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Le point de vue psychanalytique

2.2.3. a Développements du langage

Nous avons fait mention des enveloppes prénarratives chez le bébé, lui permettant de lier expériences, fantasmes et temporalité.

Autour de l’âge de 18 mois, le petit enfant est en mesure de commenter ses actions au moyen d’onomatopées (exemple : « boum » quand il tombe). Peu à peu, il peut également mimer une action ou l’anticiper au moyen de ces mêmes onomatopées. Le langage se développe conjointement au stade anal, entre l’âge de 2 et 3 ans. À cet âge, quand le petit dit « non », il fait « non », « le mot est le prolongement de l’acte, il est l’une de ses formes ; dire le mot c’est s’emparer déjà de la chose, agir par le langage. » (R.Roussillon, 2014). Dans la même optique, Ferenczi (1910) écrit que : « Toute parole prend son origine dans une action qui n’a pas eu lieu », c’est « une impression de commettre une action. »

L’acte et le langage sont donc en lien : on parle même d’acte de parole.

Nous pouvons poursuivre avec ce que disent P.Attigui et C.Ferveur (2007) à propos de la parole : « [Elle] peut ainsi être envisagée comme un acte moteur, un geste (phonatoire) qui parle, et que de nombreux auteurs […] ont articulé au fantasme, en l’inscrivant comme tel dans l’évolution pulsionnelle. »

159 prenant la parole que l’enfant s’inscrit dans un processus d’appropriation subjective (R.Roussillon, 2008). L’appropriation subjective est définie par Roussillon comme « une conception qui intègre l’existence d’une dimension inconsciente de la subjectivité qui croise la question de la pulsion et du sexuel. » Le mot, précise Roussillon (2014), est distinct de la symbolisation mais il lui donne sa mesure car il permet de la mettre en partage, de la transmettre à un autre. La parole est ainsi liée à l’expérience fondatrice de l’absence. En exhaussant notre capacité d’être seul (Winnicott, 1958),elle nous permet de porter plus loin la trace vivante de l’autre gardée en nous.

160 Vignette clinique : Hicham

Hicham a 7 ans. Je le rencontre dans le cadre du SESSAD ITEP pendant trois mois. Il est scolarisé en CP et vit en famille d’accueil. Sa mère, une toute jeune femme, s’est enfuie en Albanie avec son dernier enfant pour échapper aux services sociaux. On ignore où elle se trouve à présent. Hicham, placé juste après l’accouchement, la rencontrait de temps à autre. Son père, d’origine marocaine, souffre d’un léger handicap mental et vit dans un bidonville en banlieue parisienne. Il rencontre régulièrement Hicham en visites médiatisées.

On peut dire d’Hicham qu’il présente une instabilité psychomotrice et qu’il se bat souvent. Mais ce qui interpelle surtout c’est la politesse avec laquelle il s’exprime. Un mélange de retenue et de sérieux qui contraste avec sa conduite et qui impressionne grandement les adultes.

Dans le transfert, je m’aperçois que cette langue employée sur un registre presque soutenu masque en fait un vide représentationnel important. Hicham associe peu les mots qu’il emploie à des choses et à des situations. Il n’a aucun repère spatio- temporel et appelle invariablement les adultes « le monsieur » ou « la dame ». Je découvre peu à peu par le biais du dessin qu’Hicham nomme sa propre mère « la dame ». Les formes qu’il dessine sont proches de l’informe, traces vaguement rondes et toutes tremblantes pour figurer bonshommes et animaux.

Hicham n’a jamais appris sa langue maternelle, il ne la comprend pas. Et quand il parle, ce manque on l’entend.

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2.2.3.b

Parole et sujet

Entendons-nous, la parole n’est pas seulement phonation, capacité d’émettre des sons – certains êtres en sont privés sans pour autant être dénués de « parole ». Il est alors difficile de définir la parole. Qu’est-ce que la parole, sinon l’impression qu’appose une subjectivité ?

