• Aucun résultat trouvé

De notre approche historique et sociologique du concept d’autorité, nous retenons deux faits majeurs. Premièrement, la confusion entre l’autorité et le pouvoir domine. Ont ainsi été accolés au terme « autorité » les adjectifs « traditionnelle », « patriarcale » ou encore « charismatique », pour qualifier des pratiques sociales aliénantes aux conséquences individuelles souvent pathologiques. En nous arrêtant sur les définitions de l’autorité, nous allons constater qu’il s’agit non pas d’autorité mais d’abus de pouvoir, de ce que nous avons qualifié d’autorité autoritariste. Ces pratiques sont portées par des personnalités jouant le rôle de figures mythiques, occupant des positions de sur-centralité : « chef-né » (Ardoino, 1969), homme exceptionnel à l’autorité « naturelle », personnage charismatique. Ces figures s’accrochent à un principe transcendantal d’essence divine : mystérieuse, l’autorité (en fait le pouvoir) est confisquée. Bien qu’il ait été largement mis en question depuis la Révolution française, ce principe demeure toujours opérant dans notre imaginaire culturel. Deuxièmement, dans l’ensemble de la société comme à l’école, ces pratiques d’imposition plus ou moins violente des normes sociales sont aujourd’hui contestées. L’autorité autoritariste (l’autorité dans son sens commun) n’est plus légitime. Le rejet de l’idée d’autorité ou le refus de l’exercer apparaît également peu opératoire. L’autorité est repensée dans le sens d’une relation réfléchie à construire en situation. Elle peut alors s’acquérir, se développer, se construire. Elle n’est plus « naturelle » ou réservée à quelques-uns.

A l’aide de définitions, nous allons préciser brièvement ce qui distingue l’autorité de l’enseignant de la discipline scolaire, puis nous montrerons en quoi l’autorité n’est pas le pouvoir. Nous allons ensuite approfondir deux conceptions qui bien qu’opposées en apparence, confondent autorité et pouvoir : l’autorité traditionnelle (que nous nommons « autorité autoritariste ») et le refus de l’autorité (« autorité évacuée ») (chapitre III).

Travailler à redéfinir l’autorité aujourd’hui apparaît absolument nécessaire. Nous allons le faire à partir de sa socio-psychogenèse et de son étymologie (chapitre IV). Puis, nous indiquerons les caractéristiques de la relation d’autorité et les problématiques qu’elle soulève, en reprenant notamment la question de sa légitimation (chapitre V). A la suite de la conclusion de ce chapitre, nous donnerons notre définition de l’autorité éducative.

Chapitre III – Ce que l’autorité n’est pas

« Il ne s’agit pas tant d’entreprendre une restauration impossible que de chercher à savoir quelles formes d’autorité pourraient convenir à des individus, adolescents ou adultes, épris de liberté et peu soucieux de rétrograder vers des formes archaïques d’exercice du pouvoir » (L. Ferry, 2003, p. 51).

III – 1. L’autorité de l’enseignant et la discipline scolaire

Ayant employé le terme de discipline scolaire dans notre première partie, il nous paraît maintenant utile d’examiner comment il s’articule à l’autorité de l’enseignant.

III – 1.1. En distinction

Les définitions concordent (Douet, 1987, p. 16 ; Prairat, 2001, p. 11). La discipline scolaire est l’ensemble des règlements et règles destinés à permettre le bon déroulement de l’activité d’enseignement. Elle est aussi l’ensemble des dispositifs et des méthodes, notamment les punitions et les sanctions, mis en place pour faire respecter ces règles, obtenir l’obéissance des élèves. Dans la classe, ces paramètres peuvent être plus ou moins négociés avec les élèves. La discipline n’est donc que l’un des aspect de ce que l’on nomme communément l’autorité. En effet, l’autorité en éducation ouvre à deux nouveaux questionnements. Tout d’abord, elle interroge le consentement du sujet sur lequel la discipline s’exerce. Les règlements et les règles sont-ils imposés à des individus par la collectivité ou le sujet consent-il librement à y obéir ?68 Les diverses options pédagogiques (traditionnelle, institutionnelle, autogestionnaire) sont l’expression de tel ou tel choix. Deuxièmement, qu’il s’agisse de l’enseignant ou de l’élève, l’autorité comporte irréductiblement une dimension personnelle. Plus exactement, elle mobilise l’action du sujet dans sa relation à l’autre. L’autorité introduit donc une dimension psychologique, en plus de la dimension sociale.

