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Le design du monde : une anthropotechnologie du soin

Partie I. Technique et soin

Chapitre 3. Le design du monde : une anthropotechnologie du soin

Le design du monde : une anthropotechnologie du soin

« Précisément nous sommes sur un plan où il y a principalement l’Être. » Martin Heidegger (1957: 83)

« Nous sommes sur un plan où il y a principalement la technique. » Peter Sloterdijk (2000b: 88)

Tant que le soin sera principalement associé au « tendre amour », il sera possible d’y voir quelque chose d’étranger à la technologie, écrit Annemarie Mol dans The Logic of Care (2008). Inversement, cette association privilégiée entre soin et sensibilité participe d’une volonté de conserver la pureté d’une relation « humaine » qui implique d’observer la technologie sous le signe de l’extériorité, de l’incompatibilité au soin. Celui-ci serait alors synonyme d’humanité, d’amitié, alors que la technologie serait de l’ordre de la froideur et du stratégique, relevant essentiellement de la rationalité. Cette « opposition naturelle » qui domine un large pan de la littérature traitant de technologie médicale, nous dit Mol, tire ses origines dans une compréhension heideggérienne du souci/soin40 (Sorge) qu’il convient par ailleurs de problématiser. C’est ce que je propose de faire dans les pages qui suivent. Plus précisément, le constat de Mol me semble trouver un écho des plus intéressant dans l’œuvre prolifique, controversée et généreuse de Peter Sloterdijk. C’est que, de manière à la fois spéculative et engagée, Sloterdijk pense notre monde avec et

40 Pour rendre la lecture plus agréable, je parlerai le plus souvent de « soin » en me référant à la Sorge.

Néanmoins, il convient de garder à l’esprit ce double sens de souci / soin. Notons aussi que Heidegger utilise la notion de soin à un niveau ontologique, et non pas au sens empirique auquel on l’associe le plus souvent (prendre soin de quelqu’un, etc.). S’il n’est pas possible d’appliquer la notion ontologique directement à des situations concrètes de soin (dilemmes éthiques, etc.), elle n’en demeure pas moins implicite dans nos conceptions du monde et, comme le dit Mol, de la technique.

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contre Heidegger, et ce, avec une indéniable pertinence anthropologique. Il convient de

s’y attarder.

D’une part, le travail de Peter Sloterdijk pose la production de l’homme sur le terrain post-métaphysique et biopolitique des pouvoirs plastiques, problématisant par le fait même le projet de sauvegarde métaphysique de l’« humanité dans l’homme » caractéristique de la phénoménologie heideggérienne. Sloterdijk préfère penser le devenir humain comme processus anthropogénétique ouvert, par lequel immunité et créativité constituent des dimensions complémentaires, indissociables. Ce retournement vers l’offensive n’est pas sans lien avec la question de la technique. Là où Heidegger voyait dans la technique un achèvement de la métaphysique dans le nihilisme, appelant à un « retour à l’Être », Sloterdijk considère la coévolution entre technique et humanité sous le mode de la domestication d’un monde qui nous dépasse fondamentalement. La technique apparaît alors sous le signe de l’excès, de la restauration permanente d’une richesse originelle. C’est bien à cela que renvoie la notion d’anthropotechnique41, ou anthropotechnologie, central à l’œuvre du philosophe : à ce passage de la retraite attentive au façonnement actif, à l’optimisation de la vie. Pour le dire autrement, Sloterdijk dynamise la dimension extatique du fait d’être dans « le monde » en conceptualisant l’être-dans comme une constante venue-au-monde, une production continue et immanente des conditions de la naissance de l’homme.

D’autre part, la volonté qui traverse l’œuvre de Sloterdijk de penser le « site de l’anthropogenèse » après l’effritement du confort de la retraite métaphysique repose sur un important programme de spatialisation de l’existence.42 En ce sens, son travail se rapproche d’ailleurs en plusieurs points de celui, déjà examiné, de Foucault. À une compréhension moderne et anémique de l’espace – en tant espace-conteneur, ou surface

41 Sloterdijk donne une forte tonalité nietzschéenne à la notion d’anthropotechnique : « J’entends par là les

procédés d’exercices mentaux et physiques avec lesquels les hommes des cultures les plus diverses ont tenté d’optimiser leur statut immunitaire cosmique face à de vagues risques pour la vie et de certitudes aiguës de la mort. » (Sloterdijk 2011: 24)

42 À ce sujet, l’œuvre de Sloterdijk s’inscrit complètement dans la foulée du « tournant spatial » entrepris

dans les sciences sociales et humaines, sous l’influence générale d’auteurs tels Foucault, Deleuze, Lefebvre, de Certeau ou Virilio. Voir Warf et Arias (2009) pour un survol de ce « tournant ».

