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Chapitre 3 – Le rôle du chercheur dans l’institutionnalisation du non-

3. Des entretiens et des temps collectifs de travail

Le premier rôle du chercheur est le recueil de données. En interrogeant les acteurs j’ai pu contribuer à la diffusion de la notion, voire à son explicitation.

Dans le cadre de cette recherche, le recueil de données a été réalisé auprès des cadres de direction ou de proximité du département, des structures partenaires, ou des travailleurs sociaux, principalement au cours d’entretiens semi-directifs individuels, mais aussi en participant à des temps collectifs de travail. Ensuite chaque direction a répondu à notre sollicitation en fonction de sa perception du sujet et donc du service ou de l’agent qui serait le plus pertinent. Il pouvait s’agir parfois du directeur, parfois d’un chef de service, parfois d’un chargé de mission. De même concernant les entretiens avec les partenaires extérieurs, puisque chaque partenaire sollicité pouvant désigner un interlocuteur pour me rencontrer. Ces orientations sont intéressantes car elles sont un premier indicateur de la façon dont la question du non-recours est perçue. Par exemple parmi les 17 communes ayant répondu favorablement à une demande d’entretien, ce sont principalement les directeurs de CCAS qui m’ont reçue, mais également deux élus, un directeur général adjoint, un directeur général de services et deux chefs de service. Cela peut laisser supposer que ces acteurs politiques accordent au sujet et à la demande qui vient du CD une dimension politique, toutes les personnes rencontrées étant des acteurs centraux dans les institutions, et en même temps une dimension technique, la majorité de mes interlocuteurs étant des cadres de l’administration.

Au cours des entretiens, bien que les questions n’abordent pas frontalement la question du non-recours, j’ai le plus souvent été amenée à expliciter la notion de non-recours, voire la typologie, à la demande des enquêtés. Le guide d’entretien était structuré en quatre thématiques : le public

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accueilli, les dispositifs d’action sociale, l’organisation du travail et enfin l’accès aux droits et le non-recours. La méthodologie de recherche en elle-même, à travers les entretiens qualitatifs, constitue une maïeutique et amène les enquêtés à réfléchir à la question222. La semi-directivité permet, à travers des questions larges d’amener l’interlocuteur à élaborer un raisonnement, à étayer son point de vue, voire parfois à réaliser qu’il a un point de vue sur la question. Le temps de l’entretien, consacré (entre 1 et 2,5 heures et selon les interlocuteurs) favorise cette maïeutique.

Cette étape permet également en tant que chercheur de repérer les degrés d’appropriation d’une notion, très variables d’un interlocuteur à un autre. En effet, j’ai observé également au cours des entretiens que la notion de non-recours est, au départ, faiblement diffusée en dehors de l’équipe de direction. Bien que les entretiens montrent que les professionnels sont concernés par le non-recours dans leurs activités quotidiennes, leur connaissance partielle du phénomène de non recours ne leur permet pas de relier les constats à la notion. Les constats établis par les professionnels le sont principalement en termes de « difficultés d’accès aux droits » et de « complexité administrative ». On observe ainsi que le problème de non-recours existe, que les professionnels de l’action sociale y sont effectivement confrontés dans leur pratique quotidienne, sans pour autant qu’il soit identifié et étiqueté comme tel. En effet, certaines situations quotidiennes qui impactent les professionnels ne sont pas identifiées comme étant des situations de non-recours, à l’instar de la non-réception qui occupe une place importante dans les discours et qui n’est pas identifiée comme étant du non-recours.

A travers la pratique de terrain (réalisation des entretiens, présence quotidienne au sein de la collectivité), la recherche permet d’effectuer ce lien

222 BEAUD Stéphane, WEBER Florence, Guide de l’enquête de terrain, La Découverte, coll. Grands Repères Paris, 2010 ; BECKER Howard, Les ficelles du métier. Comment conduire sa

recherche en sciences sociales, La Découverte, coll. Grands Repères 2002 ; KAUFMAN,

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entre l’observation concrète de situations de non-recours par les professionnels de l’action sociale et leur étiquetage ou labellisation comme situation de non-recours. Un premier niveau de médiation est ainsi effectué dans ces interactions d’entretien, qui participe à la diffusion du non-recours. Pour reprendre l’exemple de la non-réception, dès lors que les enquêtés apprennent que la notion de non-recours intègre la non-réception, cela fait écho à leurs difficultés quotidiennes et cela leur parle plus que le non-recours primaire qui renvoie à des publics non connus des services. Par ailleurs, selon que les enquêtés aient déjà entendu parler du non-recours, à travers les conférences organisées au sein de la collectivité en 2012 et 2013 ou à travers des articles parus dans les revues professionnelles, voire dans des médias grand public, les interactions vont varier. En effet, au cours des entretiens, certains enquêtés vont partager leurs connaissances de la question, en mobilisant la typologie du non-recours ou des facteurs explicatifs qu’ils connaissent. Du fait de l’organisation du recueil de données et de la réactivité variable des enquêtés, ce travail d’entretiens s’est étalé sur deux ans. Cette durée m’a permis de mettre en évidence la progressivité de la diffusion du non-recours. En effet, les différentes vagues d’entretiens ont révélé le passage d’une absence de point de vue à un point de vue sur la question et de la diffusion progressive de cette thématique, qui « parle » de plus en plus aux professionnels.