Ainsi, comme l’indiquent Oury et Vasquez (1971), un problème de discipline dans la classe peut avoir plusieurs causes, qui dépassent le respect d’une règle stricto sensu ou une

faille dans le dispositif69. Parce que les règles et les dispositifs sont toujours portés par des personnes, c’est le « dysfonctionnement » d’une personne (enseignant ou élève) qui apparaît comme cause de l’indiscipline : une règle est insuffisamment élaborée ou mal appliquée, une décision prise n’est pas tenue par celui qui doit l’assumer ou suivie par la personne en charge de l’appliquer, un comportement est inapproprié à une situation. En résumé, la personne n’est pas en capacité d’exercer sa fonction institutionnelle. Elle peut manquer de confiance en elle. Elle peut aussi (cela peut être l’un et l’autre) ne pas disposer des savoirs requis pour tenir la position statutaire attachée à sa fonction, dans telle situation. L’autorité de l’enseignant ne se réduit donc pas à une question de dysfonctionnement en termes de règlements ou de dispositifs. Elle renvoie la personne à sa capacité de faire vivre non seulement les règlements et dispositifs, mais aussi d’incarner et de figurer une position subjective dans l’adaptation permanente à la situation (Vulbeau & Pain, 2003). En ce sens, la question de l’autorité englobe, approfondit celle de la discipline, en travaillant à élucider ce qui fait autorité pour la personne en relation avec d’autres. Derrière l’indiscipline se cache généralement un déficit d’autorité statutaire qui atteint la personne70.

III – 1.2. En rapprochement

Nous avons jusqu’à présent surtout insisté sur l’une des significations de la discipline, alors que B. Rey (2004b) souligne à juste titre que le terme possède un double sens dans la langue française : c’est à la fois un ensemble de règles, de règles de vie (…), c’est aussi une matière scolaire, un savoir scolaire » (p. 120). Or, un savoir est « un discours extrêmement contraint », qui suit un ordonnancement et « obéit à des règles » précises (p. 118). C’est ainsi qu’à partir de la double signification de la discipline, le savoir justifie que l’enseignant ait de l’autorité, car la mission première de l’école est de faire accéder l’élève à des savoirs71.

69 En choisissant comme critère « l’agressivité perçue par le maître », Oury et Vasquez (1971) distinguent quatre types de crises pour lesquelles ils proposent des solutions : la crise de régression, qui peut se solutionner par la pratique du sport ou de jeux calmes ; les crises techniques, nécessitant une amélioration de l’organisation de la classe ; les crises où l’enfant, le groupe, par un ensemble de comportements, cherchent à se faire entendre ; les crises qui traduisent un conflit imaginaire : ce que l’enfant projette sur le maître, l’image que le maître se fait de lui-même. Dans les deux derniers cas, Oury préconise que le maître parle ou réagisse pour montrer qu’il existe, indépendant des représentations, qu’il écoute les enfants pour comprendre qu’on le prend pour un autre (p. 354-362).

70 Chapitre II – 4.1.1.

III – 2. L’autorité n’est pas le pouvoir

III – 2.1. Le pouvoir use de la contrainte, l’autorité s’en abstient

Les auteurs s’accordent sur le fait que l’usage de la contrainte distingue le pouvoir qui en use, de l’autorité qui s’en abstient. Pour Kojève (2004. 1ère édition 1942), « non seulement exercer une autorité n’est pas la même chose qu’user de la force (de violence), mais les deux phénomènes s’excluent mutuellement » (p. 61). De même dans sa célèbre définition, Arendt (1972a) différencie clairement l’autorité du pouvoir. L’autorité exclut la contrainte. Elle échoue dès que la force est utilisée, même si cette force prend la forme de la persuasion : « l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de cœrcition ; là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué. L’autorité, d’autre part, est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. (…) S’il faut vraiment définir l’autorité, alors ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments » (p. 123). L’autorité n’est pas la tyrannie (p. 128). De même selon Busnel, Grolleau, Tellier et Zarader (1995), « l’autorité n’est ni la domination ni la soumission » (p. 39). Pour Russ (1994) encore, « l’autorité, tout en impliquant parfois une authentique contrainte (…) désigne, en son sens profond, une relation excluant la vraie contrainte, une sorte de pouvoir d’influence étranger à la violence directe. (…) L’autorité se rapporte à la dignité, non point à la contrainte ou à la cœrcition » (p. 39). La définition proposée par Burdeau(1995) synthétise cette différence essentielle : « l’autorité est le pouvoir d’obtenir, sans recours à la contrainte physique, un certain comportement de la part de ceux qui lui sont soumis » (p. 578). Relevons dans les deux dernières définitions l’usage du terme « pouvoir » qui maintient une ambiguïté.

