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Masques et visages du stalinisme

CHAPITRE 5 : Vers une dénonciation du totalitarisme stalinien ?

2. Des dénonciations du Parti à l’alternative anticommuniste

2.

1. Le combat du PCF : le totalitarisme, gangrène des Etats grec et yougoslave

Tito a beau être en 1948 la figure du mal absolu pour l’ensemble du milieu communiste européen, il ne fut pas le seul à être fustigé. C’est dans un combat commun autour de la Grèce et de la Yougoslavie que se jetèrent les intellectuels du PCF de 1948 à 1949 afin de devancer toute attaque possible de l’adversaire sur la question des camps soviétiques en URSS. Avant même le déferlement intellectuel suscité par les procès Mindszenty, Rajk ou Kostov, le PCF dénonça l’autoritarisme des Etats grec et yougoslave.

Comment l’élite du Parti a-t-elle volontairement grossi les traits d’une Grèce en proie à une guerre civile ? Comment la Grèce est-elle devenue un formidable moyen de comparaison avec la Yougoslavie titiste ?

2.

1.1. La Grèce de Tsaldaris, championne de l’oppression ?

Peu intéressés jusque-là au sort de la Grèce plongée dans la guerre civile, les intellectuels du PCF ont, à la fin de l’année 1948 et au début de l’année 1949, largement répandu l’idée d’une Grèce héritière du national-socialisme allemand. Gouvernée par Tsaldaris de novembre 1946 à septembre 1947, la Grèce fut sous l’emprise américaine dès la fin 1947 avec la mise en place du gouvernement Sofoulis qui dura jusqu’en 1950. Ce dernier déclara le parti communiste « hors-la-loi ». A partir de là, l’intelligentsia communiste française se déchaîna et fit de la Grèce un combat nécessaire dans la promotion du stalinisme.

Ainsi, Claude Morgan publia une lettre reçue de deux communistes grecs écrite et envoyée à l’hebdomadaire communiste quelques jours avant leur exécution et déclara dans Les Lettres Françaises :

« S’il se trouve des Français assez insensés pour se détourner de ce qui se passe actuellement en Grèce, je les mets au défi, après avoir lu cette lettre et les deux textes qui suivent, de garder bonne conscience. (…)

Ils27 ont été jugés par une cour martiale extraordinaire formée par cinq membres tirés parmi les officiers aveuglément attachés à la cause fasciste. Tout au long du procès il n’y eut pas un témoignage qui eut quelque valeur pour un juge honnête. Les juges étaient à ce point animés par la haine contre l’esprit

27

que le président lui-même s’écria : "Il faut abattre les intellectuels, ce sont eux qui menacent l’ordre établi." »28

Procès fantasque, juges corrompus et témoignages galvaudés, le tableau brossé par Morgan semble être l’exacte anticipation des futurs procès Rajk et Kostov. Morgan reproche au pouvoir grec ce que lui-même soutiendra quelques mois plus tard. A travers la publication de cette missive dans Les Lettres Françaises, Morgan en appelle à l’ensemble des Français, y compris des intellectuels. Pour le PCF, le vrai danger vient d’Athènes, pas de Moscou. Il ne doit donc pas y avoir une concentration des intérêts autour de l’URSS et des démocraties populaires, intérêts pouvant soulever quelques suspicions et aboutir à une dénonciation ou à une condamnation du régime.

Un pas supplémentaire fut franchi en février 1949 par les intellectuels communistes. Toujours dans cette logique de discréditer l’adversaire pour promouvoir son camp et fière de l’idéal de Paix dont fut auréolée l’URSS, ils associèrent la Grèce au régime hitlérien, comme ils le firent pour la Yougoslavie titiste :

« Aujourd’hui, le gouvernement d’Athènes a teint en noir et a à tout jamais dépoétisé quatre îles transformées en cachots : Makronissos, un Buchenwald insulaire dont le martyrologe un jour sera long à écrire, Icaria toujours, Lemnos et Chio, réservée aux femmes. »29

Les camps d’internement des Cyclades furent-ils réellement le pendant grec des camps nazis ?30 La réponse semble avoir été apportée par Louis de Villefosse31. Dans le numéro de janvier 1950 des Temps Modernes, il dresse un portrait de l’île de Makronissos.32 A aucun moment la comparaison avec les méthodes nationales-socialistes allemandes n’est évoquée même s’il concède à une dénonciation virulente du régime grec. De Villefosse fait de Makronissos un camp d’internement aux conditions certes difficiles mais peu comparables, en terme qualitatif et quantitatif, aux camps allemands.

