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III. L’industrialisation du secteur (1860-1939)

1. De nombreuses entreprises liées par des intérêts communs

Bien que le nombre d’entreprises demeure stable de 1860 à 1939, la réussite des parfumeries grassoises est sujette à de nombreuses fluctuations masquées par le maintien de certaines enseignes dont les trajectoires patronales, la physionomie des usines et la nature des productions ont parfois été modifiées en profondeur au cours de cette période.

En effet, entre 1860 et 1914, la structure et le management des entreprises grassoises évoluent durablement. Les fonds de commerce créés au cours du XIXe siècle disparaissent peu

à peu : en 1900, le parfumeur Jean Serve ferme son usine des Loubonnières650 ; en 1909, Dumoulin vend son fonds de commerce de parfumerie de la rue Tracastel à Warrick Frédéric Walmsley de Londres651 ; en 1912, l’enseigne Thomas Merle est vendue par ses fils à Lucien

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COCOUAL Mathilde, Les Établissements Antoine Chiris dans le monde, 1898-1939, mémoire de Master 2 en Histoire contemporaine, sous la direction de Xavier Huetz de Lemps, Université Nice Sophia Antipolis, 2012, 153 p., pp. 76-83.

645 Un cluster est un groupe d’entreprises et d’institutions partageant un même domaine de compétences, proche géographiquement, reliées entre elles et complémentaires.

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LESZCZYNSKA Dorota, Management de l’innovation dans l’industrie aromatique : cas des PME de la région

de Grasse, L’Harmattan, Paris, 2007, 453 p.

647 FARNARIER Joseph, Contribution à la connaissance de la ville de Grasse, op.cit, p. 55.

648 BENALLOUL Gabriel, « Historique de sociétés de parfumerie de Grasse (1800-1939) », art.cit, p. 98. 649 Ibid.

650 FARNARIER Joseph, Contribution à la connaissance de la ville de Grasse, op.cit, p. 49. 651 FARNARIER Joseph, Contribution à la connaissance de la ville de Grasse, op.cit, p. 50.

151 Ferdinand Edouard652 ; en 1914, Gaston Palix cesse son activité653 et, la même année, l’usine Mottet, située sur le Boulevard Fragonard, est mise en vente654. Ces fonds de commerce font parfois l’objet de ventes aux enchères comme c’est le cas, en mai 1904, pour la société Hugues Fils et Cie qui permet aux dirigeants de dégager une partie de l’argent nécessaire à la création, en novembre, de la société anonyme Hugues Fils et Cie, Mme veuve Maurin et Roubert successeurs655. La société anonyme devient, en effet, la forme juridique privilégiée par les transformateurs de matières premières grassois et de nombreuses créations de raisons sociales voient ainsi le jour dans les premières décennies du XXe siècle. Elles se démarquent

notamment par leur durée limitée dans le temps : en 1908, Antoine Gardentys, parfumeur à Grasse, et Charles Schlabs, d’origine allemande, investissent dans une société à laquelle ils gardent la raison sociale Bernard Escoffier pour une durée qui prendra fin le 1e novembre 1923656 ; de même, en 1912, Adrien Raynaud et Claude Hugues fondent la société Ad. Raynaud et Ch. Hugues dont la durée est limitée à juin 1922657 ; suivant une évolution similaire, en 1913, l’entreprise Méro et Boyveau est transformée en société anonyme par Albert Sittler et Henri Bernard658. Si certains négociants extérieurs s’implantent à Grasse à l’image de Michel Fils, parfumeur implanté auparavant à Vence et qui transfère, en 1901, son siège social dans l’ancienne usine Robertet, avenue des Capucins659 ; d’autres, au contraire, comme Jusbert et Mouschein, quittent la cité provençale pour Vallauris où ils fusionnent avec J. Vimard : la raison sociale devient Maubert et Fils Vimard et Monschiem successeurs660. En effet, durant cette période le bassin de transformation s’étend aux différentes villes alentours : Vallauris, Cannes, Mouans-Sartoux, Nice, etc. Grasse demeure néanmoins la ville la plus densément occupée par cette filière avec un soixante d’entreprises concernées. Elles privilégient la transformation de matières premières naturelles mais s’engagent également, de manière plus soutenue que ne le laisse présager l’historiographie, dans la production de molécules de synthèse. Ainsi, en 1910, Tombarel et Haarmann & Reimer envisagent la création conjointe d’une société anonyme mettant en commun leur savoir-faire. Cette société par actions devait jeter les bases d’une coopération profitable entre les deux entreprises, grassoise et allemande, la première spécialisée dans les matières premières naturelles, la

