philosophiquement que tous les partages a priori entre « croire » et « savoir » – opposition pourtant suffisamment consacrée pour faire partie désormais du programme de Terminale, en tant que « repère ».

Mais le refus de ce partage nycthéméral (savoir = jour / croire = nuit), présent par exemple dans le concept métaphorique de l’« obscurantisme », ne risque-t-il pas de condamner à un miasme indifférencié au sein des croyances, terreau des plus plats et ennuyeux relativismes ? Au contraire, il me semble que ce fond épistémologique qui ne se donne pas le confort d’une séparation abstraite entre « croire et savoir » permet de poser avec toute l’exigence requise les problèmes des modalités d’un enseignement scientifique et des effets d’un tel enseignement sur les manières de croire des apprenants. Le défi en sciences de l’éducation, me semble-t-il, est de ne pas sombrer dans le rassurant partage, si goûté des philosophes, entre savoir et croyance, qui est une énième isomorphie avec le partage entre dominants et dominés. Voici l’axiome de ce défi, magistralement énoncé par Michel Serres (1974, p.259) :

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Dans son autocritique, Sartre (1981, p.505) fait exactement le même diagnostic que Pascal : « L’Être et le néant est un ouvrage sur la liberté. À ce moment-là, je croyais, comme les vieux stoïciens, qu’on est toujours libre, même dans une circonstance extrêmement fâcheuse qui peut déboucher sur la mort. Sur ce point, j’ai beaucoup changé. Je pense qu’effectivement il y a des situations où on ne peut pas être libre. […] Ce changement est survenu vers 1942-1943, un peu plus tard même ; je suis passé de l’idée stoïcienne qu’on est libre toujours – qui était une notion très importante pour moi parce que je me suis toujours senti libre, n’ayant jamais connu de circonstances vraiment graves où je ne pouvais plus me sentir libre – à l’idée postérieure qu’il y a des circonstances où la liberté est enchaînée. »

« La part de savoir pertinent, dans un mythe donné, une pensée sauvage, est probablement aussi grande que la part de mythologie qu’enveloppe avec elle une science donnée. Réciproquement, celui qui dicte par tout et rien fait le geste de partage, celui des prêtres et des rituels de toujours, il sépare le sacré du profane, le bon grain de l’ivraie. […] Toute la philosophie du vrai, prenant ses valeurs dans les pratiques du réel, bascule alors vers la juridiction […]. Cette chimie, tout à coup, se retourne contre elle-même : ce produit, épuré de tout mythe, devient mythique de part en part. La manie de propreté, aux limites, est une pulsion suicidaire. Un savoir sans illusion est une illusion toute pure. Où l’on perd tout, et le savoir. Il s’agit, à peu près, d’un théorème : il n’y a de mythe pur que le savoir pur de tout mythe. »

Les diviseurs de monde en deux ont réussi cet exploit : créer en même temps que leur partage fantaisiste – et fantasmé – le seul élément pur de ce qu’ils entendent par « croyance ». En effet, s’il existe assurément une croyance sans devenir, c’est bien l’idée d’un savoir pur de toute croyance, un savoir qui échappe au régime de la croyance.5

3. Être prudent dans la lutte

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