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Le « développement durable » : de multiples acceptions, une double déception

I. 3.4.4.1 Les arguments de cadrage

5. Conclusion de la partie I :

5.2. Le « développement durable » : de multiples acceptions, une double déception

Comme nous l’avions précisé en introduction, deux critiques pourraient être formulées à l’encontre de notre approche par les discours. D’une part, aborder un problème crucial au travers des jeux rhétoriques qu’il suscite peut paraître inadéquat mais, dans le monde social, les actions relatives à un problème ne sont rendues possibles que par la représentation qui en est donnée par les discours. D’autre part, il semble aller de soi que l’immensité des périls écologiques devrait suffire à imposer, par la force des choses, la problématique de la durabilité dans le champ social et politique. Mais l’expérience montre qu’un thème ne devient un problème politique qu’à partir du moment où il est inséré dans un récit qui le « met à l’agenda » et le rend justiciable d’une intervention institutionnelle.

Ajoutons que, à l’heure où la construction des récits mobilisateurs est devenue un art incertain (relativisme et scepticisme des citoyens), l’existence d’un thème pouvant être crédiblement érigé au statut de problème mobilisateur semble constituer « une aubaine » pour les acteurs politiques dont un des objectifs essentiels est de proclamer un discours sur le collectif et son devenir28.

Indépendamment des valeurs et des représentations des locuteurs et de la sincérité de leurs

28 L’anthropologue P. Clastres, dans La société contre l’Etat, montre à quel point la conception et l’énonciation d’un

discours sur l’identité de la communauté et sur son origine ou son avenir constituent des tâches inhérentes à l’instance du politique.

préoccupations à l’égard des problèmes environnementaux, c’est précisément l’aspect « aubaine » qui nous a paru mériter éclaircissement29.

Cette aubaine ne paraît en effet pas si facile à exploiter par les locuteurs, puisque notre analyse montre une oscillation entre une volonté d’alerter les consciences et de mettre en œuvre des actions à la hauteur des enjeux proclamés et, par ailleurs, une préoccupation globale de démocratisation de l’action publique, c’est-à-dire une tendance au développement des procédures de concertation et de consultation auprès des populations concernées. On constate ainsi que le discours politique sur le développement durable, après avoir généralement détaillé les circonstances rendant nécessaire une action de préservation de l’environnement et les modalités d’organisation de cette action (développement d’une posture scientifique sur le mode pédagogique), est fréquemment amené à perdre sa vigueur initiale. Ce changement de posture nous paraît pouvoir s’expliquer de la manière suivante : si le « climat idéologique »30 nous amène à

penser que l’efficacité de l’action top-down n’est pas garantie, on doit se résoudre à adopter une nouvelle posture, celle de la conciliation. Etre incitatif, faire appel à la bonne volonté des citoyens, à leur sens des responsabilités, éviterait ainsi au personnel politique de révéler ostensiblement ses doutes face à la complexité et son impuissance face à l’ampleur du problème. Cela est attesté sur le plan énonciatif où l’on constate, au fil des discours, une perte de conviction chez les pouvoirs publics quant à leur rôle social, ce qui s’exprime généralement par une discordance entre le mode hyperbolique présidant à la description des enjeux du développement durable et la modestie des actions évoquées en vue de sa mise en œuvre. Cette discordance témoigne des injonctions contradictoires auxquelles sont soumis les acteurs du champ politique (agir résolument / agir réalistement) autant que de l’impératif de revalorisation de leur rôle social- historique auquel ils se sentent astreints.

Le mélange des postures témoigne de la tentative de réaffirmer une autorité et en même temps de la prise de conscience de la difficulté à assumer cette autorité du fait de l’indécidabilité des problèmes quand ils sont posés en termes de développement durable.

