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Première partie – Citoyennes, expériences plurielles de la dynamique révolutionnaire

Carte 1 : Clubs de femmes et clubs mixtes en France (1789-1793)

A. Les « dames » des premières années des clubs (1791-1792)

Des « dames patriotes » de l’année 1791 aux « citoyennes » ou « républicaines » de l’an II, la désignation des habituées des clubs évolue sensiblement190 . Cela peut évoquer un élargissement social de la fréquentation du club ou renvoyer à l’appropriation du nouveau langage politique. En 1791, les serments des « dames » permettent de cerner, même approximativement, leur environnement social et leur place dans les réseaux patriotes.

1. 1791, l’ « année sans pareille » pour observer les citoyennes

Si 1789 constitue l’ « année sans pareille » des citoyens selon Michel Winock, l’année 1791 est à plusieurs titres l’« année sans pareille » des citoyennes de la région191. Elle l’est en tout cas pour l’historien qui les recherche. Sur une période ramassée, de février à juin 1791, les citoyennes prêtent serment devant les clubs et commencent à manifester leur présence lors des séances publiques.

Les serments de 1791 constituent une des rares occasions où des citoyennes sont individuellement dénombrées ou nommées. Celles qui apparaissent alors forment un groupe de femmes patriotes assez engagées dans la vie du club pour se livrer à ce geste solennel et sacré. Mais rien n’assure pour autant qu’elles fréquentent ensuite le club avec assiduité. Seuls quelques cas de femmes visibles lors des serments sont ensuite repérables dans les archives des clubs. Ils seront étudiés dans le chapitre suivant quand nous réfléchirons à la notion de militantisme féminin. Par ailleurs, les informations liées aux serments demeurent parfois générales et peu vérifiables. À Saint-Malo, il est question sans autre précision d’ « une grande quantité de femmes » prêtant serment le 26 juin 1791192. Pour Fougères, le Journal des

départements rapporte que « plus de quatre cents femmes » prêtent serment dans le contexte de

la fuite de Roi. Le chiffre approximatif et très élevé suggère qu’elles n’ont pas été dénombrées mais que le serment est prêté massivement, dans un contexte de crise. Celui de cent dix-sept femmes prêtant serment à Rennes lors d’une séance publique du club en l’honneur de Mirabeau

189 Arch. mun. Saint-Malo, 1 S 2, registre des séances publiques du club de Saint-Servan, 20 janvier 1793.

190 Les femmes fréquentant les clubs sont nommées à plusieurs reprises « dames patriotes » dans les sociétés d’Auray ou de Saint-Servan en 1791-1792. Elles sont au même moment qualifiées de « dames » à Vannes ou de « dames des galeries » à Lorient.

191 Michel WINOCK, 1789, l’année sans pareil, Paris, Perrin, 1988.

semble plus plausible au regard de la population rennaise et du nombre important de clubistes (sept cents membres en 1791193). La précision du chiffre renvoie d’ailleurs probablement à un enregistrement individuel des femmes concernées, l’absence d’archives pour le club rennais ne permettant pas de le vérifier.

Dans d’autres clubs, les noms des femmes qui prêtent le serment civique sont inscrits dans le registre de la société. Une incertitude pèse régulièrement sur leur nombre exact car il n’est pas toujours aisé de déterminer si deux noms rapprochés correspondent aux noms de jeune fille et d’épouse d’une seule femme ou bien aux deux patronymes de deux femmes différentes. À Vannes, vingt-neuf noms de femmes sont ainsi recensés entre février et mars 1791 dans le registre de la société194 qui compte alors deux cent cinquante à trois cents membres masculins195. Elles sont soixante et une à faire de même à Guingamp entre avril et mai 1791. Ce chiffre est important pour un club qui compte quatre-vingt-quinze membres en février 1794 et en aurait compté au total cent quatre-vingt-dix-neuf entre octobre 1790 et juillet 1793196. À Auray, il n’est pas question de serments féminins, mais trente-cinq femmes sont nommées dans le registre de la société au moment de leur affiliation en octobre 1792197. Un nombre là encore conséquent pour un club qui compte alors moins de cent membres masculins198. Certes, prêter un serment civique devant le club ne relève pas d’une démarche aussi aboutie que de devenir membre au prix d’une cotisation, mais le geste est à replacer dans le champ des possibles des femmes. Pour elles, le serment constitue un des rares moyens d’affirmer publiquement leur soutien au changement révolutionnaire.

