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III - Comment reconnaître la subjectivité en formation ? La place de la mètis et de l’énaction

1. Des paradoxes en formation professionnelle infirmière

1.1 La place de l’étudiant, entre dépendance et autonomie

Dans le cadre de la formation initiale infirmière, de nombreux éléments susceptibles d’engendrer des paradoxes pour les étudiants sont à prendre en considération. Clarifier ces paradoxes permet de les prendre en considération dans le parcours en formation de l’étudiant et non de chercher à les traiter, puisque « résoudre les paradoxes ou y échapper, c'est s'installer en guerre ou refuser toute tension, anéantir l'autre et/ou se laisser absorber » (Lerbet-Sereni, 1994, p.107). Le parcours en formation nécessite de conjuguer des exigences communes de formation liées à la profession spécifique et une progression singulière dans les apprentissages. Ce qui peut apparaître comme un paradoxe pour les étudiants est de se former pour devenir des

282 Varela (1993, p.58) précise « par incarnée, nous entendons une réflexion dans laquelle le corps et

professionnels de soins, capable de produire une qualité de soins semblable, et des soignants particuliers, attentif à ce qui se passe dans une rencontre humaine toujours unique. Les étudiants infirmiers ont souvent des difficultés en stage à trouver des repères, dans la mesure où le soin est complexe puisque descriptible en partie mais non reproductible à l’identique. En effet, le soin se déroule dans « ce rapport au monde [qui] est aussi rapport à soi et rapport aux autres » (Charlot, 1997, éd.2005, p.73). Si les procédures pour réaliser les soins sont connues par les étudiants, elles ne disent rien de l'adaptation nécessaire à un contexte toujours différent. Les compétences professionnelles sont mises en œuvre dans des situations, où les étudiants doivent prendre des décisions parfois dans le doute, le stress, du fait de leur niveau de formation mais aussi de l’impact de la situation sur eux, de sa résonance. Les soins infirmiers permettent d’assurer une continuité dans la prise en compte des patients, quel que soit l’acteur de soins, mais en même temps tout acteur est singulier. D’où une fonction qui reste difficile à cerner, interrogeant le rôle infirmier et la reconnaissance d’une compétence autonome, plus large que celle du rôle propre infirmier. La part d’art dans les soins infirmiers renvoie à une œuvre, à travers la subjectivité de celui qui réalise les soins, ne se limitant pas aux seuls actes techniques, tel Dédale l’artisan qui pour les Grecs associe la mètis283 et la technè284 (Frontisi -Ducroux , 1975). Nous avons interrogé le rôle de l’écart en formation pour l’étudiant, qui dans un dialogue avec ses référents peut devenir source d’apprentissages. L’étudiant va découvrir au cours de ses stages la réalité professionnelle, or le contexte actuel dans sa tendance gestionnaire met à mal les valeurs soignantes285. Dans une organisation où il faut aller de plus en plus vite, dans une recherche d’efficacité286 et de rentabilité, l’étudiant découvre souvent un milieu différent de celui qu’il imaginait à son entrée en formation. Il est parfois amené à affronter une réalité qui interroge les valeurs soignantes, pouvant aller jusqu’à remettre en cause son choix d’orientation professionnelle. Il apparaît difficile de construire des

283 Pour Frontisi -Ducroux (1975, p.181) la mètis est « cette forme d’intelligence pratique et inventive

(…). »

284 Lombard (2007, p.3) précise : « une technè n’est pas l’application ou la mise en pratique d’une

connaissance théorique, elle est d’emblée, si l’on peut dire, un savoir d’ordre pratique, mais un savoir d’un niveau plus élevé que celui qui résulterait de la simple expérience. »

