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Design didactique et objets frontières

Dans le document Un panorama de la TAD An overview of ATD (Page 47-52)

Josep Gascón

4. L’expérience du projet européen ReMath

4.2. Design didactique et objets frontières

Dans le projet ReMath, le travail sur lřintégration théorique se voulait pensé dans sa fonctionnalité par rapport au design : design de DDA ou ingénierie didactique proprement dite. Cette ingénierie didactique avait une double fonction. Elle avait pour but dřexplorer les potentialités offertes par les systèmes de représentation des objets mathématiques des DDA développés pour lřapprentissage des mathématiques. Cřest là une fonction classique de lřingénierie didactique : explorer la possibilité des formes de vie didactique nouvelles, tant au niveau des organisations mathématiques que didactiques, et évaluer les conditions dřune écologie possible si elles se révèlent intéressantes. Mais lřingénierie avait ici également une autre fonction. Elle se voulait outil de lřintégration et de lřarticulation théorique. Elle était de ce fait inscrite dans deux praxéo-logies de recherche distinctes mais non indépendantes et, en tant que technique, devait servir les deux tâches considérées. Ceci explique la sophistication de cet objet, dont une part, gérée par chaque équipe, était sous le contrôle technologique et théorique de cette équipe et visait à étudier le potentiel dřun DDA bien précis, et lřautre part transversale, pilotée globalement par une équipe, celle de Sienne, devait construire à partir de ces ingénieries particulières une technique dřétude partagée du problème dřintégration théorique. Dřoù, par exemple, la formulation dřune question commune de recherche déclinée ensuite pour chaque ingénierie particulière, les questions spécifiques, le dispositif des analyses croisées et le cadre dřanalyse associé, tout comme celui des DDA à travers la notion de profil épistémologique.

Lřéquipe DIDIREM a été engagée dans deux expérimentations, celle de Casyopée, et celle de Cruislet, un DDA construit par lřéquipe grecque ETL. Casyopée, bien que très innovant, reste à une distance raisonnable du curriculum (la sensibilité aux conditions et contraintes institutionnelles induites par la TAD, la force des contraintes institutionnelles dans le contexte français nřy sont sans doute pas étrangères). Ce nřest en rien le cas de Cruislet qui est un logiciel basé sur un système 3D de

repré-sentation de la Grèce (type Google-Earth) auquel a été ajoutée la possibilité de créer des avatars (avions) et de les piloter soit directement (en définissant un vecteur de déplacement ou un point dřarrivée), soit indirectement par des programmes écrits en Logo, les déplacements étant visualisés par des vecteurs.

La comparaison des scénarios préparés par les deux équipes met en évidence les effets des différences dřapproches. Lřéquipe DIDIREM consciente des difficultés dřintégrer un tel DDA dans lřenseignement français, a décidé de lřutiliser dans un dispositif moins contraint et plus ouvert sur des problématiques et objets hors-scolaires : celui des

« travaux pratiques encadrés » (TPE), en lřintroduisant au cours de la phase dřinitiation aux TPE (Le Feuvre, Meyrier & Lagrange, 2010). Trois séances ont été organisées autour de tâches de simulation ou de programmation de vols sous contraintes et il était prévu de proposer aux élèves qui le souhaiteraient de poursuivre ce travail dans leur TPE. Aucun ne lřa fait, jugeant apparemment le projet trop risqué. ETL, soumise dans son contexte à moins de contraintes, a mis en place une longue expéri-mentation dřune vingtaine dřheures.

Au-delà de ces caractéristiques contextuelles dont lřimpact nřest en rien négligeable, on note cependant entre les deux visions de lřingénierie engagées dans les réalisations des deux équipes des différences profon-des. Lřéquipe DIDIREM est portée par une vision « classique » de lřingé-nierie. La composante théorique de la praxéologie de recherche élaborée est basée sur la TSD et lřapproche instrumentale. La TAD sert de façon plus indirecte, en créant une sensibilité à la distance curriculaire. Vu les caractéristiques de lřartefact, les tâches envisagées sont distantes des tâches scolaires usuelles pour jouer sur la proximité du DDA avec des objets sociaux mais elles sont élaborées pour que les questions que leur réalisation pose mette en jeu des connaissances mathématiques valorisa-bles au lycée, soit en mathématiques soit dans lřarticulation entre mathé-matiques et autres disciplines : coordonnées sphériques, vecteurs, tri-gonométrie, algorithmique, etc. Les variables de ces tâches sont choisies pour favoriser un fonctionnement a-didactique sur une partie substantielle du scénario, sur la base dřune analyse a priori qui se révèle cependant difficile.

La situation est tout autre pour ETL dont lřingénierie se situe dans un autre cadre théorique : celui du constructionnisme (Papert, 1980). Les choix qui pilotent lřingénierie sont différents. En accord avec le construc-tionnisme, il ne sřagit en aucun cas de viser des praxéologies mathéma-tiques finalisées (Chevallard, 2011) mais de garantir que lřenvironnement offert est suffisamment riche pour nourrir des constructions et interac-tions productives, dřorganiser la collaboration des élèves autour de réalisations partagées, en exploitant la possibilité dans Cruislet de créer et animer des objets à travers notamment la programmation (dřoù la notion cruciale pour cette équipe de half-baked microworld désignant un micro-monde non « terminé », conçu pour pouvoir évoluer sous lřaction des utilisateurs (Kynigos, 2007)). Due à la familiarité culturelle avec le langage Logo, le DDA est dřailleurs moins distant de ceux utilisés usuellement, et des tâches comme « Devine ma fonction » mises au point dans dřautres micro-mondes peuvent être recyclées sous la forme

« Devine mon vol ». Le souci de relier avec des préoccupations non-scolaires pour viabiliser lřintégration nřest pas présent et ceci se traduit par des tâches moins ambitieuses mathématiquement en un certain sens.