L’environnement social de ces premières habituées des clubs est difficile à évaluer. On peut le cerner pour celles qui ont un homonyme masculin assez connu localement. C’est le cas à Vannes d’une petite vingtaine de femmes, identifiées à partir des notices biographiques établies sur les clubistes par Bertrand Frélaut199. Elles s’inscrivent dans divers milieux de la moyenne bourgeoisie locale : parentes de professeurs, de marchands, d’avocat ou notaire, d’employés de finances, de peintres. L’artisanat et le petit commerce sont représentés par des métiers accordant déjà une certaine notabilité (aubergiste, perruquier)200. À Guingamp, une quinzaine d’homonymes masculins a été identifiée. On trouve trois chirurgiens ou médecins, quatre notaires, deux magistrats, cinq individus impliqués dans la marchandise ou le négoce,

193 P. GERVAIS « L’autre Bretagne, les clubs révolutionnaires bretons (1789-1795) », art. cité, p. 443.

194 Arch. dép. Morbihan, L 1997, séances du 20, 23 et 27 février et du 1er, 8 et 19 mars 1791.

195BertrandFRÉLAUT, Les Bleus de Vannes : portraits de clubistes bretons 1791-1796, op. cit., vol. 1, p. 108.

196 AbbéDOBET, « La Société des Amis de la Constitution de Guingamp (1790-1793) », Bulletins et Mémoires de

la Société d’émulation des Côtes-du-Nord, t. XXXI, 1951-1952, p. 78-101 ; P. GERVAIS « L’autre Bretagne, les clubs révolutionnaires bretons (1789-1795) », art. cité, p. 439.

197 Avec une marge d’erreur déjà évoquée portant éventuellement leur nombre à 39 affiliées.

198 Pierre Gervais mentionne 67 membres en mars 1794 et 95 membres en juillet 1794. Cf. P. GERVAIS, « L’autre Bretagne, les clubs révolutionnaires bretons (1789-1795) », art. cité, p. 437.

199 BertrandFRÉLAUT, Les Bleus de Vannes: portraits de clubistes bretons 1791-1796, op. cit.

un directeur de la poste aux chevaux. L’enquête valorise cependant les hommes les moins obscurs, susceptibles d’avoir été étudiés par ailleurs201.

L’enquête met donc en lumière les citoyennes potentiellement apparentées à des clubistes ou des administrateurs locaux, appartenant majoritairement pour cette première période à la bourgeoisie locale. Celles qui demeurent dans l’ombre s’inscrivent-elles dans d’autres milieux ? Le qualificatif « dames » qui leur est attribué jusqu’en 1792 confirme l’idée de milieux bourgeois. Probablement, si des femmes du peuple s’étaient présentées, elles auraient été simplement qualifiées de « femmes ». Individuellement, elles ne seraient pas appelées « madame » mais présentées par leur position matrimoniale comme fille, femme ou veuve de tel ou tel homme. À Quintin, ainsi, où les citoyennes n’apparaissent qu’une seule fois en 1791, elles sont qualifiées de « femmes » et la citoyenne qui prête serment de « fille majeure202 ». L’absence dans ce cas du qualificatif « dame » suggère une composition sociale plus populaire pour un club situé dans une localité modeste d’environ quatre mille habitants. À Lorient, les citoyennes ne sont nommées qu’à partir de 1792 et l’état particulier des sources nécessite un éclairage spécifique.

2. « Les citoyennes de L’orient, glorieuses de ce titre »

Les noms des citoyennes de Lorient qui prêtent serment à partir de février 1791 ne sont pas inscrits sur le registre des délibérations et aucune indication n’est précisée par ailleurs sur leur nombre. Une pétition adressée à la Convention nationale en octobre 1792 par « les citoyennes de L’orient (sic.) glorieuses de ce titre » offre néanmoins un aperçu sur un groupe féminin relié aux élites patriotes du moment203. Elles s’adressent à la Convention nationale pour défendre la réputation des autorités locales, soutenant par là-même leur ligne politique. La municipalité de Lorient vient alors d’être dénoncée au ministre de l’Intérieur et désavouée en plus haut lieu par le député du Morbihan Lequinio après le massacre du négociant Gérard le 15 septembre 1792204. Ce dernier est tué par une foule en colère qui le soupçonne de trafic d’armes destinées aux contre-révolutionnaires des colonies205. L’affaire s’inscrit dans un contexte national particulièrement mouvementé, de l’effondrement de la monarchie en août aux

201 AnnaïgSOUSLABAILLE, Guingamp sous l’Ancien Régime, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999 ; Christian KERMOAL,Les notables du Trégor : Éveil de la culture politique et évolution dans les paroisses rurales (1700-1850), op. cit.

