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II. Les éléments décoratifs de la tapisserie et les recherches ornemanistes

3. Des motifs décoratifs qui renforcent l’impression d’exotisme

Non contents de reprendre des motifs ornementaux classiques, les artistes de la tenture de l’Histoire de l’Empereur de Chine ont également su employer ces éléments décoratifs pour rendre plus prégnant l’exotisme des lieux et pour que la transposition des scènes à la cour de Chine soit immédiatement reconnaissable. À ce titre l’emblème de l’Empire du Milieu, le dragon, ne pouvait qu’être employé. Voici ce que le jésuite Athanasius Kircher

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écrit sur l’usage de ce symbole : « cela fait allusion à l’ancienne Histoire du Royaume, ou pour

mieux dire à la fable […] un de leurs Monarques estoit monté en l’air sur un Dragon[…] Cette erreur s’est si fort introduite dans l’esprit de ce peuple, que leur Empire n’a point d’autres armes pour enseignes ; & leur aveuglement est si grand, qu’ils representent en tout lieu la figure de ce Dragon, jusques la mesme que leurs habits, leurs Livres, leurs linges, leurs tableaux, & tout ce qui peût estre veu, est chargé de la représentation de ce Monstre, qu’ils croyent estre le plus bel ornement qu’on leur puisse donner. »1 Le hollandais Johannes Nieuhof, qui relate le

voyage en Chine de l’ambassade de la Compagnie orientale des Provinces Unies, de préciser que : « l’Empereur [qui] porte des dragons dans ses armes. »2 et dans le chapitre qui décrit la

réception des ambassadeurs dans la Cité Interdite d’écrire : « Il y en avoit trent-six autres

joignans ceux-cy qui tenoient tous des Bannieres armoriées & marquées de Dragons d’or, qui sont les armes de l’Empereur. »3 L’image du dragon prend donc tout naturellement une

importance notable dans les scènes de la tenture beauvaisienne tant l’association de cette créature fabuleuse avec l’empire d’Extrême-Orient semble être un leitmotiv déjà commun au XVIIe siècle.

On retrouve ainsi ces hybrides dispersés dans toutes les tapisseries du cycle beauvaisien. Différente à chaque fois, la représentation de cet animal redoutable et imaginaire le présente tantôt sous la forme d’un monstre ailé, pourvu d’un corps massif, d’une queue de serpent et d’une gueule robuste – comme c’est le cas sur le couronnement de la tente quadrangulaire de La Collation ou à la poupe des navires représentés dans Les Embarquements – tantôt sous la forme de long serpent ailé – comme l’illustrent les décorations des colonnettes des portiques dans les scènes du Retour de la Chasse, des Embarquements, et de l’Audience de

l’Empereur. La diversité que présente ce motif dans les différentes tapisseries montre la

richesse qu’il contient en tant qu’ornement. En effet la notion d’ornement contient par sa nature une certaine obligation de variété dans l’usage d’un motif4. Pour ce faire, les artistes

ornemanistes peuvent répéter à l’identique un motif ou lui fournir toutes sortes de nuance. Les concepteurs de l’Histoire de l’Empereur de Chine ont ainsi fait pas moins de six déclinaisons différentes de l’image du dragon sans compter les très légères modifications apportées à sa

1 Athanasius Kircher, op. cit.,p. 56. 2 Johannes Nieuhof, op. cit., p. 133. 3 Ibid., p. 213.

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représentation la plus fréquente, telle qu’elle apparaît dans La Collation. Loin d’être un simple embellissement, les multiples dragons de la Première tenture chinoise relèvent du domaine de l’emblème, de l’attribut. Ils permettent d’imposer le contexte chinois et les références au pouvoir souverain en s’inscrivant comme emblème de l’empereur.

À côté de ces très nombreuses représentations du symbole impérial dans la décoration des scènes, d’autres éléments décoratifs rappellent également l’Orient lointain. Les nombreux tapis dispersés dans les scènes1 rappellent la richesse de l’Orient et ces tapis qu’importaient

les Européens à grands frais, par ailleurs représentés dans des œuvres aussi anciennes que la

Vierge du Chancelier Rollin de Van Eyck. D’autre part on peut observer dans L’Embarquement de l’Empereur des personnages assis sur des dais circulaires ornementaux. Ces hommes au

ventre rebondi, installés en tailleur – évoquant des bouddhas –, sont coiffés de curieuses plumes très longues qui dessinent des arabesques décoratives et achèvent de les désincarner pour les transformer en ornement. Enfin il faut relever que la toiture des portiques des

Embarquements présente un motif d’écailles de tortue, matière exotique luxueuse très

employée dans le mobilier Louis XIV par l’ébéniste André-Charles Boulle2. Ces motifs

remplissent une autre des fonctions attribuées à l’ornement par Ernst Gombrich3, ils servent

en effet de liaison entre les différentes parties de ce décor monumental. Ils constituent ensemble des éléments assortis d’une thématique, celle de l’Orient, et permettent de conférer aux diverses scènes une unité de style, de références. Loin d’être aussi symbolique que leurs homologues présents dans les décors de Charles Le Brun4 les ornements de la

tenture de Beauvais n’en restent pas moins structurels. Si leurs formes les rapprochent des décorations jugées plus légères5 dans le goût de Berain, ils contribuent par leur agencement

à centrer l’attention du spectateur sur l’essentiel : l’action décrite par les différents personnages. Ainsi loin d’avoir seulement une valeur esthétique ces éléments ont valeur d’accompagnement (au sens musical du terme) et permettent d’orienter le décor, ils viennent le parer, l’embellir et l’inscrire dans son contexte oriental.

1 Le Thé de l’Impératrice, Le Retour de la Chasse, L’Embarquement de l’Impératrice, La Collation, L’Empereur en

voyage, L’Audience de l’Empereur.

2 James Parker et al., op. cit., p. 12.

3 Dans son ouvrage Le sens de l’ordre, Ersnt H. Gombrich attribue trois fonction à l’ornement : encadrer, remplir

et relier.

4 Emmanuel Coquery (dir.), op.cit., p. 61 – 73.

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