652 Ibid.

653 Ibid. 654 Ibid.

655 FARNARIER Joseph, Contribution à la connaissance de la ville de Grasse, op.cit, p. 49. 656 Ibid.

657 FARNARIER Joseph, Contribution à la connaissance de la ville de Grasse, op.cit, p. 50. 658 Ibid.

659 FARNARIER Joseph, Contribution à la connaissance de la ville de Grasse, op.cit, p. 49. 660 Ibid.

152 seconde dans les synthétiques. La guerre interrompt brutalement cette affaire alors que les actions sont déjà imprimées661. Malgré ce type d’initiatives ponctuelles, la production demeure fondé majoritairement sur la transformation de matières premières naturelles et l’accent est mis, par certains industriels, sur l’acquisition de matériel d’extraction par solvants volatils662 et la recherche en laboratoire. Pour autant, jusqu’en 1920, l’enfleurage reste la technique la plus en faveur663. Ainsi, à l’aube de la Première Guerre mondiale, afin de traiter ces plantes à parfum locales, 6 000 à 7 000 personnes sont occupées durant les périodes de récoltes et 3 500 salariés sont mobilisés dans les usines grassoises664, sur un total de 11 500665 personnes employées par la filière au niveau national. Pour les plus grosses sociétés, la période 1860-1914 signale, en parallèle, l’augmentation constante des relations avec les pays d’outre-mer où elles multiplient les achats de domaines et les partenariats avec les agricultures autochtones pour approvisionner leurs usines en matières premières naturelles méditerranéennes et tropicales, nous approfondirons ces questions dans les parties 2 et 3666. Secteur d’activité moteur soutenu principalement par l’exportation, la parfumerie française engendre, en 1912, un chiffre d’affaire de 118 millions de francs, dont 83 millions à l’exportation. Grasse occupe une place conséquente dans ce secteur : en 1913, la seule production d’huiles essentielles et de fleurs est évaluée à plus de 30 millions de francs667.

La guerre de 1914-1918 marque profondément l’industrie grassoise, les champs sont délaissés et certaines usines sont reconverties en fabrique de gaz ou de chlore. La région est touchée par la pénurie tandis que le sentiment antiallemand se diffuse au sein des parfumeries668 : Charles Schlabs, partenaire commercial de Gardentys est ainsi interné en mai 1918, au camp de la Chartreuse, en Haute-Loire, après que sa société ait été dissoute et ses biens mis sous séquestre669. Malgré les aléas de ces quatre années, les entreprises grassoises se maintiennent néanmoins durant cette période et la guerre permet a certaines d’entre elles d’obtenir des accords commerciaux avec le ministère de la Défense : quelques sociétés produisent ainsi de l’eugénol qui entre dans la composition de vernis utilisés pour préserver

661 Entretien avec Jacques Wolff, ancien directeur de la parfumerie Chauvet à Seillans, le 20 octobre 2016 à Grasse.

662 Hugues Aîné à l’usine de la Sabrane et Piver au quartier des Capucins. FARNARIER Joseph, Contribution à la connaissance de la ville de Grasse, op.cit, p. 49.

663 FARNARIER Joseph, Contribution à la connaissance de la ville de Grasse, op.cit, p. 47. 664 FARNARIER Joseph, Contribution à la connaissance de la ville de Grasse, op.cit, p. 58.

665 OLPHE-GAILLARD G., « Les progrès de la parfumerie française depuis 40 ans », La Parfumerie Moderne, n° 9, septembre 1929, pp. 659-667, p. 665.

