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Chapitre III : Sexe et littératures subsahariennes : une ère nouvelle

III- 1. Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem

La fin de la décennie soixante est une période charnière pour les littératures africaines, notamment dans le cadre des écrits sur la sexualité et ses manifestations directes comme le sexe et le plaisir. Elle donne véritablement le ton d’une nouvelle ère littéraire. Cet espace temporel est d’abord marqué 1968 par l’écrivain malien Yambo Ouologuem et la publication de son ouvrage intitulé Le Devoir de violence. Ainsi que le dit Désiré Nyela, « Jamais roman n’aura connu, dans la littérature africaine, de destin aussi singulier »495. En effet, d’abord consacré par le prix Renaudot peu après son édition, puis soustrait brutalement de la vente en raison d’accusations de plagiat. En dépit de ces péripéties, le texte est considéré comme un ouvrage important dans l’histoire des littératures subsahariennes. L’universitaire anglais Christopher Wise le signifie d’ailleurs dans sa préface à l’édition de 2003 (Le Serpent à Plumes) :

[…] la réception critique du devoir de violence constitue l’un des chapitres les plus intéressants de la littérature africaine. D’aucuns considèrent que Ouologuem a asséné un coup de grâce à la négritude senghorienne, ouvrant ainsi la voie à une littérature plus authentique, débarrassée de ce besoin maladif d’édifier, en Afrique, un passé falsifié. Pour d’autres, le portrait « inopportun » de l’histoire africaine que dessine Ouologuem a dévoilé au grand jour des horreurs que beaucoup auraient préféré oublier.496

Ce roman est particulièrement bouleversant pour deux raisons, qui influenceront, semble-t-il, la génération suivante : il opère d’une part une rupture esthétique et développe de l’autre un discours sur l’Afrique aux antipodes de l’image souvent servie par les écrivains africains. L’auteur malien peint effectivement un sombre tableau d’une Afrique, coupable de ses propres turpitudes, dirigée par des hommes véreux. Il dessine une Afrique passée maître dans le commerce des esclaves et l’esclavage, dans l’usage de la tyrannie, et les tractations politiques qui l’engourdissent. Saïf et son entourage

495 Désiré Nyela, « Subversion épique, verve romanesque dans Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem », in Justin Bisanswa (dir.), « Traversées de l’écriture dans le roman francophone », in Revue de l’Université de Mocton, n° 1, vol. 37, 2006, p. 147-161.

496

Christopher Wise, Préface, Le Devoir de violence, (de Yambo Ouologuem), Paris, [Seuil, 1968] Le Serpent à Plumes, 2003, p. 7. Nous rappelons que l’édition qui sera exploitée dans le cadre de cette étude est celle de 1968.

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portent cette image avec maestria, rivalisant d’ingéniosité à des fins cyniques. Selon ce prince africain, l’homme est un animal politique ; et la force, mais surtout la ruse conditionnent la longévité et le succès dans le règne animal. Il fait ainsi de la ruse l’« art de dialoguer avec la vie »497, et le moyen de rallier cette dernière à sa cause. Par là, Ouologuem prend à rebours le discours d’une Afrique victimaire, innocente, souvent naïvement décrite par ses homologues. C’est sans doute pour cela qu’il a été défendu par les milieux littéraires parisiens.

En ce qui concerne la rupture esthétique, Ouologuem réinvente l’écriture sur la sexualité. La teneur de l’assertion de Cathérine Breillat, « Écrire, c’est sodomiser le lecteur »498, acquiert toute sa portée en le lisant. On voit naître une écriture scabreuse, morbide, où le sexe est banalisé, évoqué sans aucune gêne, éjaculé au gré de la pensée de l’écrivain. Tout lui semble permis comme on peut le voir dans l’extrait mettant en scène Kassoumi et celle qui deviendra son épouse, Tambira.