Ma participation à des temps collectifs de travail a aussi contribué à la diffusion de la thématique du non-recours. Sans l’avoir envisagé dans la première version du projet de recherche, l’observation participante a constitué une part importante du recueil de données. En effet dès les premières semaines de présence au sein de la DASo, j’ai été sollicitée pour participer à différentes réunions ou groupes de travail dont les thèmes concernaient directement ou non mon objet de recherche. En 2014 et 2015, ce sont principalement deux groupes de travail auxquels j’ai été associée régulièrement, l’un ayant été mis en place dans le cadre du Schéma portait sur l’expérimentation du bilan d’accès aux droits, l’autre était le comité de suivi d’une étude réalisée par l’Observatoire sur les profils et les parcours des allocataires du RSA. A partir de la fin de l’année 2015 et jusqu’à la fin de mon contrat CIFRE ce sont les ateliers sur le

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thème de l’accès aux droits des PLIDS des territoires 1-3 et 7. Par ailleurs, tout au long de mon contrat au Conseil Départemental, j’ai été amenée à participer à certains comités de direction, à des réunions partenariales sur différentes thématiques (la prévention des expulsions locatives, l’accueil, la politique de la ville…). Enfin, j’ai accompagné des allocataires du RSA membres du groupe citoyen du territoire 2 qui souhaitaient réaliser une étude sur la fracture numérique à élaborer une méthodologie et à réaliser le recueil de données. Cela m’a permis de participer aux réunions préparatoires régulières avec les animatrices du groupe avant chaque rencontre et à chaque rencontre.

Ma présence a eu pour effet d’amener les acteurs soit à envisager les sujets abordés lors de ces temps de travail sous l’angle du non-recours, ou à m’interroger sur ce que peut apporter cet angle spécifique. Ainsi sans que l’objet de ces différents temps de travail ne soit le non-recours, le fait que j’y sois présente a en quelque sorte mis à découvert la thématique. En effet, ces temps de réunion qui commencent systématiquement par un tour de table de présentation de chacun ont permis aux participant de m’identifier comme « la chercheuse qui travaille sur la question du non-recours ». Cette incarnation en différentes instances a contribué à véhiculer la notion de non-recours au sein de la collectivité et auprès des partenaires participants aux réunions. Par ailleurs, le choix d’être présente dans les locaux du Conseil Départemental quotidiennement a contribué à ce que je sois bien identifiée par les agents du Conseil Départemental, notamment en central. Ce choix, au départ lié à la contrainte de la distance avec mon université de rattachement, a participé à mon immersion au sein de la collectivité. Cela m’a permis d’observer l’évolution de la perception que les agents ont de ma mission et de mon rôle au sein de la Direction.

L’analyse des productions de la connaissance scientifique des thèses en CIFRE ont souligné que si certains enjeux sont propres aux recherches financées, en particulier l’autonomie de la recherche dans une situation de commande de la recherche, ils sont sinon majoritairement communs à toute recherche empirique et renvoient aux questions fondamentales de

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l’engagement et de la distance par rapport au terrain de recherche223. Si certains usages qui ont été faits du travail de recherche par la Direction s’apparentent à une instrumentalisation de la recherche, je ne me positionne pas pour autant dans une logique de recherche-action, ce qui peut être le cas en CIFRE, dans la mesure où la visée opérationnelle de la production scientifique ne constituait pas un objectif de la thèse224. Par exemple, dans le cas de la thèse de Dulaurens, l’objectif d’amélioration, d’innovation était clairement assumé, la thèse étant à la fois une « recherche d’action » et une « action de recherche ».

Au cours des premiers mois, j’ai donc été principalement identifiée comme une stagiaire, dont « le mémoire portait sur le non-recours ». En effet, au démarrage de la recherche, j’étais davantage repérée en central par mon activité d’organisation de conférences, les entretiens ayant lieu principalement en sites déconcentrés. A ce moment-là ma mission était floue pour les agents de la direction malgré une présentation officielle au démarrage du contrat. J’étais perçue comme une stagiaire (ce qui était accentué par mon installation dans le bureau des stagiaires) qui rencontrait différentes personnes dans le cadre de son mémoire. Dulaurens souligne également cet effet de la CIFRE, d’être associé à un stagiaire, dans la mesure où le stage reste la référence la plus commune pour identifier « des étudiants observant l’institution pour quelques temps »225. Le changement d’étiquette n’aura lieu qu’à partir de septembre 2015 par ma participation au Pacte territorial d’insertion.

223 Voir à ce sujet les discussions du colloque de l’association des doctorants en CIFRE (ADCIFRE), « La recherche en funambule », Rennes, septembre 2015.

224 DULAURENS, Marlène, « Une recherche dans l’action : le cas d’une CIFRE en collectivité territoriale », Communication et organisation, n°41, Presses universitaires de Bordeaux, 2012.

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4. La participation observante du pacte territorial