666 COCOUAL Mathilde, Les Établissements Antoine Chiris dans le monde, 1898-1939, op.cit.

667 GATTEFOSSE René-Maurice, « L’industrie française de la parfumerie », La Parfumerie Moderne, mai 1926, pp. 93-96, p. 93.

668 FARNARIER Joseph, Contribution à la connaissance de la ville de Grasse, op.cit, p. 50. 669 Ibid.

153 les cocardes des avions de combat670. Déjà en 1880, César Ossola commercialise un baume, destiné à l’hygiène des soldats français, surnommé le « cosmétique du marcheur » et dont les ventes militaires dépassent, à partir de 1890, les ventes civiles671.

L’après-guerre marque la relance de la production soutenue par une demande mondiale exponentielle. Les couturiers parisiens deviennent parfumeurs suivant les pas de Paul Poiret et de ses « parfums de Rosine »672. La mode et le marketing se renouvellent et la France s’impose désormais pleinement comme leader dans la commercialisation de produits de luxe. L’importance de Grasse sur le marché mondial est régulièrement attestée au sein des revues spécialisées françaises et, parfois, italiennes673 ou américaines674. La Parfumerie moderne675, Les parfums de France676, La revue des marques de la parfumerie et de la savonnerie677 ; toutes clament la suprématie de la parfumerie française et des fleurs de Grasse678 et incitent les professionnels à augmenter leurs exportations679. La position de leader de la France est, en effet, irréfutable au regard de l’augmentation du chiffre d’affaires qui atteint 250 millions en 1920 et ne cesse de croître jusqu’en 1939680. De ce fait, l’entre-deux-guerres a longtemps été considéré comme l’âge d’or de la parfumerie grassoise. Cet essor offre aux sociétés grassoises un débouché profitable mais pas unique et il encourage ainsi le multi-positionnement des entreprises dans des domaines divers (synthèses, alimentaires, etc.). Pour permettre cette croissance de la production, les usines de Grasse relancent, de ce fait, la production locale. Les principales entreprises installent des domaines de production dans le bassin grassois681 et des postes en montagne dans les Alpes-Maritimes, le Var, les Basses-Alpes et le Vaucluse. En parallèle, elles multiplient les implantations outre-mer : Chiris, Lautier, Robertet, Roure possèdent des exploitations en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud, nous y reviendrons.

670 GATTEFOSSE Jean, « Les végétaux aromatiques de Madagascar », Agronomie coloniale, n° 46, octobre 1921, pp. 113-121, p. 113.

671 BENALLOUL Gabriel, « Aux origines des Ossola, Grasse, la parfumerie, la Maison Jean Court », art.cit, p. 65. 672 KERLEO Jean, Les parfums de Rosine, Jeudi du MIP, MIP, 4 juillet 2013.

673 La Rivista Italienna éditée de 1919 à 2007.

674 The American Perfumer and Essential Oil Review (1911-1922).

675 La Parfumerie Moderne, revue éditée de 1908 à 1956 par la famille Gattefossé.

676 La parfumerie du Sud-est éditée à partir de 1923 puis renommée Les Parfums de France de 1924 à 1938 est une revue professionnelle créée par la famille Chiris.

677 La Revue des Marques de la Parfumerie et de la Savonnerie (1923-1938).

678 R.B, « La parfumerie française », Les Parfums de France, n° 1, février 1923, pp. 14-15; P. M., « La parfumerie est une industrie française », La Parfumerie Moderne, n° 6, juin 1932, pp. 282-285 ; DAVID Eugène, « Une grande industrie française », Revue des Marques de la Parfumerie et de la Savonnerie, n° 6, juin 1927, p. 1-2.

679 ANONYME, « Pour intensifier nos exportations », La Parfumerie Moderne, n° 6, juin 1925, pp. 138-139 ; ANONYME, « Pour la reprise du commerce extérieur », Les Parfums de France, n° 116, octobre 1932, p. 301. 680 GATTEFOSSE René-Maurice, « L’industrie française de la parfumerie », art.cit, p. 93.