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géométrique –, il oppose une puissante réflexion sur le caractère extatique du devenir humain et le rapport de l’homme avec ce qui le dépasse, le porte « vers le haut ». De manière résolument non téléologique, Sloterdijk raconte une histoire de l’homme comme une histoire de l’organisation, de la production de « l’espace qui abrite » (Sloterdijk 2003b: 245). En plaçant d’emblée la question de la technique sur le plan spatial et thérapeutique, Sloterdijk propose un puissant antidote à la tentation moderne de n’y voir qu’un accomplissement dans le temps du mouvement naturel du progrès, et ce, sans se rabattre sur une critique de la technique comme mode de pensée essentiellement étranger à l’homme. Dans les deux cas, il s’agit d’en venir aux coups avec la prémisse – commune à la technocratie moderne et à un certain humanisme libéral – d’un individu autosuffisant auquel viendraient s’ajouter des déterminations biologiques, politiques, économiques et technologiques. Penser le soin, c’est poser la création d’espaces vitaux observés non pas sous l’angle d’une relation privilégiée à soi-même, mais bien des configurations cosmologiques, architecturales ou techniques par lesquelles prend forme le topos de l’homme. Le soin, un design spatial.

Heidegger et la question de la technique

Prononcée en 1953, la conférence sur La question de la technique constitue certainement la plus importante critique adressée par Heidegger à la technique moderne. Revisitant la notion grecque de « technè » – par le biais d’une phrase du Banquet de Platon – Heidegger y soutient que toute conception instrumentale faisant de la technique un moyen en vue d’une fin est fondamentale insuffisante. Si elle n’est pas seulement un moyen en vue d’une fin, c’est qu’elle est « un mode du dévoilement » (alêtheia), ce qui suppose de situer la notion sur le plan de la poïésis, du faire-venir à la présence. Déjà, chez les Grecs, soutient Heidegger, la technè, l’art, ou savoir-faire des artisans, n’est pas du domaine de l’action (praxis), mais bien du savoir, de la vérité, du dévoilement de mondes.

Maintenant, et c’est là une distinction cruciale, à la différence du dévoilement antique qui se déploie en une pro-duction, « le dévoilement qui régit la technique moderne est une

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pro-vocation (Heraus-fordern) par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefördert) et accumulée » (Heidegger 1958b: 20). Si, pour Heidegger, le mode de dévoilement propre à la technologie moderne a le caractère d’une interpellation pro-vocante, c’est qu’il comprend les phénomènes en général – qu’ils soient de l’ordre du naturel ou de l’humain – comme rien de plus qu’un fonds (Bestand) disponible, expression qui réfère autant à des ressources à exploiter qu’à une manière d’être présent au dévoilement. Ainsi, loin d’avoir affaire à une simple mise

au service d’objets par un sujet aux visées particulières, la technique doit être comprise en

tant que condition par laquelle se dévoile la réalité :

« La menace qui pèse sur l’homme ne provient pas en premier lieu des machines et appareils de la technique, dont l’action peut éventuellement être mortelle. La menace véritable a déjà atteint l’homme dans son être. Le règne de l’Arraisonnement43 [Gestell] nous menace de l’éventualité qu’à l’homme puisse être refusé de revenir a un dévoilement plus originel et d’entendre ainsi l’appel d’une vérité plus initiale. » (Heidegger 1958b: 37- 38; je souligne)