A partir de ces définitions, il serait possible d’utiliser le substantif « autorité » pour signifier des pratiques ne recourant pas à la contrainte, qu’elle soit physique ou psychique. Dans un souci de clarification, nous nous sommes résolus à parler d’ « autorité autoritariste » pour qualifier la conception traditionnelle de l’autorité, de même que nous avons ajouté les adjectifs « évacué » et « éducative ». Le terme « pouvoir » reste approprié à qualifier des pratiques marquées par l’arbitraire ou l’abus, même s’il n’est pas que cela72.

72 Nous pensons au pouvoir contrôlé par la démocratie, à « l’acte-pouvoir » tels que l’entendent Mendel et Vogt (op. cit.) ou les institutionnalistes, ou encore au « pouvoir social » tel que le définit Moreau de Bellaing (1990) : une forme de pouvoir qui

III – 2.2. Le pouvoir a besoin de l’autorité pour se légitimer, l’autorité est concevable sans le pouvoir

L’autorité doit être recherchée ailleurs, non directement connectée au pouvoir. En référence à son origine romaine par exemple, Arendt (1972a) affirme encore que « la caractéristique la plus frappante de ceux qui sont en autorité est qu’ils n’ont pas de pouvoir » (p. 161). Dans le même sens, Moreau de Bellaing (1990) indique que « le pouvoir, sauf quand il est arbitraire, est inconcevable sans l’autorité. Mais l’autorité (…) est parfaitement concevable sans le pouvoir. Légitimer, faire reconnaître, donner sens au pouvoir, n’est que l’une de ses fonctions » (p. 10). Cette distinction indique que le pouvoir a besoin du supplément que constitue l’autorité, ainsi que l’attestent les définitions de l’autorité comme un pouvoir légitime ou légitimé. A partir de cette acception présente chez Weber, Willaime (2003) souligne l’importance de la croyance, dans la quête de légitimité de l’autorité, contrairement au pouvoir qui s’appuie en dernier ressort sur la force (p. 76). Toute la spécificité de l’autorité est bien d’avoir besoin d’être légitimée pour exister comme telle73. Comme l’indique encore Willaime, c’est à la fois sa fragilité et sa force (p. 77). Reprenant cette distinction, Herfray (2005) nous ouvre à la spécificité de l’autorité au plan psychique, comme pouvoir d’influence de la parole d’un sujet adressé à un autre sujet générateur de confiance : « l’autorité s’inscrit dans une réalité psychique et correspond à une place que nous donnons à ceux dont la parole, reconnue comme juste, aura sur nous un pouvoir d’influence. On peut avoir du pouvoir sans avoir de l’autorité et inversement. Nul n’est maître, ni de l’autorité dont il est susceptible d’être investi, ni des effets de sa parole. (…) En fait, l’autorité est accordée à quelqu’un par ceux qui éprouvent de la confiance en sa parole » (p. 50).

III – 2.3. Le pouvoir est référé au social, l’autorité est plutôt d’ordre personnel

Comme en écho aux propos ci-dessus, une autre distinction entre autorité et pouvoir relevée par Ardoino (in Postic, 1979) nous fait entrevoir l’un des sens de l’autorité (se faire son propre auteur). L’autorité est de l’ordre du personnel, alors que le pouvoir est davantage référé au social : « l’autorité, définie plus spécifiquement qu’à l’ordinaire, comme autorisation « ne se définit ni par la contrainte, ni par la domination, encore moins par l’excès de domination » (p. 63). En tout état de cause, la question du pouvoir mériterait une recherche en soi, ce qui n’est pas notre objet dans cette thèse.

(intention et capacité de s’autoriser soi-même, et conformément à l’étymologie, de se faire son propre auteur74) justement hypothéquée par le poids des expériences infantiles, doit bien être repérée distinctement des phénomènes de pouvoir plus liés au déterminisme macro-social des intérêts, des enjeux et des rapports de force » (p. 82).

III – 2.4. Le pouvoir est référé à l’imaginaire, l’autorité est de l’ordre du symbolique

Enfin, l’approche psychanalytique associe l’autorité au statut donné par la place occupée – de l’ordre du symbolique – alors que le pouvoir est plutôt, dans l’ordre de l’imaginaire, référé à la puissance : « l’autorité est donc à différencier du pouvoir car elle s’exerce à partir de la reconnaissance symbolique de la différence des places alors que le pouvoir désigne davantage le registre imaginaire où c’est la puissance de l’un qui prédomine sur celle de l’autre » (Lebrun, 2001, p. 277).