285 Cf. supra, Introduction générale

286 Pour Juliens (2013, p.61) « Le corollaire de cette efficacité est l'industrialisation des pratiques et le

apprentissages en dehors du regard des professionnels, qui, parce qu’il est encourageant, cadrant et sécurisant permet à l'étudiant de prendre de plus en plus d'initiatives, dans une posture professionnalisante. Ainsi « l'interaction avec autrui et le désir de se montrer à la hauteur des enjeux professionnels déterminent le stagiaire à aller de l'avant » (Jorro, 2009, p.2). Comment les pratiques questionnantes, voire dérangeantes participent-elles de la construction d’une visée éthique ? La formation professionnelle infirmière se décrit comme une formation en alternance intégrative , qui se répartit de manière égale entre le temps à l’IFSI et le temps en stage. Cependant les liens entre théorie et pratique ne concernent plus uniquement une approche binaire voire dichotomique et sont envisagés dans une approche circulaire pour « intégrer dans un même mouvement l’action au travail, l’analyse de la pratique professionnelle et l’expérimentation de nouvelles façons de travailler » (Wittorski, 2009, p.3). L’apprentissage ne peut pas se limiter à une reproduction par imitation, qui est impossible puisque les modèles sont différents, conduisant l’étudiant à questionner les pratiques et ses pratiques, dans une démarche réflexive. L’étudiant se sent acteur de sa formation, dans l’idée de prendre un rôle actif dans son parcours en formation, capable de prendre conscience de ce qu’il « absorbe » en formation (Goudeaux, 1998, p.33)287. Un autre paradoxe avec lequel l’étudiant pense devoir composer, en formation professionnelle infirmière, est celui de l’autonomie et de la dépendance, dans une représentation qui oppose souvent les deux. En stage, l'étudiant bénéficie d'une marge d'autonomie pour pouvoir construire sa posture professionnelle, capable de prendre des initiatives et de faire des choix dans des situations toujours complexes. Mais cette marge d'autonomie, créant une zone d'incertitude (Devers, 2013)288, s'accompagne d'une dépendance vis-à-vis des professionnels, souvent difficile à appréhender de la part des soignants et de l’étudiant.

287 Pour Goudeaux (1998, p.33), le passage du stage à l’IFSI, entre travail prescrit et travail réel « c’est ce

mélange invisible fait de confrontation, de gestion de l’écart entre l’appris et le vécu, sorte d’alchimie silencieuse qui permet en fin de cursus d’être un infirmier ou une infirmière et d’exercer ce métier parmi les autres. »

288 Pour Devers (2013) cette zone d’incertitude implique, pour laisser l’étudiant expérimenter son

autonomie dans la réalisation des actes de soins, de prendre des précautions afin de libérer les professionnels de leur responsabilité, si l’étudiant venait à commettre une erreur : il s’agit entre autres de s’assurer que l’étudiant connaît et comprend le soin ou la thérapeutique mis en œuvre et avoir validé la capacité de l’étudiant à réaliser le soin.

1.2 Défendre une formation inégalitaire

Si l’étudiant est dépendant du contexte et de la spécificité du stage dans lequel il se trouve, il devient aussi dépendant des soignants qui l’encadrent en stage, lui permettant de progresser pour lui laisser son autonomie289, dans cette zone de dépendance. L’étudiant peut alors être frustré de ne pas pouvoir réaliser l’ensemble des soins possibles, se sentant pénalisé dans sa formation, puisqu’il ne perçoit que ce qui fait sens pour lui. Les soignants eux doivent conjuguer entre la qualité des soins à mettre en œuvre auprès du patient, pour répondre à et répondre de290, et le risque, qu’ils espèrent maîtriser, de laisser faire l’étudiant, engageant leur diplôme. C’est dans cet encadrement, autorisation à faire, que le tiers-inclus291 de la relation entre étudiant et professionnel devient porteur d’un sens partagé, « [contribuant] à l'élaboration d'inter-références, des inter-références susceptibles de contribuer de façon signifiante à l'auto-organisation du sujet et à son auto-référenciation » (Lerbet-Sereni, 2003, p.15). Cependant les établissements risquent de faire le choix de limiter cette marge d'autonomie en tant que zone d’incertitude (Devers, 2013), dans une démarche sécuritaire. Comment devenir un professionnel responsable et autonome, sans pouvoir exercer cette autonomie en formation ? Les solutions existent pour limiter le risque, notamment en vérifiant les connaissances de l’étudiant avant la réalisation d’un acte ou par le développement actuel de la simulation en santé. Mais le risque ne pourra jamais être contrôlé en totalité, puisque toute situation est unique, amenant le professionnel compétent à prendre des décisions en cours d’action, dans une compréhension subjective de la situation. Le travail d’explicitation à partir de l’écart permettra à l’étudiant de prendre conscience de certains éléments implicites pour les rendre apprenant. L’étudiant, en sortant de l’imitation pour aller vers la compréhension, devient capable d’appréhender les situations professionnelles où « la complexité de l'autonomie vient d'un enchevêtrement de niveaux » (Geay, 1998, p.97). Si l’accompagnement du patient invite à prendre en considération le kairos, « habileté à

289 Lerbet-Sereni (2014a, p.5) pose le cadre, pour les référents, d’une « impossibilité de savoir, considérée

comme indicateur de la reconnaissance de l’autonomie du sujet : impossibilité de savoir qui je suis, qui est l’autre, impossibilité de savoir tous les savoirs, impossibilité de savoir ce qui chez l’autre opère comme ceci ou comme cela. »

290 Cf. supra, Chapitre 2 - II) L’écart en formation, quels enjeux d’alternances ?

saisir l’occasion » (Détienne et Vernant, 1974, p.32) dans une attention de ce qui se passe pour chacun et une intention de faire au mieux, il en est de même pour l’étudiant en formation.

