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Chapitre 1. 2 : La création du lien

1.2.1. Au-delà de la demande

Au départ de cette recherche, un constat : lorsque des personnes sans abri accèdent à un logement elles n’y restent pas. Afin de vérifier la pertinence de ce constat nous soumettons nos collègues à un questionnaire. A la question « l’accès à un logement est-il définitif » ? Elles répondent : « souvent ces personnes qui réclament un logement depuis des années, se retrouvent dehors quelques mois après une entrée », « bien souvent, non ».

Leurs réponses viennent corroborer notre constat. Nous souhaitons alors observer la récurrence de ce constat dans le temps. Nous effectuons une recherche dans les écrits disponibles en interne où nous trouvons trace de notre constat: « c’est lorsqu’elle a pu accéder à un toit que la souffrance apparaît franchement. La personne semble incapable de s’imaginer qu’elle mérite ce mieux dans sa vie (…). Et c’est alors que l’angoisse ressort, s’exprime, pouvant aller jusqu’à une remise en question de ces acquis nouveaux1», « Nous avons constaté des départs précipités du logement peu de temps après l’installation.

Certains préférant même un retour dans la rue, plutôt que de vivre dans un logement qu’ils n’arrivaient pas à s’approprier2», « Il y a une distance importante entre l’expression de la demande de logement et l’appropriation d’un lieu pour soi, pour se protéger3».

1 Document interne. « Préparation d’une journée d’étude », CAO, Juin 2000, non paginé.

2 Document interne. « Demande de subvention. Accompagnement social lié au logement ». CAO, 2002, non paginé.

3 Projet institutionnel. Op. cit. p. 33.

Ce premier travail d’enquête nous permet d’obtenir le point de vue des professionnels sur la question de l’appropriation d’un logement et la question de l’errance. Nous nous demandons si les actes posés par les personnes sans abri permettent d’entrevoir cette difficulté à s’arrêter dans un lieu intime et privé, de mettre fin à leur fuite.

Pour répondre à cette interrogation, nous sélectionnons dix dossiers sociaux selon le critère suivant : les personnes doivent être suivies pendant plusieurs années. Nous espérons trouver dans les notes d’entretien le travail réalisé en amont de l’entrée en logement, la réalité de la demande d’accès à un logement, la concrétisation de celle-ci puis la perte du logement.

Nous sélectionnons des personnes suivies depuis dix ans et nous retenons les dix premières personnes reçues lors du second trimestre de l’année 1995, soit entre avril et juin. La fin du mois de mars correspond à l’arrêt du « plan froid », lorsque les accueils d’urgences ouverts pendant l’hiver ferment. Nous faisons ce choix car beaucoup de personnes s’adressent au C.A.O pendant la durée du plan froid, afin d’accéder à une mise à l’abri, et repartent sur les routes aussitôt les accueils fermés. Après cette fermeture celles qui continuent à s’adresser au C.A.O le font pour des raisons qui dépassent le seul besoin de mise à l’abri.

De ces 10 dossiers nous retirons deux exemples significatifs de cette distorsion entre une demande et ce qui se cache derrière. Ils mettent en lumière l’errance des personnes1, leurs difficultés à s’attacher à un lieu ou une personne.

Lors de son premier entretien Monsieur Conte2, 38 ans, est en rupture familiale, amicale et sociale depuis une vingtaine d’années. Il est têtu, intelligent, souvent bougon et alcoolisé.

Pendant les six années que dure son accompagnement social il tente plusieurs accès en logement. Il est pris en charge dans un C.H.R.S, loue une chambre meublée dans un foyer puis chez un particulier. Ces périodes de mise à l’abri sont entrecoupées de retours dans la rue, d’hospitalisations en psychiatrie, d’errance géographique, de cures de désintoxication.

Il retrouve sa famille, sa mère l’accueille chez elle, il se fait des amis, tombe amoureux.

Puis il rompt tous ses liens. Mais toujours, il revient au C.A.O prenant le personnel comme témoin de sa souffrance, de son impossibilité à tenir un lien, autre que professionnel, dans la durée.