La genèse de cette hypothèse vient de ce qu’écrit T.Reik (1976) :

« Nous comprenons certains mouvements expressifs sans que la compréhension entre effectivement en jeu dans cette compréhension. Il suffit de penser au vaste domaine du langage. Chaque homme possède, outre une manière particulière de parler que nous connaissons, des modulations de la voix qui ne nous frappent pas : la façon dont sa voix est placée, sa couleur, son phrasé ; nous ne les remarquons pas consciemment. Certains accents, certaines pauses, certains déplacements d’accents sont si réduits qu’ils n’atteignent pas notre observation consciente ; nous notons, sans les remarquer, des nuances personnelles d’expression. Tous ces petits traits qui ne relèvent pas de notre observation consciente trahissent pour nous une grande part de la personne. »

D.Anzieu (1977) parle de style : « le style, c’est le préconscient individuel. Les stylisticiens ont également formulé cela à leur façon ; le style, selon eux, est un langage personnel taillé dans la langue commune ; ils le définissent comme écart par rapport à la norme. Ainsi le style est-il une façon de se poser en s’opposant. Il y a, dans tout style, du meurtre, de l’individuation et, à la limite du refus de communiquer par les moyens des codes sémiotiques en vigueur, on trouve la fascination mallarméenne par la page blanche, ou le refuge narcissique dans les subtilités de la calligraphie ou de la typographie. »

La parole peut être envisagée en tant que signature du sujet, qui vient attester de son irréductible singularité.

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2.2.3.c

Parole et poésie

La poésie est l’horizon de la parole, elle en dévoile les creux, les manques et les saillies.

Au regard de notre clinique, dans ses liens avec l’originaire, il est intéressant de s’en référer à ce que H. Maldiney (1997) écrit à propos de la poésie:

« La poésie ne joue pas avec le langage. Elle est le rejeu de sa naissance. (…) Elle vit de l’essence de la parole. C’est dans l’être de la parole poétique qu’il y va de la parole – quelle qu’elle soit. (…) La parole poétique perpétue l’originaire de la parole. »

Dans une perspective psychanalytique, F. Tosquelles (1985) met l’accent sur la fonction poétique du langage en tant qu’elle est au cœur de la parole du sujet. Il défend l’hypothèse qu’un patient en psychothérapie ou en analyse émet une parole semblable à celle du poète, et ce, en dépit du fait que la valeur esthétique ne soit pas la même.

« La poésie, bien qu’écrite avec beaucoup de soin, est faite pour être écoutée, et s’accorde mieux avec le chant et la musique qu’avec la grammaire normative et la ‘logique’. On peut dire, en tout cas, qu’elle se construit avec une autre logique qu’il faut y découvrir. Pour cela, il faut laisser le discours ‘poétique’ suivre son propre chemin sans interruptions intempestives. […] Notre respiration même accompagne et ponctue ce qui nous est dit peut-être comme le fait la guitare quand quelqu’un chante en solo.»

On peut rapprocher ce que dit F. Tosquelles à propos de la fonction poétique du langage de ce qui est dit par J. Oury et M. Depussé (2003) à propos du « musement continu », ou « la phrase de la vie » (en référence à J. Lacan).

Nous sommes habités par cette phrase là « pendant le temps d’une vie », et il arrive qu’on l’entende, ou bien que nous parlions « seuls, sans l’entendre, en marchant ou en dormant ». On retrouve ici la question du rythme comme

163 expérience primitive du temps.

Selon R.Gori (1977), « pour que la parole conserve sa qualité transitionnelle il ne faut pas comme dit Winnicott que le « paradoxe soit résolu », qu’elle bascule dans le formalisme du langage – dans une pure aliénation à l’objet- ou qu’elle s’engloutisse dans l’insensé des mouvements corporels. »

Il faut donc qu’il y ait un hiatus de l’un à l’autre dans l’interaction, tel que nous l’avons vu au sujet des liens précoces, pour que la parole trouve à s’incarner. Exister c’est « être hors de », hors de soi, sortir de. Apposer son empreinte dans la réalité. Exister ce serait relier réalité psychique et réalité communément partagée : ce que nous tentons de faire en nous parlant.

En ce sens, les mots survivent même lorsqu’ils se font absents ou lorsqu’on les tord sans parvenir à mettre le doigt sur ce qu’on voulait dire exactement (c’est là la distinction qu’opère Jankélévitch entre l’ineffable et l’indicible: l’ineffable étant ce qui ne cesse de vouloir se dire.) La matière des mots est un trouvé/crée.

