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CHAPITRE IV : LES « PASSEURS » : UNE « DOUBLE PRÉSENCE » DANS DES

A. DES INSTANCES DE SOCIALISATION DIVERSES ET PARFOIS

CONTRADICTOIRES

a. Un profil spécifique

Les parents des « passeurs » ont des profils socioéconomiques plus variés que les parents des autres groupes. En effet certains parents sont, comme les parents des « attachés », durablement issus des classes populaires et occupent des positions d’ouvrier ou d’employé non qualifié depuis le début de leur carrière. En revanche d’autres, à l’image des parents des « distanciés », ont connu une mobilité intragénérationnelle ascendante ou occupaient dans le pays d’origine une position plus élevée. Cet élément pourra jouer en faveur d’une distanciation au milieu d’origine en rendant le degré de leur mobilité plus modéré, permettant ainsi une adaptation et une intégration plus rapide au nouveau milieu.

Comme pour les « distanciés », les frères et sœurs de ces enquêtés ont également connu une mobilité sociale ascendante, ce qui peut permettre un rapport plus «apaisé» à la mobilité sociale en rendant le parcours individuel moins exceptionnel et plus légitime.

Les « passeurs » tout comme les « distanciés » ont également un niveau d’étude élevé et ont fréquenté des grandes écoles ou des universités réputées.

84 Tableau 14 : Niveau et type d’études des « passeurs »

Nom Niveau et type d’études

Juliette Bac +8 Classe préparatoire (Lycée parisien) /

Ecole des Chartes

Olga Bac + 7 Université de Nanterre – Paris X /

Paris I Panthéon-Sorbonne / Ecole de Formation au Barreau

William Bac + 6 Université Cergy-Pontoise / Paris I

Panthéon-Sorbonne / Ecole de Formation au Barreau

Achille Bac +5 Sciences Po

Comme pour les « distanciés », ces expériences dans des institutions élitistes favorisent une intégration plus rapide au nouveau milieu et permettent un rapport plus «apaisé» à la mobilité ascendante et peuvent induire une distanciation au milieu d’origine. (voir chapitre II A et chapitre III A).

b. Des expériences de socialisation anticipatrice scolaires mais une expérience résidentielle enclavée

Outre les caractéristiques précédemment présentées, les « passeurs » ont aussi pour spécificité d’avoir connu des expériences de socialisation anticipatrice scolaires précoces, tout en ayant une expérience résidentielle enclavée.

Cela est surtout vrai pour les personnes dont les parents n’ont pas connu par ailleurs de mobilité intragénérationnelle. Ces expériences de socialisation anticipatrice vont permettre une meilleure adaptation au milieu d’arrivée malgré des origines très populaires.

Ces expériences de socialisation anticipatrice scolaires correspondent à une scolarisation dans des écoles hors secteur très précoces (au niveau maternelle ou primaire).

Ces scolarisations hors secteur ne sont pas le fait de stratégies parentales mais plutôt le résultat de circonstances particulières. William par exemple est resté scolarisé dans l’école où il avait commencé sa scolarité alors que sa famille résidait encore dans un studio en centre-ville de Villiers-le-Bel. Malgré un déménagement rapide dans un grand ensemble HLM, William a continué sa scolarité dans cette école de centre-ville. Juliette quant à elle était scolarisée dans l’école la plus proche de chez sa grand-mère qui venait la récupérer tous les jours du fait de l’incompatibilité des horaires de travail de sa mère. Ces écoles ont la particularité d’être situées dans des quartiers plus favorisés que le quartier de résidence. Durant leur scolarisation dans ces établissements, les enquêtés ont été amenés à fréquenter des élèves issus de milieux sociaux différents.

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Tableau 15 : Type d’IRIS des lieux de résidence d’origine des « passeurs » (typologie d’E. Préteceille)

Types « ouvriers » : rouge Types « moyens » : vert Types « supérieurs » : bleu

Commune de l’IRIS TYPE D’IRIS 1999

TYPE D’IRIS 2008

Olga Sevran OAA OAA

William Villiers-le-Bel OPR OPR

Juliette Clichy-sous-Bois OPR OPR

N.B : le parcours résidentiel d’Achille durant l’enfance est très chaotique : arrivé seul de Côte d’Ivoire à l’âge de 10 ans, il est confié à un tuteur qui délaisse son autorité quelques mois plus tard. Achille a ainsi connu une situation très précaire, vivant tour à tour chez des amis, chez d’autres tuteurs, dans des squats, voire dans la rue. Il a principalement grandi en Seine-Saint-Denis et a toujours été scolarisé à Clichy-sous-Bois qui a été son point d’attache. En termes d’attachement au quartier, nous avons donc considéré que son lieu d’origine était Clichy- sous-Bois mais les lieux de résidence à proprement parler son bien trop nombreux pour être restitués ici.

Parallèlement à ces scolarisations hors secteur, ils continuent d’habiter dans des quartiers très populaires. On voit en effet (tableau 15) à la fois que les quartiers d’origine sont des quartiers populaires et également que les « passeurs » ont connu une relative immobilité résidentielle. Très tôt, ils apprennent donc à s’adapter à deux environnements sociaux très différents et à « jongler » entre ces deux milieux. William décrit très bien le développement précoce de cette aptitude :

« Le soir et les week-end j’avais peu l’opportunité de trainer avec mes amis de l’école et donc c’est là où je suis tombé dans tout ce qui était le hip hop, toutes ces ambiances- là qui m’ont pas quittées depuis mais c’est aussi ce qui m’a entre guillemets donné une certaine flexibilité (…) le dicton « à Rome on fait comme les Romains » a pris tout son sens à ce moment-là, c’est que y’avait un peu comme une double vie entre l’attitude qu’il fallait adopter le soir et le week-end en rentrant au quartier et l’attitude que [j’] avais en classe avec des camarades de mon école » (William, avocat, Villiers-le-Bel, 26 ans)

Des mots comme « flexibilité », l’expression « double vie » montrent bien la dualité des comportements qui se développe très précocement chez les « passeurs ». Ils sont alors relativement bien intégrés aux réseaux de sociabilité locaux et aux groupes de pairs. Contrairement aux « distanciés », ils sortent dans le quartier et fréquentent les autres jeunes du voisinage. Il est intéressant de voir que même Olga, qui vivait dans un quartier pavillonnaire très proche d’une cité HLM, était intégrée aux réseaux de sociabilité de la cité. Les parents de ce groupe n’adoptaient pas d’attitude de méfiance particulière vis-à-vis des sorties dans le

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quartier et des fréquentations des autres jeunes du secteur.

La mobilité intragénérationnelle des parents, ou encore la scolarisation dans des écoles hors secteur, puis dans des établissements supérieurs élitistes facilite l’adaptation au nouveau milieu social. Mais parallèlement l’enclavement résidentiel et la forte intégration aux réseaux locaux durant l’enfance produit un attachement au milieu et au quartier d’origine. Ces instances de socialisation contradictoires exercent leur influence simultanément et vont être à l’origine d’une attitude de « double présence » dans des milieux sociaux et spatiaux différents.

B. UNE « DOUBLE PRÉSENCE » DANS DES MILIEUX SOCIAUX ET DES ESPACES