Le bras de Kassoumi fit le tour de la taille de Tambira, l’enserrant d’une pression douce. Elle prit, sans colère, cette main, l’éloignait sans cesse à mesure qu’il la rapprochait, n’éprouvant du reste aucun embarras de cette caresse, comme si c’eût été une chose naturelle qu’elle repoussait aussi naturellement. […] La femme se taisait, pénétrée de sensations très douces. La tête de Kassoumi reposait sur son épaule ; brusquement il lui baisa les lèvres. Elle eut une révolte furieuse, et, pour l’éviter, se jeta sur le dos. Il la culbuta. Mais elle rabattit vite son habit sur sa cuisse, voulut fuir. Il s’affala sur elle, la couvrant de tout son corps, griffé, tambouriné, harcelé par le cuir des seins et la poitrine orageuse de la femme. Il poursuivit longtemps cette bouche qui le fuyait, puis, la joignant, y noua la sienne. Alors, affolée, elle le caressa, lui rendit, lui labourant les reins, son baiser ; et, flancs gonflés, tout envahie d’un délicieux sentiment de défaite, sa résistance, elle la sentit, comme écrasée par un poids trop lourd, tomber… […] La femme portait l’homme comme la mer un navire, d’un mouvement lent de bercement, avec des montées et descentes, suggérant à peine la violence sous-jacente. Ils murmuraient, sanglotaient au cours de ce voyage, et leurs mouvements, avec insistance, s’accélérèrent au point de devenir d’une puissance insoutenable, et qui fusait d’eux. L’homme poussa un grognement, laissant son arme aller plus vite, plus loin, plus fort entre les cuisses de la femme. Le venin jaillit ; et soudain ils sentirent qu’ils manquaient

497

Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit., p. 203.

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d’air, qu’ils allaient exploser ou mourir ! […] Ils s’en éveillèrent, vibrants, fous, muets ; las ; vidés ; oreilles bourdonnantes. Comblés, obsédés, tant ils se sentaient toujours possédés l’un l’autre.499

D’évidence, à la différence de Mission terminée par exemple, où l’acte sexuel ne va pas à son terme, ou d’autres textes où il est passé sous silence, Yambo Ouloguem décrit intégralement le jeu des corps. Certes, le vocabulaire est parfois imagé, mais l’accouplement et la jouissance sont explicites – dont certains diront qu’ils relèvent de l’animalité, de l’obscène ou du licencieux. Ainsi, dans cet autre extrait :

« Comment va ma petite négresse ? interrogea-t-il, engourdi comme une perdrix dans la bruyère. As-tu joui un peu ?

– Oh ! jamais je n’avais encore vu ça », gémit Awa qu’une claque de Chevalier [l’administrateur blanc] fit aboyer, et elle se lova de plaisir, haletant sous la cruelle caresse, le branlant comme une reine ou une savante putain. Sa bouche semblait toujours affamée du mollusque rose et dodu de l’homme, et sa langue dans sa bouche la démangeait de suçoter la perle d’un orient somptueux, qui s’écoulait, écumante comme à regret, de la tige… […] – Awa – une table plantureuse ! Ève aux reins frénétiques, elle cajola l’homme, l’embrassa, le mordit, le gratta, le fouetta, lui suça nez oreilles gorge, aisselles nombril et sexe si voluptueusement, que l’administrateur, découvrant l’ardant pays de ce royaume féminin, la garda pour de bon, vécut une passion fanatique, effrénée, haletante, l’âme en extase.500

Le niveau de cette représentation est donc tout à fait singulier. Daniel Delas présentera ce texte en ces termes :

Histoire de sang, l’histoire africaine est aussi une histoire de sexe. Si les meurtres sont nombreux, les scènes de possession sexuelle le sont aussi : scène d’amour « normal » entre Kassoumi et Tambira, scène bestiale entre l’administrateur, ses chiens et une jeune espionne noire, scène de sexe entre le noir Madoubo et la jeune Allemande Sonia, observée par un tiers, lequel est à son tour surpris par sa fiancée qu’il va tuer, scène de viol d’une mère de famille par le féticheur.501

Il faut dire que cette présentation est très partielle. On y ajoutera volontiers – le droit de cuissage exercé par Saïf sur Kassoumi, le voyeurisme et la masturbation de Sankolo,

499 Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, op. cit., p. 55-56.

500

Ibid., p. 71. Les italiques sont de nous.

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les orgies de Wampoulo et Kratonga sur Tambira, celle de Raymond Spartacus Kassoumi et de ses amis dans un lupanar parisien, son inceste avec sa cadette Kadidia, ses relations homosexuelles avec le français Lambert –, etc. L’œuvre de Ouologuem met ainsi un terme au règne de la pudeur scripturale pour annoncer « un ton nouveau de la littérature africaine : moins pudibonde, moins afrocentriste, moins nègre. »502

Autrement dit, ce livre introduit une forme nouvelle d’expression du sexe et de son plaisir. À l’inverse du style pudique, qui propose une forme de visibilité du sexuel – faite de détours, de suggestion, présents entre les lignes, proposant un sexe discret –, Ouologuem oppose et impose un sexe surbrillant. De par ces pratiques et le lexique mobilisé pour lui donner forme.