L’élite du PCF aurait ainsi instrumentalisé33 les camps d’internement grecs afin de minimiser les écrits de Rousset sur la réalité concentrationnaire en Union soviétique et afin de

28

Claude Morgan, « C’est la Raison qu’on fusille au pays de Platon ! », Les Lettres Françaises, n° 225, 16/09/1948, p.1.

29 Rédaction, « Ecrivains grecs victimes de la répression », Les Lettres Françaises, n° 248, 24/02/1949, p.2. 30 Cette comparaison des camps grecs et nazis ne fut pas l’apanage des intellectuels français. Les intellectuels

grecs de gauche parlèrent de Makronissos comme d’un « Dachau américain ».

31 Louis de Villefosse dispose d’une certaine légitimité dans le monde intellectuel. Il fut, avec sa femme Janine

Bouissounouse, un des principaux intermédiaires entre Sartre et les écrivains italiens. Sans ses contacts en terre italienne, le numéro spécial des Temps Modernes (août-septembre 1947) sur l’Italie n’aurait certainement pas pu voir le jour.

32 Louis de Villefosse, « Makronissos, laboratoire politique », Les Temps Modernes, n° 51, janvier 1950,

pp.1287-1299.

33 Cette instrumentalisation de l’affaire grecque est évoquée dès août 1949 dans la revue Esprit. A propos d’une

réunion ayant eu lieu le 24 juin 1949 à la salle Wagram en présence d’intellectuels communistes de retour de Grèce (Yves Farge, Paul Eluard et Jean-Marie Hermann), Esprit déclara : « Silence sur Markos, sur le problème macédonien : pas une fois le nom de l’URSS prononcé. Tant pis ! Il y a convention tacite entre la salle et l’estrade : celle-là n’attend de celle-ci que ce que celle-ci lui donne. » dans Bertrand d’Astorg, « Retour de Grèce », Esprit, n° 158, Août 1949, p.293.

détourner les regards sur des démocraties populaires pouvant devenir une véritable poudrière pour la perception du totalitarisme stalinien.

2.

1.2. Les relations gréco-yougoslaves : sommet de la déchéance titiste pour l’élite du PCF ?

Les intellectuels communistes ont eu deux réactions à l’égard de la situation grecque : dénoncer les aberrations du régime d’orientation capitaliste et prendre partie pour le peuple opprimé. Etant géographiquement proche de la péninsule hellène, la Yougoslavie titiste fut analysée par le PCF comme une interlocutrice privilégiée de la Grèce de Tsaldaris et Sofoulis. Or, à la mi-juillet 1949, Tito annonça à Skopje la fermeture de la frontière gréco- yougoslave et la cessation de toute assistance aux partisans grecs. Gage politique donné à l’Occident ou simple décision de sécurité nationale ? Toujours est-il que l’élite communiste française vit là l’aboutissement de l’autoritarisme de Tito et l’expression même de son anticommunisme en ne venant pas en aide au peuple grec. Annie Kriegel livre une synthèse résumant l’état d’esprit communiste durant l’automne 1949, sommet du combat antititiste :

« L’"antisoviétisme exaspéré" de Tito, sa "complicité" désormais ouverte avec Tsaldaris et son "attitude criminelle" à l’égard des "patriotes grecs", sa tentative de rupture du "front commun pour la paix" que révélait l’affaire Rajk, l’intégration de la Yougoslavie dans le camp impérialiste, autant de "faits" -têtus comme on se plaisait à les qualifier-, sans doute enrobés dans une langue de bois qui en masquait les contours précis, mais qui, malgré tout, engageaient à conclure que "la lutte contre la clique de Tito" était une tâche politique et militante du "camp démocratique dans son ensemble sous la direction communiste". »34

La question grecque devient alors un point d’appui supplémentaire dans l’argumentaire des intellectuels du PCF.35 Laurent Casanova lui-même évoqua cette déchéance titiste alimentée par la situation en Grèce :

« Tito essaie de masquer l’agressivité réelle de l’impérialisme anglo- saxon sonnant le ralliement partout dans le monde des forces réactionnaires et fascistes, poursuivant sa guerre criminelle contre le peuple grec, opprimant les peuples coloniaux, cherchant à intimider les peuples libres. »36

34

Annie Kriegel, Ce que j’ai cru comprendre, Paris, Robert Laffont, coll. Notre Epoque, 1991, p.489.