1 Ce constat est similaire pour huit des dix dossiers retenus.

2 Afin de respecter la confidentialité des personnes et leurs histoires, les noms donnés sont des noms d’emprunt.

Pendant six ans sa toile de fond est l’absence de logement, comme une évidence à résoudre pour qu’il puisse avancer. Malgré toute sa combativité, l’énergie qu’il met à croire à ce besoin, il meurt seul, pendant l’été, sur un banc, étouffé par son vomi, baignant dans ses excréments.

Monsieur Seguin se présente en 1995, il a 46 ans, il est dans l'errance depuis son adolescence. Intelligent, cultivé, amateur de poésie. Dès le premier entretien il parait presque impudique lorsqu'il raconte son "homosexualité de pauvre", son mariage forcé à 17 ans, ses origines bourgeoises, la violence de son amour pour sa mère et la haine de son beau-père. Depuis plus de 25 ans il errait dans le sud de la France, alternant les prises en charges en C.H.R.S, les hébergements par des copains, les sous-locations associatives.

A son arrivée à Lyon, après un passage en accueil d'urgence, il reste quelques mois dans un C.H.R.S où il occupe une chambre individuelle. Il la quitte pour suivre un copain dans la rue. A nouveau seul, il veut louer une chambre meublée. Alors que ce projet va se réaliser il quitte Lyon. Après une période d'errance, il s'installe dans le sud où il travaille tout en vivant à l'hôtel. Cinq ans plus tard il abandonne son travail pour revenir à Lyon, où il se retrouve sans domicile.

Ces exemples montrent la perte des liens et des repères comme un processus pouvant conduire vers une désocialisation. Ces deux personnes opposent une résistance à la réalité qui, pourtant, les entraîne à abandonner peu à peu des éléments qui les tiennent à la société : absence d’hygiène, de désirs, de besoins. Perte de la notion du temps, des lieux fréquentés, des lieux familiers, des liens avec les proches. La désocialisation n’est pas linéaire, elles ont des moments de révolte, d’agressivité, de résistance. En définitive, tous ces épisodes sont suivis de phases de soumission au monde de la rue. Face aux institutions et aux intervenants sociaux ces personnes tiennent un discours adapté, elles demandent un logement, des papiers, du soin… Ce discours a un double enjeu : il justifie l’intervention des acteurs du système médico-social et il « joue un rôle défensif et anxiolytique essentiel dans le fonctionnement psychique de son auteur. Il se fossilise au cours du temps et finit par constituer une sorte d’enveloppe identitaire du sujet. Cette armure le protége des blessures que peuvent lui infliger tant son propre regard que celui des autres. Elle nie sa différence et sa pathologie, en en banalisant les causes. Elle rend cette souffrance

symboliquement monnayable1 ». Au-delà de la demande c’est de la présence et du maternage que viennent chercher les personnes « il suffit de penser aux clochards qui viennent, à Nanterre ou ailleurs, se faire soigner un ulcère de jambe et qui, en sortant de la consultation, arrachent le pansement, pour revenir le lendemain avec la même demande. Il est évident que l’on se trouve là en présence d’une demande pseudo-objective très éloignée de la demande réelle, sous jacente, inconsciente, régressive et symbolique. Il s’agit beaucoup moins de faire soigner la plaie que d’obtenir une attention maternante et régressive dans l’interaction avec un soignant (…) qui renarcissise en s’occupant du corps.

Sous le pansement, c’est du lange et du soin apporté par la mère dont il est question2».

Ce travail d’enquête préliminaire nous permet d’observer les points de réalité suivants : - Si avec du temps, les personnes sans abri accèdent à un habitat, beaucoup n’y

restent pas. Elles perdent cet habitat soit d’elles-mêmes, soit par force. Rares sont celles qui s’y installent et y demeurent.

- Bien qu’elles soient en difficulté à faire du lien et à se stabiliser, les personnes sans abri font confiance et s’attachent à des professionnels.

Ce dernier fait nous semble paradoxal et nous conduit à réfléchir à la question suivante : pourquoi, alors que le plus souvent, elles sont dans l’incapacité psychique de s’attacher, les personnes sans abri parviennent-elles à conserver un lien stable avec des lieux d’accueils spécialisés et les professionnels qui y travaillent ?

1 P. DECLERCK. Op. cit p.296

2 Ibid. p.351.