Si l’impératif écologique peut paraître irréalisable du fait des renoncements qu’il supposerait aux bienfaits matériels sur lesquels repose le pacte social des sociétés modernes, l’expression

29 Certes, le terme d’aubaine peut paraître un peu péjoratif mais il a la vertu, essentielle selon l’approche

constructiviste et déconstructiviste à la fois que nous avons voulu mener durant cette recherche, de dé-évidentialiser les idées et de contextualiser les catégories de pensée.

euphémisante « développement durable » offre l’avantage de le présenter comme plus accessible et plus acceptable dans la mesure où elle prétend que l’on peut associer développement et environnement. Toutefois, cette association des vocables « développement » et « durable », qui proclame que l’on peut « économiser » la planète sans douleur, ne fait que diluer le problème initial. Elle repose sur une pétition de principe trouvant difficilement ses expressions concrètes, si bien que le discours sur le développement durable tergiverse entre une postulation principielle, selon une rhétorique incantatoire, et un catalogue de recommandations et de mesures mineures31.

En somme, le fait que le syntagme « développement durable » constitue à la fois un thème (ce dont on parle) et un rhème (ce que l’on en dit), le fait que ce syntagme désigne à la fois un problème érigé en tant que domaine d’intervention des plus importants, puisqu’un ministère lui est dévolu, et une solution, puisque la durabilité serait considérée comme atteignable moyennant une réorientation du développement, nous conduisent à nous demander si le discours institutionnel sur le développement durable ne participe pas d’un travail de fabrication d’un récit politique qui se cherche.

Avec le concept de développement durable s’exprime une « normativité sans normes » mais également une idéalité sans idéal. En effet, le concept de développement durable propose de nouvelles modalités (économiser l’énergie…), au service d’une finalité (le développement) en principe maintenue puisque l’on a du mal à l’abandonner, tout en ne la jugeant plus guère viable et dont le contenu se brouille. De ce fait, cette finalité se trouve évidée de sa substance sans être remplacée pour autant, de sorte que le développement durable ne se définit plus que par des modalités de gestion environnementales. En ce sens, la proposition d’idéal que contient la notion de développement durable relève d’une définition apophatique, c'est-à-dire une définition déterminant une chose par ce qu’elle n’est pas, en l’occurrence, le futur par ce qu’il ne doit pas être. Le développement durable nous promettait une nouvelle vision du monde alors qu’il ne peut guère que promouvoir ou réglementer un autre rapport au monde.

De plus, le discours sur le développement durable prend en lui une tonalité rédemptrice. Le développement, au sens de la modernité, était synonyme de croissance, d’entrée dans l’âge de l’abondance et donc de résolution de tous les problèmes, de toutes les contradictions et de tous les conflits inhérents à l’âge de la rareté (utopie partagée tant par le capitalisme libéral que par le productivisme communiste). Il est devenu source de culpabilité. L’homme, prédateur suprême de la nature, doit aujourd’hui racheter sa cupidité, son insatiabilité. Il y va de sa survie.

31 Rappelons que notre recherche porte sur une période antérieure au « Grenelle de l’environnement » et n’a donc pas

Cette « politique de la survie » (selon l’expression de M. Abélès, 2006) entraîne l’indexation de l’imaginaire politique à la prévoyance (et non plus à la clairvoyance), à la prévention ou à la réduction des menaces (et non plus au progrès), contribuant ainsi à la redéfinition des registres de l’action publique. Il n’est plus question aujourd’hui de lendemains qui chantent, de changement social, d’aspiration à un monde meilleur. En conséquence, la figure de « l’État-pasteur » (selon la fameuse formule de M. Foucault), qui faisait dépendre l’autorité de la puissance publique de la promesse, c'est-à-dire de sa capacité à guider le troupeau vers les meilleurs pâturages, voit sa plausibilité affectée. Néanmoins, par un changement de régime d’historicité et de registre d’action, l’Etat-pasteur peut retrouver un minimum de vigueur puisque le rôle du berger peut aussi être préventif et défensif : empêcher l’égarement de toutes les brebis ou de quelques unes en maintenant la cohésion du troupeau, éviter à celui-ci le péril des prédateurs et des précipices… La sotériologie (le salut par la rédemption) actuelle remplace certes la démiurgie moderne mais le politique peut retrouver quelque élan messianique. Si celui-ci nous montre comment faire pour ne pas périr en endossant l’habit de Cassandre, il échoue toutefois à nous dire pourquoi vivre. Autrement dit, la question du Sens, dont la responsabilité incombe au politique, dans le cadre culturel français en particulier, ne trouve pas dans la thématique du développement durable une réponse à la hauteur de ce que ses initiateurs avaient espéré.