Dans cet extrait, Annie Kriegel commente l’intervention du Comité Central du PCF au sujet de la lutte antititiste paru dans le bulletin mensuel du Comité (bulletin n° 21) intitulé Notes pour la lutte idéologique. Ce bulletin est daté du 15 octobre 1949 et semble être issu de la main de Pierre Courtade.

35

Jean Kanapa mit trois régimes sur le même plan : le régime titiste, grec et franquiste. Il déclara : « Le régime économique, politique et social de la Yougoslavie de Tito est EXACTEMENT le même que celui de la Grèce de Tsaldaris et l’Espagne de Franco : un capitalisme d’Etat de forme fasciste soumis à l’impérialisme étranger. » dans J. Kanapa, « Un nouveau "communisme"… », art. cité, p.8.

36

Le procès Rajk permit aux intellectuels communistes de livrer un bilan de l’étude du régime titiste établie depuis juin 1948. De l’expulsion du Kominform au conflit grec, la Yougoslavie de Tito n’a-t-elle représenté qu’un Etat autoritaire aux yeux du PCF ?

Depuis la rupture entre Tito et Staline, les intellectuels communistes se sont, la plupart du temps, attachés à camoufler le schisme afin de ne pas entamer l’image pacifique véhiculée par le PCUS. Cela dit, les allusions relatives à la Yougoslavie et à Tito concernent successivement les camps de travail37, la non nationalisation des terres38, la place de Tito dans le pouvoir yougoslave et le danger pour la paix mondiale que représente Tito. Ce portrait établi est-il celui d’un régime autoritaire ? Sans être évoquée, la dénonciation du totalitarisme semble souhaitée par l’intelligentsia communiste française. Derrière les thèmes étudiés se cachent certains traits constitutifs du modèle totalitaire : hiérarchie administrative39, culte du chef, planification économique, et promotion de l’homme nouveau, l’homme américain, l’incarnation du Bloc occidental. Bien loin des réalités de la Yougoslavie des années 1948- 1949, telle semble être la vision des Balkans de la part de l’élite communiste. Un seul mot d’ordre pour l’intelligentsia communiste : si totalitarisme il y a en 1949, il n’est en aucun cas soviétique. Il est avant tout yougoslave, et pire encore, américain.

2.

2. Le procès Rajk : source de l’organisation de l’anticommunisme français

Tandis que le PCF et ses intellectuels tentent de détourner les regards de l’URSS en stigmatisant les défaillances politiques de pays comme la Yougoslavie ou la Grèce, dans le même temps, à la suite du procès Rajk, se constitua un véritable front anticommuniste. Délaissant toute bienveillance à l’égard du Parti, la lutte contre le communisme devint pour certains intellectuels un réel combat. L’on est anticommuniste comme l’on est communiste.

Comment se traduisit ce nouveau mouvement intellectuel ? Dans quelle mesure les événements propres aux démocraties populaires ont-ils contribué au développement de ce phénomène ?

2.

2.1. La constitution d’un bloc intellectuel antistalinien autour de Fejtö

Derrière la facette médiatique de l’engagement immédiat de Fejtö visible dans son article « L’affaire Rajk est une affaire Dreyfus internationale », le combat antistalinien s’est-il organisé ? L’article n’a-t-il pas plus surpris qu’il n’a convaincu ? Faut-il y voir un préalable indispensable à l’organisation de la dénonciation totalitaire soviétique ?

François Fejtö a indéniablement contribué à l’émancipation de la condamnation stalinienne. Autour de sa figure se développa le Comité de défense de la mémoire de Rajk40,

37

Cf. J. Kanapa, « Un nouveau "communisme"… », art. cité, pp.3-13.

38 Cf. V. Leduc, « Claude Bourdet… », art. cité, pp.24-31.

39 La garde rapprochée de Tito comprenant Kardelj et Pijade notamment fut longuement critiquée par les

communistes qui voyaient en eux les fondateurs d’une « dictature yougoslave », au même titre que Tito lui- même. F. Fejtö lui-même décrit Boris Kidritch, conseiller de Tito, comme le « dictateur économique » de la Yougoslavie dans F. Fejtö, Histoire des démocraties…, op. cit., p.314.