202 Arch. dép. Côtes-d’Armor, 101 L 41, club de Quintin, séance du 3 juillet 1791.

203 Arch. nat. F1bII-Morbihan-11, pétition des citoyennes de Lorient à la Convention. La date est difficilement lisible. Une étude ancienne la date du 26 septembre 1792 (Cf. DIVERRÈS, MACÉ, LOCPÉRAN DE KERRIVER,

L’assassinat du citoyen Gérard, Lorient, 1885) ; elle est datée par un autre auteur du 6 octobre 1792 (Cf. Richard

ANDREWS, « L’assassinat de Jean-Louis Gérard, négociant lorientais », Annales Historiques de la Révolution

française, 1967, p. 309-338. Cette seconde date est la plus plausible. Différentes adresses justificatives des

autorités lorientaises figurent dans les séances des 18 et 29 octobre 1792 des Archives Parlementaires, mais pas celle des citoyennes (t. 52, p. p. 552-555 et t. 53, p. 31-33). Cf. l’annexe 16.

204 Archives parlementaires, t. 52, p. 304, séance du 4 octobre 1792, motion de Lequinio.

205 Richard ANDREWS, « L’assassinat de Jean-Louis Gérard, négociant lorientais », Annales Historiques de la

Révolution française, 1967, p. 309-338 ;DIVERRÈS, MACÉ, LOCPÉRAN DE KERRIVER, L’assassinat du citoyen

massacres de septembre. Localement, le port de Lorient est troublé depuis plusieurs mois par l’arrivée de deux groupes opposés : des soldats patriotes maltraités dans les colonies antillaises pour leur engagement et des officiers impliqués dans cette répression. Après l’assassinat de Gérard, les autorités municipales et départementales réclament le jugement des émeutiers arrêtés. Quelques personnalités patriotes lorientaises, appuyées par Lequinio – dont le nommé Mouquet – présentent l’affaire comme une guerre des riches contre les pauvres et demandent la suspension des poursuites. Les autorités municipales, soutenues par le département du Morbihan, justifient auprès du ministre et de la Convention la légitimité de la répression. C’est dans ce contexte de justification que des citoyennes de Lorient adressent leur pétition à la Convention.

La pétition comporte cent soixante-huit signatures, avec une petite marge d’erreur pour certains paraphes associant deux noms. À titre de comparaison, le club de Lorient compte environ deux cents membres fin 1790 et un peu plus de quatre cents en 1791-1792206. Toutes les signataires ne fréquentent pas nécessairement le club, mais elles sont liées ou favorables au cercle des administrateurs de la commune qui sont eux-mêmes une composante forte de la société politique. Elles se présentent comme les parentes des administrateurs qu’elles entendent défendre, précisant à deux reprises qu’elles veulent obtenir justice pour « nos maris, nos enfants ». Les noms de seize d’entre elles apparaissent à d’autres occasions dans la documentation liée au club de Lorient207. Ce petit groupe ne se contente pas de signer la pétition

mais fréquente véritablement le club.

À l’échelle des cent soixante-huit signataires de cette pétition, vingt-cinq ont un homonyme parmi les membres de la municipalité ou du département et une trentaine – dont certaines du groupe précédent – a un homonyme parmi les clubistes les plus actifs. Au total, une cinquantaine de signataires a donc un homonyme parmi les clubistes notables ou l’administration locale. Cependant, le recoupement par homonyme comporte de réelles limites, surtout à l’échelle d’une ville d’une relative importance comme Lorient, qui compte alors plus de quinze mille habitants. Effectivement, les homonymes ne sont pas nécessairement de très proches parents. Par ailleurs, le nom de famille ne suffit pas toujours pour identifier le milieu social d’un individu s’il est peu connu localement.