C’est-à-dire que ce n’est pas le recours à la technologie en tant que telle, pas plus que ses effets, que dénonce Heidegger, mais bien la compréhension technologique de l’être. Comme le note Dreyfus (1995), Heidegger ne se fait aucunement le porte-étendard d’une rébellion réactionnaire contre la technologie – comme le voudrait par exemple la lecture qu’en fait Habermas –, pas plus qu’il ne propose de la mettre au service de fins rationnelles ou morales. La menace ne vient pas d’un problème auquel il pourrait y avoir une solution, mais d’une condition ontologique caractérisée par une disposition vers toujours plus de flexibilité et d’efficacité en tant que telles (Dreyfus 1995: 99). C’est à cela que réfère la notion de fonds, voulant que tout – incluant l’être humain – se trouve toujours « sur-le-champ au lieu voulu », de sorte à être « commis à une commission ultérieure » (Heidegger 1958b: 23). Alors que l’activité poïétique de l’artisan consiste à rassembler des matériaux de sorte que le projet duquel ils participent révèle leur essence

43 Il y a plusieurs traductions possibles de Gestell. Il faut retenir que cette expression qui s’applique à

l’ensemble du monde technique signifie « ce qui encadre », fixe à sa place. Le choix d’« arraisonnement » vient de sa dimension d’examen, d’inspection. En anglais, Gestell est souvent traduit par « enframing ».

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propre44, l’Arraisonnement de la technique moderne menace de couvrir le dévoilement en tant que tel et d’ainsi masquer « l’éclat et la puissance de la vérité » (Heidegger 1958b: 37). En somme, la mise à la disposition du réel par la technique est indissociable d’une mise à la raison du monde, d’un Arraisonnement, sorte de dispositif d’appréhension du réel qui dépouille la chose de la singularité qui lui est propre. Heidegger parle ainsi de cette singularité, ou essence :

« La loi cachée de la terre conserve celle-ci dans la modération qui se contente de la naissance et de la mort de toutes choses dans le cercle assigné du possible, auquel chacun se conforme et qu’aucune ne connaît. Le bouleau ne dépasse jamais la ligne de son possible. Le peuple des abeilles habite dans son possible. La volonté seule, de tous côtés s’installant dans la technique, secoue la terre et l’engage dans les grandes fatigues, dans l’usure et dans les variations de l’artificiel. Elle force la terre à sortir du cercle de son possible, tel qu’il s’est développé autour d’elle, et la pousse dans ce qui n’est plus le possible et qui est donc l’impossible. » (Heidegger 1958a: 113; je souligne)

Pour Heidegger, la technologie moderne représente une source intarissable de rationalisation du monde, d’assujettissement à la pensée calculante, d’objectivation vers un contrôle total. Loin d’être la seule affaire de machines à vapeur ou de barrages hydro- électriques, elle « englobe tous les secteurs de l’étant » (Heidegger 1958a: 92). La technique moderne, c’est l’accomplissement légitime de la Raison; à cet égard, elle constitue la dernière figure d’une puissance de dévoilement inscrite aux origines de la tradition occidentale. En contraignant la nature à « se montrer comme un complexe calculable et prévisible de forces » (Ibid. : 29), elle réalise l’oubli de l’être (le nihilisme) à un degré tel que l’oubli lui-même est oublié au profit d’un dévoilement perpétuel; mouvement de dévoilement que Heidegger pense comme mise en disponibilité totale, mise à nu du réel. C’est en ce sens qu’il distingue dans la technologie moderne une métaphysique poussée jusqu’à son terme, par laquelle les individus sont posés indistinctement comme objets et sujets d’une « mobilisation totale ».

44 Comme l’explique Derrida (1990) dans un texte commentant le travail de la main chez Heidegger, le

menuisier authentique s’accorde à la plénitude cachée de l’essence du bois et non pas à l’outil et à la valeur d’usage. Il s’accorde à la plénitude cachée, en tant qu’elle pénètre le lieu habité par l’homme.

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Cette décadence ontologique par laquelle l’homme se dévoile comme ressource à être utilisée ou améliorée est clairement illustrée par la discussion heideggérienne de la main et des formes propres et impropres d’écriture. D’une part, l’on peut dire que Heidegger étend à la main, au maniement, le rapport fondamental qu’il établit entre l’homme, l’Être et langage. En un mot : la main, c’est le privilège de l’homme. La pauvreté en monde de l’animal est donc aussi, et peut-être même surtout, une pauvreté en main. Notant que le singe possède des organes de préhension mais ne possède pas de main, Heidegger accorde à celle-ci un statut ontologique unique, allant jusqu’à suggérer que la pensée est le « travail-de-la-main par excellence » (Heidegger 1967: 93). Elle est un Handwerk. C’est- à-dire que la spécificité de la main n’est pas principalement organique, mais relève du fait que celle-ci permet d’exprimer l’intimité de la pensée, entres autres par un travail.