40 La première mention de ce comité est présente dans Les Lettres Françaises du 22/09/1949. A l’époque intitulé

Comité de défense pour Lazlo Rajk, il s’attacha à préserver sa mémoire après sa mort (Rajk fut réhabilité à la suite du Rapport Khrouchtchev en 1956. Ses obsèques eurent lieu le 6 octobre 1956 et engendrèrent une

comité composé de socialistes français dont Maître Izard, avocat de Kravchenko. Ce qui constituait un premier bloc intellectuel antistalinien autour des milieux socialistes et sociaux- démocrates regroupés autour de la revue Esprit ne put cependant survivre à la création du Congrès pour la liberté de la culture (C.L.C.) à Berlin en 1950. Retranché derrière la ligne neutraliste de la revue de Mounier, Fejtö et les siens se heurtèrent à la pensée de Raymond Aron, chef de file du mouvement antistalinien du CLC. Le point de divergence fut le neutralisme. Raymond Aron signa un article dans Le Figaro dans lequel il déclara :

« Les événements des dernières années ne nous inclinent pas à la confiance. Les démocraties n’agissent pas au rythme de l’histoire du XXème siècle. Mais une déclaration de neutralité ne ferait qu’aggraver les conséquences de cette passivité fatale. »41

Le conflit entre Fejtö et Aron sur la question de la neutralité amena à une remise en question de l’une des deux structures antistaliniennes.42 Le Congrès pour la liberté de la culture, enraciné dans des relations germano-américaines solides par l’intermédiaire de Melvin Lasky et Sidney Hook, bénéficia d’une légitimité certaine grâce au relais de Raymond Aron en France, tandis que le Comité de soutien pour Lazlo Rajk s’essoufla.

L’anticommunisme et l’antistalinisme sont donc incarnés en France par une structure fondée sur quatre thèmes majeurs : la place du neutralisme, les initiatives américaines en Europe, le rôle des partis socialistes, la construction européenne.43 Aron et Fejtö jouent sur deux terrains et deux échelles différentes. Aron s’inscrit dans une logique n’incluant pas le sort des démocraties populaires comme thème d’étude de l’anticommunisme, inévitablement tourné vers une promotion du modèle américain, tandis que Fejtö, par le biais de ses interventions dans Esprit, place la Hongrie et la Bulgarie au cœur du débat anticommuniste.

Il convient alors de nuancer l’impact du CLC en France. Largement financé par des investissements américains, le Congrès s’articula en 1950 autour de trois nations fortes : les Etats-Unis, la République Fédérale d’Allemagne et le Royaume-Uni. Ainsi, ce qui constitue l’essence même du mouvement antistalinien en 1949-1950 semble bel et bien être le mouvement instauré par Fejtö et incarné par la revue Esprit.44 L’antistalinisme intellectuel français fait donc de la répression soviétique en Hongrie le point de départ de l’engagement anticommuniste, tandis que le CLC délaisse dans un premier temps les démocraties

manifestation à Budapest. Certains historiens comme Marc Lazar et Stéphane Courtois y voient là les prémices de l’insurrection de novembre. Cf. Stéphane Courtois, Marc Lazar, Le communisme, Paris, M.A. Editions, coll. Les grandes encyclopédies du monde, 1987, p.52). André Wurmser y fit référence afin de dénoncer les pratiques diffamatoires de Georges Izard. Cf. A. Wurmser, « Compte rendu sténographique… », art. cité, p.4.

41 Raymond Aron, « L’illusion de la neutralité », Le Figaro, 17/02/1950.

42 Les relations entre les deux hommes se détériorèrent dès novembre 1949 lorsque Raymond Aron refusa de

publier un essai issu de « L’affaire Rajk est une affaire Dreyfus internationale » dans la collection Liberté de l’Esprit. Fejtö déclara en 1986 : « Ma déception devant l’accueil qu’il me réserva, en ce jour froid de novembre 1949, fut à la mesure de mon admiration. Je le quittai en colère. Mais, après réflexion, je compris qu’il avait raison. » dans F. Fejtö, Mémoires…, op. cit., p.226. Il entretint également des relations tendues avec François Bondy à la fin 1949. Bondy proposa à Fejtö de participer à la création de la revue Preuves. Celui-ci refusa, voyant en Preuves une attaque trop frontale envers des revues comme Esprit ou Les Temps Modernes.