Ouologuem pose là les bases d’une écriture sur le sexe dénuée de toute entrave. Ce texte lui vaut des heurts avec certains écrivains africains ; d’aucuns, à l’image de Valentin Yves Mudimbe, le considérant comme « un Africain infecté par la pornographie occidentale »503. Son second texte, Les Mille et une bibles du sexe504 a justement toutes les allures d’un texte dit pornographique. Ce « roman-document »505

parait en 1969 sous le nom d’emprunt d’Utto Rodolph.

C’est un texte qui se résume en trois mots : sexe, sexe et sexe. Dans son « Avertissement », l’écrivain nous laisse entendre qu’il s’agira d’une exploration du sexe dans tous ses états. Yambo Ouloguem partage ainsi l’assertion d’Épicure qu’il met du reste en épigraphe et qui veut qu’« Aucun plaisir n’est en soi un mal. »506

C’est le destin du sexe de paraître moins romantique que le désir. De là sans doute le classicisme vivant de sa pratique. L’amour y mérite sa place au même titre que la perversion. Le culte de la complicité y est

502 Ibid., loc. cit.

503 Ibid., loc. cit.

504 Yambo Ouologuem, Les Mille et une bibles du sexe, Paris, éditions du Dauphin, 1969.

505

Ibid., p. 13.

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l’évangile où l’acte noie les tragédies individuelles. Et les mondes divers de l’orgasme et de la jouissance y deviennent des venins rares : entretenus par le génie de l’érotisme.507

Yambo Ouologuem essaie peut-être dans cette œuvre, soit de rendre banale la sexualité dans son rapport au désir et au plaisir, soit, bien au contraire, d’en révéler la complexité, notamment lorsqu’il s’agit d’un Africain mettant en écriture le sexe-plaisir. On peut au moins s’accorder sur sa volonté de la dé-tabouiser, la dé-scandaliser – rompant avec tous les nostalgiques de l’invulnérable pudeur verbale. Dans sa « Note au lecteur », il écrit en effet :

Ce livre étonnera sans doute le lecteur ; mais si je prends sur moi de présenter ce livre, c’est aussi pour lui demander assez d’indulgence pour ne pas crier au scandale. Que le lecteur pense seulement que quiconque fait l’amour, ne pense plus à penser. Il en arrive au point où il ne pense plus à rien. Il vit. Il se veut vrai, et il existe. Qu’on le veuille ou non, tout couple sain est érotique, chacun selon sa propre formule.508 Dans cet ouvrage, l’auteur de la Lettre à la France nègre relate des morceaux de vies intimes, présentés comme vrais, de divers couples, entremêlés entre eux quelquefois dans des « confessions-poker » ; jeu qu’il décrit comme suit :

Les parieurs de ce jeu de « confession-poker » sont par excellence amateurs de « parties » diverses : allant de réunions d’amis (trois à six couples) au gigantisme (trois cents couples) en passant par les messes noires, les ballets roses ou bleus, les scènes de pendaison, les inventions insolites en Ardèche, dans un village abandonné, et au dilettantisme encore plus savant que la capitale discrète mais raffinée des excursions sexuelles : Troyes. Les « confessions-poker », donc, c’est l’apogée de la faculté érotique. Elles révèlent, extraites de leur gangue d’impuretés verbales, toute l’originalité de l’érotisme le plus neuf, le plus troublant. Les parieurs, en effet, ont choisi de conter l’aventure érotique la plus fabuleuse que l’expérience leur ait donné de vivre.509

Le passage résume très précisément ce autour de quoi gravite le texte. Au-delà de la volonté de désacraliser, on retrouve celle de l’auteur qui consiste à appréhender l’érotisme par les mots, d’où l’invite au lecteur de ne point condamner ce qu’il va lire, mais d’entreprendre avec lui cette démarche de compréhension. Le refus d’assujettissement de Ouologuem à la vision idéologique de la Négritude, ainsi que

507 Ibid., p. 12.

508

Ibid., p. 6.

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l’ouverture d’un style audacieux sont peut-être l’héritage qu’il laisse à la génération d’écrivains qui lui succède. Au demeurant, Le Devoir de violence et Les Mille et une bibles du

sexe vont permettre ostensiblement non seulement la naissance d’un style nouveau

dont Le Devoir de violence passe pour l’acte de naissance, mais également des auteurs émules d’une écriture libérée, ou plutôt inscrits dans un processus de libération.