681 ANONYME, « Établissements Antoine Chiris à Grasse », La Parfumerie Moderne, n° 10, octobre 1925, pp. 238-240.

154 Les usines augmentent ainsi considérablement les volumes et la diversité des matières premières naturelles qu’elles traitent alternativement au cours de l’année. Les industriels investissent à cet effet dans l’extension de leurs usines et dans l’amélioration des techniques et des matériaux. Dans les années 1920, nombreuses sont les usines à s’équiper d’ateliers d’extraction par solvants volatils : Camilli, Albert, Laloue ; Schmoller Bompard, Sève Lefvre et Cie et Denis Saisse inaugurent chacun le leur en 1924682. Les dernières sociétés encore organisées en fonds de commerce transforment leurs statuts sous forme de sociétés anonymes comme Camilli, Albert et Laloue, Tombarel Frères ou encore Bertrand Frères683. La transmission familiale est toujours présente mais, la structure décisionnelle de l’entreprise est désormais composée de personnes de familles différentes ou, parfois, de plusieurs raisons sociales, liées par des actions. Ainsi, en 1924, Roure Bertrand Fils, Bing et Justin Dupont s’associent sous l’égide d’une même raison sociale684. Cette tendance à la concentration est également marquée par certaines fusions, les Établissement Pierre Dhumez puis Pilar Frères sont ainsi absorbés par les Établissements Antoine Chiris, mais les dirigeants maintiennent la dénomination première de ces deux marques685. Pour autant, cette période est aussi marquée par de nombreuses cessions, ventes et faillites dont les conséquences sont accentuées par la crise de 1929 et trois années de mauvaises récoltes entre 1930 et 1933. L’entreprise Charabot est déclarée en faillite en 1936 après des années d’incertitudes686. Ainsi, pour de nombreuses raisons sociales, la vente de biens immobiliers permet de masquer la perte de vitesse et les erreurs commerciales de l’entreprise687. De plus, la législation française se durcit et impose une taxe de luxe de 12% à partir de 1920 qui concerne aussi, tout du moins dans un premier temps, les huiles essentielles688 à laquelle s’ajoute la complexification des mesures et des tarifs douaniers689. Malgré ces aléas, la réussite commerciale de la parfumerie grassoise est indéniable et repose, durant l’entre-deux guerres, sur l’augmentation de la production mondiale de plantes à parfum et sur le positionnement de Grasse comme plate-forme de redistribution690. De ce fait, progressivement, de nombreuses matières premières

682 FARNARIER Joseph, Contribution à la connaissance de la ville de Grasse, op.cit, p. 53. 683 FARNARIER Joseph, Contribution à la connaissance de la ville de Grasse, op.cit, pp. 55-58. 684 FARNARIER Joseph, Contribution à la connaissance de la ville de Grasse, op.cit, p. 55.

685 COCOUAL Mathilde, « Étude iconographique : l’absorption de Pierre Dhumez par les Établissements Antoine Chiris », Les Établissements Antoine Chiris dans le monde, 1898-1939, op.cit, pp. 141-145.

686 FARNARIER Joseph, Contribution à la connaissance de la ville de Grasse, op.cit, p. 60.

687 Entretien avec Jacques Wolff, ancien directeur de la parfumerie Chauvet à Seillans, le 20 octobre 2016 à Grasse.

688 J. G., « La taxe de luxe », La Parfumerie Moderne, n° 1, Janvier 1921, p. 7.

689 ALCO, « La taxe à l’exportation et la parfumerie », La Parfumerie Moderne, n° 6, juin 1926, p. 133.

690 GATTEFOSSE H. M., « Grasse, centre de production et de répartition », La Parfumerie Moderne, n° 12, décembre 1938, pp. 486-487.

155 commercialisées par les industriels grassois ne transitent même plus par les usines provençales. La « Capitale des parfums » est graduellement perçue, par de nombreux contemporains, comme la « boîte aux lettres » des essences du monde691. Cette spécialisation de Grasse a eu de nombreuses conséquences sur le paysage local et sur les modes de vie de ses habitants qui font l’objet d’une dernière sous-partie.

2. Les nouveaux visages de Grasse : transformation du bâti et multiplication des