43 Cette typologie est celle instaurée par Pierre Grémion dans son ouvrage Intelligence…, op. cit.

44 Pierre Grémion n’évoque en aucun cas cette mobilisation intellectuelle qui eut lieu en novembre 1949 autour

des intellectuels sociaux-démocrates français. Il ne fait intervenir François Fejtö qu’à partir de novembre 1956 sur la scène de l’anticommunisme.

populaires45 afin de livrer une vision globale du communisme en URSS et de l’intégrer dans les relations Est-Ouest.

Fejtö revint quelques temps plus tard sur son engagement et démontre que les motivations antistaliniennes furent inspirées par un réel sens de la justice :

« Mon sens de la justice était provoqué. J’ai outrepassé ma propre règle. Celle pour un journaliste et un historien, de s’en tenir aux faits, d’être impartial et quasi personnel. J’ai pris parti, et cela avec passion. Cependant, j’ai eu le souci de m’appuyer sur des documents, sur des preuves. »46

Faire de la démocratie populaire le lieu d’expression de la terreur stalinienne quand cela répond de la passion et de l’engagement intellectuel et non plus d’un héritage personnel. Tel semble avoir été le succès du combat de François Fejtö, combat relayé mais non préservé par le Congrès pour la liberté de la culture à partir de 1950.

2.

2.2. Esprit, les démocraties populaires et la dénonciation totalitaire

La revue de Mounier a connu, du schisme titiste au procès Kostov, trois phases contradictoires dans son appréhension du communisme mais trois phases symboles d’une évolution allant vers la condamnation stalinienne. Condamner le stalinisme, est-ce dénoncer un quelconque totalitarisme ? Non, loin de là. Esprit s’inscrit dans une ligne idéologique suivie par Les Temps Modernes sur le thème du totalitarisme. Pour Mounier comme pour Sartre, il n’y a et il n’y aura qu’un totalitarisme : le national-socialisme allemand. De plus, la vocation neutraliste d’Esprit ne permet pas, à l’inverse d’Aron, de critiquer lourdement le régime stalinien afin de ne pas sombrer dans le camp américain.47

Malgré sa volonté de faire du nazisme l’unique totalitarisme, l’engagement d’Esprit face aux répressions soviétiques dans les démocraties populaires amena la revue à l’apogée de la condamnation stalinienne. Par le biais de la lecture des événements dans le glacis opprimé, Esprit se radicalise. Le contrôle total de la culture par Staline en Europe de l’Est pose les premières pierres d’une compréhension du phénomène totalitaire par Esprit.48 La revue fut également un lieu d’accueil pour deux types d’intellectuels qui participèrent à cette radicalisation. Esprit accueillit les intellectuels en exil comme Fejtö, mais également les

45 Le sort des démocraties populaires fut largement pris en compte par le Congrès pour la liberté de la culture

lors de l’insurrection hongroise de novembre 1956. Le soutien d’intellectuels hongrois exilés, le financement éditorial d’écrivains bannis ainsi que l’attribution de bourses pour les étudiants de Budapest furent quelques unes des démarches du Congrès.

46 J. Cherruault-Serper, Où va le temps qui passe ?..., op. cit., pp.148-149. 47

La vocation neutraliste d’Esprit dans la Guerre froide fut redéfinie dans un manifeste rédigé par Mounier et publié dans le n° 139 de la revue datant de novembre 1947. Opposé à une logique des Blocs, Esprit vit cependant dans le bloc occidental un réel danger du fait de la possession de l’arme atomique par les Etats-Unis.

48 Dès septembre 1949, Esprit s’émeut du sort réservé à la culture à l’est du rideau de fer : « Une nouvelle

bataille vient de s’engager en URSS sur le terrain de la culture. Sont pourchassés, dénoncés, rétractés, les poètes, romanciers, cinéastes, savants, etc., en qui réside un esprit de cosmopolitisme. (…) Les pays de démocratie populaire ont suivi avec toute l’ardeur de nations jeunes qui ont à puiser dans une très ancienne tradition. » dans Jean-Marie Domenach, « Les cosmopolites », Esprit, n° 159, septembre 1949, pp.448-449.

anciens communistes ou compagnons de route déçus. C’est ainsi que Claude Bourdet parla de « dictature »49 en URSS tandis que Jean Cassou évoqua le terme de « danger totalitaire »50.

Quelques mois seulement après s’être démarqué de toute bienveillance à l’égard des agissements du Parti, on peut lire dans Esprit, par la voix même de son fondateur :

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