La première expérimentation de DIDIREM se révèlera très difficile.

Les enseignants préoccupés par lřexpérimentation de ce DDA si distant des logiciels utilisés en mathématiques au lycée, et également par la distance des questions posées avec les questions mathématiques usuelles, par lřouverture aussi de ces questions telles que proposées dans le scénario initialement élaboré par les chercheurs, soucieux dřemporter lřadhésion des élèves, adapteront le scenario pour réduire cette distance.

Ceci les conduira notamment à essayer de limiter lřincertitude des trajectoires mais sans avoir les moyens dřanticipation permettant de limiter cette incertitude. Il en résultera un fonctionnement des séances difficile où ils auront sans cesse à intervenir. Les analyses qui en seront faites fourniront cependant des outils pour créer un nouveau scénario dans un dispositif dřatelier universitaire pour des élèves de fin de collège, sur la base cette fois dřune analyse a priori efficace et de tâches plus ouvertes.

Pour ETL, lřexpérimentation réalisée sera dřemblée considérée comme un succès. Lřanalyse croisée des deux expérimentations montrera

à quel point les épistémologies sous-jacentes à lřingénierie, les contrain-tes de contrôle de lřingénierie induicontrain-tes par ces deux cadres théoriques et leur rapport à une référence épistémologique mathématique sont différents. Ces différences influent en retour sur ce qui est attendu des analyses et donc sur ce qui est considéré comme résultat pour chacune des praxéologies de recherche considérées. Il est clair par exemple que la notion de situation fondamentale et ce qui la fonde épistémologiquement ne fait pas sens pour ETL. Les processus dřinstrumentalisation y sont par ailleurs vus dans une dimension de créativité qui est en net décalage avec la vision portée par lřapproche instrumentale même si, en accord avec Rabardel, cette dernière reconnaît que la conception se poursuit dans lřusage. La notion de half-baked microworld soutient cette perspective.

Néanmoins les analyses croisées montreront que des ponts peuvent être construits autour de la notion de milieu, lorsque celle-ci est vue comme un objet frontière entre deux cultures de recherche qui, au-delà de leurs différences, accordent toutes deux une importance cruciale à la dimension dřadaptation de lřapprentissage en mathématiques.

4.3. Commentaires

Nous nous limitons ici à lřévocation de ces deux « résultats » du projet ReMath, mais voudrions souligner que, rétrospectivement, il apparaît clairement que ce qui a fait le succès de cette entreprise, cřest sans aucun doute le fait quřelle ait considéré nécessaire, pour aborder la question du networking théorique, de construire des techniques spécifiques permettant dřétudier collectivement les cadres théoriques des uns et des autres en fonctionnement, dans leur dimension opératoire dřoutil. La double dimension de design prise en compte, le caractère substantiel des réalisations, la formulation de questions communes puis leur déclinaison par chaque équipe et lřajout de questions spécifiques, lřorganisation stricte des interactions tout au long du design, des réalisations expéri-mentales et des analyses a posteriori ont joué ici un rôle essentiel.

Avec le soutien du méta-langage constitué, celui des « concerns » mais aussi celui des fonctionnalités didactiques particulièrement adaptées à cette dimension de design, elle a permis en fait de construire la recherche autour de lřétude de praxéologies de recherche suffisamment

rapprochées et visibles dans leurs différentes composantes pour que les analyses comparatives et en particulier les analyses croisées des expéri-mentations concernant le même DDA puissent être productives, et ce sans que les différentes équipes nřaient lřimpression de devoir entrer dans une cohérence praxéologique aliénante.

Comme cela a été souligné plus haut, la méthodologie utilisée a en fait permis que les expérimentations menées contribuent à deux praxéo-logies de recherche : dřune part une praxéologie inscrite dans la culture didactique propre de chaque équipe visant à identifier les potentialités dřapprentissage offertes par les systèmes de représentation des objets mathématiques des DDA développés et à évaluer les conditions dřune écologie possible de ces potentialités, dřautre part une praxéologie inscrite dans une culture partagée, en cours dřélaboration, visant lřétude des potentialités de networking théorique entre les équipes. Les résultats obtenus au sein du projet ReMath résultent de lřinteraction réussie de ces deux types de praxéologies de recherche. Ceux concernant la seconde praxéologie visant le networking ne prétendent certes pas encore à une conversion en phénomènes mais on peut déjà voir quřils sont multiformes et ne devraient pas contribuer de la même façon à une dynamique de praxéologies de networking encore en devenir. Certains sont dřordre méthodologique et concernent a priori davantage le bloc pratique de telles praxéologies tandis que dřautres comme ceux concernant les relations entre phénomènes appartenant à des cultures différentes : chaîne sémiotique et effet Topaze par exemple, ou ceux concernant lřidentifi-cation dřobjets frontières susceptibles de faciliter la communilřidentifi-cation entre cadres théoriques ont a priori plutôt vocation à enrichir un bloc théo-rique. Certains résultats montrent des connexions voire des intégrations possibles, dřautres des limites évidentes à de telles ambitions.

Ce qui précède nous semble aussi montrer quřune réflexion a posteriori sur le projet ReMath outillée par la notion de praxéologie de recherche peut permettre dřidentifier des conditions susceptibles dřaider les pratiques de networking à dépasser lřétat dřartisanat que jusquřici le travail sur ces questions a du mal à dépasser.

Dans le document Un panorama de la TAD An overview of ATD (Page 47-52)