Toutefois, nous dit Heidegger, le travail de la main propre à l’écriture, à la pensée poétique de même qu’à l’artisanat du coffrier sont mis en danger avec la technique moderne (Derrida 1990: 189). Le péril de la technicisation menace autant l’authenticité du travail de la pensée que celui de la menuiserie. La main est au centre d’une distinction entre l’agir authentique et l’agir utilitaire, distinction qui culmine, dans le séminaire que Heidegger consacre à Parménides en 1942-43, en une discussion de l’écriture, cette expression privilégiée de la pensée par la main. D’une part, nous dit Heidegger, il y a la manuscripture, l’écriture à la main, qui rend le mot manifeste pour le regard et relève d’une relation ontologiquement privilégiée de l’Être à l’homme, à la parole. C’est bien cette authenticité que vient, d’autre part, menacer le transfert de l’écriture vers la machine à écrire. Quand, par ce transfert, on retire à l’écriture son origine essentielle, un changement s’opère dans le rapport de l’Être à l’homme. La machine arrache l’écriture au domaine de la parole pour lui substituer un calque, une fonction de copie et de préservation. Cette dégradation du mot par la machine est évidemment associée par Heidegger à la modernité, l’invention de l’imprimerie participant en ce sens d’une réduction de la pensée au calcul et à l’utilité. Comme le note Campbell (2011), cet oubli de l’Être qu’exemplifie le recours à la machine à écriture est de l’ordre de la menace à l’essence de l’humanité.

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Les mains pleines de l’ek-stase45 : penser l’anthropogenèse avec, contre Heidegger Traiter du renversement qu’opère Sloterdijk sur la question heideggérienne de la technique appelle à un détour par une conférence célèbre et scandaleuse46 donnée par le philosophe en juillet 1999, à Elmau, en Allemagne. Dans cette conférence, qui sera ici commentée en lien avec d’autres écrits connexes47, le philosophe propose une lecture

critique de la Lettre sur l’humanisme rédigée par Heidegger en 1946 dans le but de répondre à la question d’un ami, à savoir : comment, dans ce contexte d’après-guerre, redonner un sens au mot « humanisme »? Ce corps-à-corps avec la lettre du maître Heidegger sera l’occasion pour Sloterdijk de semer les pistes – qui seront suivies dans la trilogie des Sphères – d’une pensée post-heideggérienne et foncièrement biopolitique de la clairière. Le pari de ces essais au style provocateur est de montrer – avec Heidegger, contre Heidegger – comment l’homme n’est pas et n’a jamais été « donné », mais est toujours le produit de « techniques de l’ek-stase ». Comme chez Foucault, ce n’est pas l’essence de l’homme qui intéresse Sloterdijk, mais bien le comment du devenir humain.

Rappelons d’abord le contexte de la discussion, soit la critique heideggérienne de l’humanisme. Par-delà la polysémie du terme, pour Heidegger ce qui caractérise l’histoire de l’humanisme c’est une définition de l’être humain comme animal rationale, c’est-à- dire comme un animal qui serait augmenté d’apports intellectuels, auquel l’on aurait ajouté un facteur spirituel ou transcendant. Or, insiste le philosophe, la différence entre l’homme et l’animal n’est pas de l’ordre générique d’un ajout spécifique, mais se doit plutôt d’être comprise sur l’horizon ontologique de son mode d’être lui-même : ce qui distingue fondamentalement les hommes, c’est l’aspiration vers l’ouvert, c’est ce

45 Heidegger tire la notion « d’ek-stase » du grec « ekstasis », qui provient du latin « extasis ». Chez

Heidegger, cela signifie « se tenir dehors », se détacher vers l’ouvert, vers le lieu de la vérité. Sloterdijk utilise indistinctement « ek-stase » et « extase », ou encore « ek-sistence » et « existence ».

