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Deux philosophies du pouvoir

Dans le document Hygiène et intimité (Page 132-136)

Dans les discussions qu'il eut avec Dreyfus et Rabinow, Foucault justifie la cohérence interne de son oeuvre par l'exploration de "trois domaines de généalogies" : “une ontologie historique de nous-memes dans nos rapports à la vérité, qui nous permet de nous constituer en sujets de connaissance; ensuite une ontologie historique de nous-mêmes dans nos rapports à un champ de pouvoir, où nous nous constituons en sujets en train d'agir sur les autres; enfin une ontologie historique de nos rapports à la morale, qui nous permet de nous constituer en agents éthiques"4. S'agit-il de bout en bout du même sujet et du même pouvoir?

Le sujet des "disciplines", selon le mot d'Eric Weil appliqué à Rousseau,, est à l'évidence “le sujet révolté'^. Non le citoyen, "l'homme libre dans la détermination, voire grâce aux déterminations", mais "l'homme comme fait parmi les faits"6,

VIR SESOICUS SUBLIMIS

comme "condition conditionnée"7 : l'objet, dit le Foucault de 1979, d'une "animalisation"8, "l'organe, disait Nietzsche, l'organe finalisé de la communauté"?. Mais il est une autre forme de subjectivation, la maîtrise de soi. Sorte de contrepoint à la figure stoïcienne du "progressant", figure intermédiaire entre le sage et l'insensé, l'homme de l'ascése fait travailler sur lui-meme les préceptes éthiques et par là inaugure le commencement du progrès, le "début de la philosophie"10.

Ces deux grands genres de subjectivation entretiennent avec le pouvoir deux types bien différents de relations. Le sujet assujetti est marqué dans son corps par le pouvoir, par "l'incorporation" des tactiques de la domination. Qu’on pense à la torture11, ou à l'infamie (figure du sujet prise en charge par la littérature, comme discours effet d'un certain dispositif de pouvoir et d'une certaine stratégie du vrai)12. Cependant, chez le dernier Foucault, le sujet se construit au contraire dans un écart par rapport au pouvoir13. L'éthique de soi passe par la pratique d'une distance entre la fonction et la personne, l'engagement et le conformisme. La règle générale de la "culture de soi" étant de ne se mettre à la disposition du monde social que "par emprunt", comme dit Montaigne, de bien distinguer entre mon rôle et moi-meme, entre "la peau et la chemise"14.

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pouvoir, si le point le plus intense des vies est bien là où elles se heurtent à lui15 - le "sujet assujetti" et le "sujet, de la morale" éprouvent l'un et l'autre ce meme destin, mais dans des formes opposées : celui-là dans l’incorporation des marques du pouvoir, celui-ci dans la distance par rapport aux signes du pouvoir. Mais sans doute à ces deux genres de subjectivation correspondent deux philosophies, deux concepts du pouvoir. Le Foucault "nietzschéen" en faisait une capacité d'assujettissement, un potentiel s'actualisant au hasard de la lutte, de violence en violence; le Foucault de la fin, une "conduite des conduites", une "action sur l'action", bref un gouvernement de "sujets libres"16. Ici, l'affrontement, l'antagonisme; là, la réciprocité, Tagonisme". Ce qui soulève, nous le verrons, la question de la spécificité du politique.

Le point de départ de l'analyse, on le sait, est un non opposé à la conception juridique du pouvoir, à l'image conventionnelle d'un pouvoir-loi, d'un pouvoir-souveraineté. Pouvoir pauvre, dit Michel Foucault, que celui de la loi, monotone, répétitif, négatif et décharné, pouvoir qui, en dépit de son étymologie (p iïesù ts comme puissance et comme possibilité), est hors d'état de rien produire17. Le pouvoir comme loi d'interdiction est. un pouvoir mort.

On retrouve dans J'Usage d es p Ja jsirs et dans Je Sbua de soj la 130

VÎR HER01CUS SU B LIM JS

meme image d'une asphyxie de la puissance dans l'institution légale ou coutumière, sous la forme d'une viscosité ou d'une quasi-immobilité des interdits et des codes, avec lesquelles tranchent l'inventivité, la diversité et la richesse des pratiques éthiques et des formes de subiectivation, inventivité, diversité et richesse qui, dans les ouvrages antérieurs, étaient les caractéristiques du pouvoir18. Cette critique de la loi est assez bien située dans l'histoire de la philosophie : c'est l'opposition de l’oral et de l'écrit. Ainsi Platon, dans le Phèdre oppose-t-il ce qu’il y a de vivant dans l'enseignement oral à ce qu'a de mort et de figé l'oeuvre écrite; contraste repris dans le Politique, où la médecine et l'art du pilote l'emportent, sur la législation par leur capacité de s'adapter aux situations changeantes. La loi est morte, ou impuissante, dans la mesure précise où elle est universelle et stable; la médecine est un art. vivant, productif, dans la mesure où il est positif, souple et changeant19.

En résumé, si dans Su rveiller e t punir, si dans la Volonté de savoir, le pouvoir est partout en général et nulle part, en particulier, tout à la fois monolithique et moléculaire; s'il recouvre "ce qui est inspiré, imprévisible, frénétique, rapide, magique, terrible, sombre, exigeant, totalitaire"20; dans les deux derniers volumes de ï H istoire d e là sexualité, il représente l'autre pôle de l'antithèse chère à la conception dumézilienne de la souveraineté, et recouvre alors "ce qui est réglé, exact, majestueux, lent,

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juridique, bienveillant, clair, libéral, distributif'21. L'oeuvre de Michel Foucault est ainsi partagée en deux blocs, dans lesquels les notions de “pouvoir'' et de "sujet" réfèrent, croyons-nous, à des contenus tout à faits différents. Faut-il d'ailleurs parler d'un "sujet" du pouvoir dans les analyses antérieures à ces deux derniers ouvrages? Le "sujet assujetti" semblait repoussé en meme temps que la conception négative du pouvoir législateur, et comme le corrélât seulement, le point d'ancrage et la cible des entreprises du savoir-pouvoir. L'entrée en scène du sujet à travers la constitution historique d'une expérience éthique22: voilà la grande nouveauté (si nous lisons bien) qui résulte des "modifications" opérées dans le programme de recherche à partir de J "Usage d es p la isirs Dès lors, Foucault peut-il nous aider à penser la politique? Et, autre problème, y a-t-il dans la distance éthique à l'égard du pouvoir la possibilité même d'une théorie politique? La réponse à la seconde question est non, et oui à la première.

Dans le document Hygiène et intimité (Page 132-136)

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