206 P.GERVAIS, « L’autre Bretagne, les clubs révolutionnaires bretons (1789-1795) », art. cité, p. 440;Eugène QUÉVERDO, Le club des Jacobins de Lorient de sa fondation (septembre 1790) à sa disparition (11 vendémiaire

an III), DES, soutenu à l’Université Rennes, 2, sd. (dans les années 1960) ; Bertrand FRÉLAUT, « Les Bleus de Vannes, 1791-1796 : une élite urbaine pendant la Révolution », Bulletin Mensuel de la Société Polymathique de

Morbihan, t. 117, juillet 1991, p. 286.

207Elles sont mentionnées pour certaines activités dans le registre du club ou bien par l’auteur anonyme d’un pamphlet probablement écrit en l’an III qui dresse un tableau féroce des clubistes de l’an II. Cf. Les Jacobins de

Lorient ou la Gigantojacobinomachie, poème anonyme, daté du 2 septembre 1795, réédité avec des notes historiques et biographiques par Locpéran de Kerriver, bibliographe morbihannais, Imprimerie Lorientaise,

Catherine&Guyomar Éditeurs, 1887(un exemplaire est consultable aux Archives départementales du Morbihan). Quinze d’entre elles sont recensées dans l’annexe 13 sur les « habituées » du club de Lorient ; la seizième, nommée Dubois, mère d’un défenseur de la patrie, est citée dans l’annexe 18 sur les prises de parole.

L’identification de l’environnement social des signataires est dès lors soumise à de larges incertitudes. Il n’est connu que pour une petite vingtaine de signataires, si l’on considère qu’elles sont bien de proches parentes des homonymes masculins retrouvés par ailleurs dans les cercles patriotes. Elles appartiennent aux milieux de notables bien représentés dans cette ville : négoce, robe, officiers dans la marine ou l’armée, chirurgiens. Il est probable que les autres signataires ayant des homonymes parmi les cadres locaux appartiennent aussi à la bourgeoisie locale.

Qu’en est-il de la bonne centaine de signataires dont les noms n’ont pu être recoupés avec des acteurs masculins du club ou de la vie municipale ? « De vils dénonciateurs ont osé calomnier auprès de vous nos maris, nos enfants » énonce la pétition, laissant entendre qu’elle est bien portée par des parentes des membres de la municipalité et des magistrats chargés d’instruire l’affaire Gérard. Effectivement, parmi les signataires qui ont un homonyme identifié au sein des pouvoirs locaux on retrouve Duchaulsoy, maire de Lorient à l’automne 1792, Esnoul, président du département, Cordon, officier municipal ou encore Dusquesnel et Salomon, notables de la municipalité – Duquesnel devenant maire en l’an II. Ces familles sont particulièrement représentées parmi les femmes signataires : deux Salomon, deux Cordons, trois Duchaulsoys, quatre Duquesnel.

Portée par des parentes des administrateurs locaux, la pétition a pu ensuite être signée par d’autres femmes reliées de près ou de loin à ces réseaux. Faute de recoupement, il n’est pas possible de cerner leur environnement. Par ailleurs, de nombreux membres du pouvoir local – municipalité, district, département, magistrats du tribunal de district et justice de paix – n’ont pas d’homonymes féminins parmi les signataires. Sur une soixantaine d’individus connus pour être investis dans ces fonctions publiques, dix seulement ont une ou plusieurs homonymes parmi les signataires de la pétition. Celles-ci ne sont donc pas une copie au féminin des élites politiques du moment. Une vaste zone grise échappe à notre connaissance et témoigne aussi des marges de manœuvre individuelles des citoyennes. Certaines ont pu signer sans être directement liées à des acteurs du pouvoir en place, d’autres ne l’ont pas fait quoique leurs parents soient directement impliqués dans la gestion de l’affaire Gérard.

L’enquête dégage ainsi un groupe aux contours sociologiques flous dont une partie est apparentée aux clubistes et administrateurs locaux des premières années de la Révolution, eux-mêmes majoritairement issus des milieux de notables évoluant dans le domaine de la robe, du négoce, du commerce ou de l’artisanat qualifié. Les données demeurent éparses et soumises à de fortes incertitudes. Dans ces conditions, il est particulièrement difficile d’évaluer comment la sociologie des habituées des clubs évolue dans le temps, des années 1791-1792 à la période de l’an II.

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