46 Pour un bon résumé de la controverse déclenchée par Règles pour le parc humain, voir Bibeau (2003).

Pour consulter les textes ayant été publiés autour de ce qui fut qualifié d’« affaire Sloterdijk », voir :

http://multitudes.samizdat.net/-L-affaire-Sloterdijk-. Site Web consulté le 27 mai 2013.

47 La domestication de l’être (2000b), dans lequel Sloterdijk développe le thème d’une ontoanthropologie de

la clairière, est un incontournable. Paru en allemand plusieurs années auparavant, Dans le même bateau (2003a) est également à lire.

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mouvement qui ouvre les frontières de l’environnement (Umwelt) pour en faire un monde (Welt).48 Ainsi, Heidegger affirmait-il déjà dans une conférence prononcée en 1929-30, que « [l]a pierre est sans monde (weltlos), l’animal est pauvre en monde (weltarm), l’homme est configurateur de monde (weltbildend) » (Heidegger 1992: 267). L’humanisme est à cet effet coupable d’avoir éludé « la radicalité dernière de la question de l’essence de l’homme » (2000c: 22) et c’est bien à cette négligence que Heidegger entend mettre fin.

Plus précisément, si une critique de l’humanisme s’impose,49 c’est parce que celui-ci « ne situe pas assez haut l’humanitas de l’homme » (Heidegger 1957: 71). Or, ce déficit de hauteur n’a rien à voir avec un manque de confiance en l’homme ou une subjectivité chétive qu’il s’agirait de renforcer. Au contraire, ayant pris bonne note de la phrase de Nietzsche selon laquelle « humaniser le monde » signifie « nous sentir de plus en plus maîtres en lui » (Heidegger 1971: 245-246), la critique de l’humanisme chez Heidegger passe par la nécessité de « décentrer » l’être humain : il s’agit de souligner à grands traits ontologiques le « caractère inquiétant et étranger de l’homme pour lui-même » (Sloterdijk 2003b: 133). À cet humanisme qui suit la proposition de Sartre voulant que nous soyons « sur un plan où il y a seulement des hommes », Heidegger répond que « nous sommes sur un plan où il y a principalement l’Être » (Sloterdijk 2000b: 38-39).50 Dit rapidement, la différence ontologique faisant de l’homme un être ek-statique prend la forme d’une mission bien particulière qu’il se voit convier : l’homme c’est le gardien de l’Être, se tenant dans la clairière et exerçant « une écoute attentive de ce que l’Être lui-même veut

48 Comme le propose Sloterdijk (2005a: 945), déjà, dans les années 1920, Heidegger avait saisi les

implications ontologiques de la théorie biologique de son époque. Il est même fort probable que sa formulation de l’être-dans-le-monde constituait une réponse philosophique au choc qu’il ressentit lorsque confronté au concept biologique d’environnement développé par le biologiste allemand Jacob von Uexküll, pour lequel Heidegger avait beaucoup d’estime. Pour un résumé des similitudes et discontinuités entre von Uexküll et Heidegger, voir Ingold (2011b).

49 Le rapport de Heidegger à la question de l’humanisme est complexe et vivement débattu. Je ne prétends

aucunement en faire ici le tour, loin de là. Pour un survol des enjeux et débats, voir Pinchard (2005). Notons néanmoins que Heidegger rejette explicitement trois formes d’humanisme : chrétien, marxiste et existentialiste.

50 Sloterdijk résume ainsi ce décentrement : « Chez Heidegger non plus l’homme n’entre jamais en jeu

comme auteur de son retournement. Seul quelque chose de plus originel que l’être humain peut mettre en œuvre le contre-mouvement opposé à la dérive erronée de la propre volonté. » (Sloterdijk 2001: 327)

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que son gardien dise au moment juste » (Sloterdijk 2000c: 27). Si l’homme peut accomplir cette mission médiatique, c’est tout simplement parce qu’il habite la résidence du langage, ce qui lui permet d’entrer ainsi dans une situation d’écoute méditative de la parole de l’Être. Loin d’être le maître du monde, nous dit Heidegger, cet homme qui se connaît si peu y réside en tant que gardien d’une parole à laquelle il n’est depuis longtemps plus attentif. Le « dans » de l’être-dans-le-monde n’a donc rien à voir avec le

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