III – 3. L’autorité traditionnelle (ou « autorité autoritariste ») n’est pas l’autorité

III – 3.1. Des définitions qui entretiennent la confusion

C’est dans la confusion entretenue au fil de l’histoire entre autorité et pouvoir qu’il faut lire les sept définitions que le dictionnaire Le Nouveau petit Robert (Rey-Debove & Rey, 1996) propose de l’autorité : « 1 – Droit de commander, pouvoir (reconnu ou non) d’imposer l’obéissance75. Voir : commandement, domination, force, puissance, souveraineté. L’autorité suprême, l’autorité du souverain, du chef de l’Etat. L’autorité du supérieur sur ses subordonnés, du chef sur ses soldats (Voir : Hiérarchie). Autorité paternelle, parentale (…). Voir : Tutelle. Autorité légitime, établie, illégale, usurpée. Autorité absolue, despotique, dictatoriale, sans limite, sans contrôle (…). Voir : absolutisme, arbitraire, autocratie, autoritarisme, césarisme, despotisme, dictature, domination, oppression, totalitarisme, tyrannie. Soumettre les peuples à son autorité. Voir hégémonie. Imposer son autorité (…) Abus d’autorité (…). De l’autorité de… Agir de sa propre autorité, avec l’autorité, le pouvoir de décision qu’on s’attribue sans autorisation (…) – D’autorité : de manière absolue, sans

74 Nous y reviendrons au chapitre IV.

75 En éducation, la définition suivante de Cuissart (1887) va dans ce sens : « l’autorité est le pouvoir de se faire obéir » (p. 146). Cette définition est celle du Littré.

tolérer de discussion ; sans consulter personne (…). 2 – Les organes du pouvoir. Les actes, les décisions, les agents, les représentants de l’autorité. Voir gouvernement ; administration. (…) Les autorités : les personnes qui exercent l’autorité. (…) Voir dignitaire, officiel (…). 3 – Force obligatoire, exécutoire d’un acte de l’autorité publique. Autorité de la loi. Voir souveraineté. 4 – Attitude autoritaire ou très assurée (…). Voir : Assurance ». 5 – Pouvoir de se faire obéir. Avoir de l’autorité, beaucoup d’autorité. Ce professeur n’a aucune autorité sur ses élèves. Manquer d’autorité. 6 – Supériorité de mérite ou de séduction qui impose l’obéissance, le respect, la confiance. Voir : considération, crédit, empire, influence, magnétisme, poids, prestige, réputation, séduction. (…) Ascendant. (…) Le fait de s’imposer, de servir de référence, de règle, par le mérite reconnu. (…) Faire autorité : s’imposer auprès de tous comme incontestable (…). 7 – Personne qui fait autorité. Ce chercheur est une autorité dans ce domaine (…) » (p. 164).

De par son classement dans l’ordre des définitions, sa richesse et la variété du vocabulaire employé, l’acception 1 démontre l’usage prépondérant de l’autorité au sens d’un pouvoir de contrainte, en particulier politique, de caractère supérieur, unilatéral et répressif (Goudailler, 2001, p. 6 ; Baziou, 2005, p. 41-47). Les acceptions 2 et 3 mettent l’accent sur le cadre institutionnel dans lequel cette « autorité » s’exerce. Les quatre dernières définitions traitent des dimensions personnelles de l’autorité, de différentes façons : si l’acception 4 renvoie clairement à l’autorité autoritariste, l’acception 5 le fait également mais sans indiquer comment l’autorité se possède et par quels moyens l’individu exerce le pouvoir de se faire obéir. L’acception 6 donne quelques réponses en ce sens : la dimension personnelle de l’autorité est soulignée ; l’autorité traditionnelle « autoritariste » est rapprochée de l’autorité charismatique. Notons enfin la référence à l’autorité de compétence (acception 7).

Nous retrouvons donc dans ces définitions de ce qui est communément nommé « autorité » les conceptions traditionnelles de son exercice, que nous allons maintenant détailler : la mystique du « chef-né », les modèles patriarcal ou paternaliste, charismatique ou autonome ont en commun la centration exclusive sur la personnalité du détenteur du pouvoir76. Y est souvent associé le risque pathologique de la personnalité autoritaire.