Le référent, saisissant l’occasion d’expliciter en partie son action, ne se limite à montrer à voir et à faire, telle une doxa, et accompagne l’étudiant dans une recherche de ce qui fait sens, participant de sa construction professionnelle où se différencient le faire des soins et le prendre soin. Il ne s’agit plus de penser la formation comme un chemin unique, identique pour tous, dans une égalité d’accès aux pratiques pour réussir et devenir professionnel. Comment défendre une formation inégalitaire, « qui renforce les plus faibles par une pédagogie capable de penser chaque cas dans sa différence », en référence à Schwartz (1977, p.116) ? L’étudiant est ainsi accompagné dans son parcours singulier, capable de prendre en compte son niveau de formation ainsi que ses expériences antérieures, sa subjectivité. D’autant plus qu’il est impossible de proposer des parcours de stages identiques, puisque les étudiants vont dans des lieux différents, et même s’ils doivent réaliser des stages dans les quatre disciplines identifiées292, les institutions et leur organisation varient. Et si certains étudiants vont dans le même lieu de stage, le moment où ils s’y trouvent n’étant pas le même, ce stage ne peut pas être porteur des mêmes apprentissages. En se libérant du carcan d’une égalité supposée, il devient possible d’ajuster l’accompagnement des étudiants293 en fonction de leurs subjectivités et de leurs différences de parcours. Cependant la clarification par les référents des exigences, concernant les acquisitions attendues en fonction des apprentissages possibles dans le service294 et du niveau de formation de l’étudiant, participent d’une implication professionnelle pour l’étudiant à travers l’identification de repères, la recherche de sens et la possibilité d’un sentiment de contrôle (Mias, 1998). Le rôle du tuteur, à travers ses différentes postures295, permet à

292 Cf. Supra, Chapitre 1 - I) Un maillage complexe à clarifier, entre les différents partenaires et l’évaluation

des compétences

293 Les dispositifs mis en place en formation professionnelle infirmière, tels que le portfolio et le livret

d’accueil, participent de cette prise en compte des différences à travers l’analyse de pratique et l’évaluation de la construction, progressive, des compétences en fonction du parcours de stage.

294 Par exemple, il est questionnant de voir un étudiant qui n’aurait pas mis en œuvre des soins de nursing

après 5 semaines de stage en EHPAD (Etablissement d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes) ou qui n’aurait pas réalisé de pansements en service de chirurgie.

l’étudiant d’intégrer les codes de fonctionnement spécifiques du service, d’être encadré dans ses apprentissages et d’être formé en tant que futur soignant. Ainsi la présentation des activités que l’étudiant va pouvoir réaliser dans le cadre de son stage, participe d’une évaluation de l’étudiant en fonction de la spécificité du stage et de son parcours, et non par rapport à des acquisitions supposées ou dans une mise en concurrence d’étudiants différents. Défendre une formation inégalitaire, ce n’est pas renforcer une inégalité des chances, mais au contraire rendre toutes ses chances à l’étudiant, dans un parcours où les attendus professionnels sont clarifiés, des moyens sont proposés et les possibles sont acceptés. La formation en alternance intégrative favorise la mise en œuvre concrète d’un partenariat, pour accompagner les étudiants dans une réflexion sur ce qui fait écart, entre IFSI et terrains de stage. Il s’agit aussi de pouvoir accompagner l’alternance-réversibilité296 du sujet, dans une acceptation de processus différents et complémentaires d’apprentissages, entre comprendre-réussir et réussir-comprendre (Piaget, 1974, éd.1992)297 respectueux des subjectivités de chacun, étudiants et soignants, et porteur d’une éthique professionnelle engagée et responsable.

Quelle est la place de la mètis dans l’apprentissage professionnel, en tant que reconnaissance de la subjectivité ? Dans quelles mesures le fait de prendre en considération la mètis, dans l’apprentissage professionnel, participe-t-il de la reconnaissance de la subjectivité de l’étudiant, l’autorisant peut-être à prendre des chemins différents dans son parcours ?

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