M.Boubli (2009) écrit que : « la fonction ludique du langage sert probablement (…) de base à une des fonctions qu’ajoute R. Jakobson en se référant au langage structuré, la fonction poétique du langage. La fonction ludique relie les fonctions langagières, favorise la musique et la danse présentes dans les échanges entre une mère et un bébé. Présente dans le babillage, elle réapparaît sous une forme plus complexe, mieux intégrée dans la poésie. »

Nous pourrions ajouter que cette fonction ludique et poétique du langage est altérée chez les enfants accueillis en ITEP, ce qui rejoint notre hypothèse de l’acte posé à l’endroit de la fracture narrative.

Mais il y a plus encore : par la parole, toutes ces subjectivités tissent ensemble la trame commune de la vie dans la Cité.

Or, les mots peuvent être détournés, saccagés, réifiés, réduits. Le sort fait aux mots dans l’espace social et politique peut être éclairé par le fait que, dans le développement humain, le langage se développe conjointement à l’analité. La parole poétique fait acte de résistance, un acte capable de retentir dans l’espace

164 commun, en ce qu’elle est sublimation de tout un paysage antérieur qui n’a de cesse de s’actualiser : celui du développement psychosexuel du sujet.

Conclusion du chapitre 2

Au terme de cette exploration théorique, on constate que ce qui est prégnant c’est l’atteinte grave et précoce du développement de l’enfant. On comprend dès lors que toute rencontre avec un autre puisse constituer une menace. A fortiori lorsqu’il s’agit d’un adulte qui s’intéresse à son monde interne, tel qu’un psychothérapeute. C’est pourquoi je voudrais à présent restituer ce qui m’a permis de travailler comme psychothérapeute auprès de ces enfants, avec et malgré la violence de notre rencontre. Il s’agit de ce que j’ai éprouvé comme un ailleurs : la philosophie contemporaine avec l’œuvre de Paul Ricœur. Je souhaite proposer ici de faire place au « détour », mot qui lui est cher en ce qu’il permet paradoxalement d’approcher au plus près. La narrativité, l’identité narrative constituent des détours pour qu’in fine l’enfant lui-même puisse approcher son monde interne.

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3 Approches de l’identité narrative

Les questions que nous abordons sur un versant théorique dans ce chapitre ont d’abord surgi de la clinique elle-même. C’est bien parce que je me suis trouvée interpellée par mes patients sur des questions relatives à l’identité et au récit que j’en suis venue à rencontrer l’identité narrative et la narrativité dans les livres. En d’autres termes, les questions de l’enfant ont fait appel à ma propre pulsion de savoir. Une fois encore on entend comme l’enfant en présence convoque l’infantile en l’adulte. Ainsi naquit – mais plutôt est-ce une renaissance donc - ma vocation de chercheur.

Je choisis de donner ici encore plusieurs exemples cliniques en écho au développement théorique proposé mais toutefois plus succincts que les vignettes du chapitre précédent.

Nous partirons de la question de l’identité pour aborder le concept d’identité narrative. Il s’agira alors de mettre en perspective ce concept philosophique avec la psychanalyse et de montrer en quoi consistent les apports et les limites d’une telle dialectique. Tout au long de ce développement, et pour faire suite au chapitre 2, on retrouvera le trépied : liens, parole et temporalité.

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3.1 Identité problématique, problématique de l’identité

« Identité c’est humanité. Tous les hommes sont de la même argile.» Victor Hugo, Les Misérables

Définition

Au préalable, nous souhaitons revenir à la source et à l’émergence du concept d’identité. Qu’est-ce que l’identité ? Ce mot vient du latin classique « idem » signifiant « le même ».

Le dictionnaire Le Robert29 en donne la définition suivante:

1. Caractère de deux choses identiques.

2. Caractère de ce qui est un, de ce qui demeure identique à soi-même (pour des choses).

3. (Chez l’être humain) Caractère de ce qui demeure identique à soi-même. 4. Ce qui permet de reconnaître une personne parmi toutes les autres (état civil, signalement).

L’identité telle que nous la pensons aujourd’hui est en fait un problème ancien, qui n’a pas la même signification que celle qui nous vient spontanément à l’esprit, c’est-à-dire la signification d’un problème psychologique et socio-politique. C’est toutefois sur la base de cette histoire du concept d’identité que nous le pensons, il importe donc de poser ici quelques notions.

L’identité en philosophie

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