76 La centration exclusive sur l’institution aboutit à la bureaucratie, autre modèle autoritaire. Ainsi pour Mucchielli (op. cit.), l’autorité bureaucratique, c’est l’autorité statutaire poussée à l’extrême. La relation humaine intra-groupe est perdue (p. 37, 38). Le schéma proposé par Béranger et Pain (1998, p. 135) met en lumière cet élément en même temps qu’il distingue clairement l’autorité de l’autoritaire.

III – 3.2. Différents modèles d’autorité traditionnelle

III – 3.2.1. La mystique du « chef-né »

C’est Ardoino (1969) qui parle de mystique du chef-né à propos de l’autorité traditionnelle. Il la rattache à « notre civilisation gréco-latine », dominée par « l’archétype culturel du pater-familias (tout-puissant et d’une essence supérieure). Cet éclairage a le mérite d’aider à comprendre certains aspects résolument autocratiques de nos modes de commandement, en même temps que la nature des interrelations entre chefs et subordonnés, avec toute leur ambivalence affective (on aime et on hait le chef, simultanément ou tour à tour, comme on aime le « bon père » protecteur et nourricier dont on dépend, tout en détestant le « mauvais père », terrible, justicier et possesseur de la mère) » (p. 12). Le mythe tient « du héros, du demi-dieu ou des dieux de la mythologie antique. Sa version moderne est « superman » » (p. 12). Avec cette centration exclusive sur le pouvoir qu’exercent certaines personnes sur d’autres, « l’autorité se définira comme un attribut, comme une essence, c’est-à-dire comme une propriété intrinsèque à certains individus plus qu’à d’autres » (p. 322).

Mais le modèle a des limites. L’auteur les analyse en référence à la dialectique du maître et de l’esclave (Hegel, 1941. Edition originale 1807)77. Le « chef-dieu » est en fait un « maître-esclave » et l’autorité traditionnelle ne tient pas : « ce chef se veut, et on le veut, supérieur, transcendant, Dieu à la limite. Il ne peut donc pas déléguer. En contrepartie, il sera l’homme à tout faire. Sa toute-puissance en fera un prisonnier. (…) Pour être conforme à ses propres aspirations et à celles de ses subordonnés (…), il est contraint d’accepter un contrat que, par nature (puisqu’il n’est pas superman), il ne pourra tenir. (…) Cette illusion entretenue fera des relations de commandement un phénomène passionnel, une succession de « cristallisation » et de désenchantements, avec tout leur cortège de « surestimations » et de « dépréciations » excessives, irrationnelles et subjectives » (p. 12, 13). Il en résulte l’impossibilité de relations authentiques (Delsol, 1994, p. 114-118 ; Maccio, 1991, p. 18).

77 Ardoino dépasse les analyses de Kojève (2004. 1ère édition 1942) pour lequel la relation maître/esclave est une relation d’autorité où la supériorité absolue du maître est reconnue, du fait que « l’esclave renonce consciemment et volontairement à sa possibilité de réagir contre l’action du maître (…) parce qu’il sait que cette réaction comporte le risque de sa vie et parce qu’il ne veut pas accepter ce risque » (p. 71).

III – 3.2.2. Le modèle patriarcal ou paternaliste

Sennett (1981) analyse le modèle paternaliste78, caractérisé par la dépendance au chef-père, le maintien dans une position infantile, l’interdiction de l’émancipation, ces éléments engendrant des mécanismes psycho-affectifs complexes comme l’affection mensongère (p. 94-124). Le paternalisme « opère en faisant parade d’une bienveillance qui n’existe que dans la mesure où il y va de l’intérêt du dirigeant, et qui réclame, pour prix de la protection accordée, un assentiment passif » (p. 191). Là encore, le modèle se révèle fragile : « le jeune adulte découvrira que la protection que son patron est susceptible de lui offrir n’est pas la même que celle que son père lui donnait lorsqu’il était enfant » (p. 83). Ici, nous sommes dans l’analogie et la confusion du familial avec le politique : il s’agit d’établir des relations personnelles avec les dirigés, avec le peuple en se libérant des systèmes d’autorité légitimes.

La seule justification en est souvent la tradition. Weber (1947) part ainsi d’une définition de l’autorité traditionnelle pour en arriver à l’autorité patriarcale79 : « l’autorité traditionnelle est un rapport de pouvoir qui repose (…) sur le respect envers ce qui, réellement, ou d’une manière supposée ou prétendue, a toujours existé. Le patriarcat est de loin la plus importante forme de pouvoir dont la légitimité repose sur l’autorité traditionnelle. Le patriarcat, c’est l’autorité du père de famille, de l’époux, du maître de maison, de l’aîné

Documents relatifs