• Aucun résultat trouvé

Chapitre 6. Discussion, conclusion générale et perspectives

III. Détecter de l'adaptation moléculaire sans estimer les substitutions nucléotidiques

A partir de la comparaison des différentes structures d'hémoglobines chez différentes espèces, Perutz (1983) arrive à la conclusion suivante : " New chemical functions appear to have

evolved only by a few amino acid substitutions in key positions … The structural evidence suggests that most of amino acid replacements between species are neutral or nearly so, caused by random drift of selectively equivalent mutant genes, and that adaptative mechanisms generally operate by a few replacement in key position ". Les

propos de Perutz sont bien illustrés par l'exemple de l'effet Root, caractéristique des hémoglobines de certains poissons téléostéens capables de réguler le volume de leur vessie natatoire en y injectant à partir de leur oxyhémoglobine de l'O2 sous haute pression hydrostatique. L'effet Root qui représente une version extrême de l'effet Bohr est dû au remplacement d'un seul acide aminé, la cystéine F9 de la chaîne β des mammifères par une sérine chez ces poissons (Perutz 1983). Dans le même ordre d'idée, mais concernant l'adaptation des hémoglobines des crocodiles à fixer deux ions bicarbonates pour réduire l'affinité de l'oxygène et rester ainsi jusqu'à une heure en apnée, Perutz (1983) suggérait que seuls 3 acides aminés mutés dans l'hémoglobine humaine suffisaient pour acquérir cette fonction. Douze années plus tard Komiyama et al. (1995), à partir d'expériences de mutagenèse dirigée, ont montré qu'il fallait remplacer 7 acides aminés pour obtenir cet effet. Dans un très didactique et intéressant article intitulé "The structural basis of molecular adaptation" Golding et Dean (1998) citent l'exemple de l'hémoglobine à forte affinité pour l'oxygène d'une oie migratrice, Anser indicus, capable de survoler l'Everest à plus de 9 kilomètres d'altitude et soumise à des pressions partielles d'oxygène représentant 30% de celle

acides aminés de la chaîne α et un acide aminé de la chaîne β permettent de distinguer les hémoglobines de ces deux espèces. Ces substitutions éliminent des contacts de type Van der Waals entre les sous unités α et β et permettent l'adaptation au vol à haute altitude.

La fixation du sulfure d'hydrogène par les hémoglobines de mollusques résulte d'interactions électrostatiques sans implications de cystéines libres. Cette singularité n'est observée que chez ces animaux. Des travaux de mutagénèse dirigée effectués sur l'hémoglobine de cachalot ont montré in vitro que trois substitutions d'acides aminés suffisent à conférer cette même propriété de fixation de H2S (Nguyen et al. 1998).

D'autres exemples d'adaptation moléculaire concernant des protéines comme l'opsine des pigments visuels ou l'isocitrate déhydrogénase, enzyme qui catalyse l'oxydation du citrate en

α-cetoglutarate, sont basés sur des données structurales comparatives et intègrent des données de physiologie, d'écologie, de fonctionnalité (mutagenèse dirigée) et de phylogénie des espèces. Ils suggèrent tous des mécanismes adaptatifs n'impliquant qu'une modification d'un nombre restreint de mutations à partir d'une protéine ancestrale.

En d'autres termes, cette approche multidisciplinaire montre une action de la sélection naturelle innovante, et particulièrement de la sélection positive, à un niveau moléculaire et localisée en des points clés de la protéine. Cette démarche confirme aussi que d'autres positions de la molécule évoluent de manière neutre et confirme qu'interprétation neutraliste et sélectionniste sont complémentaires et ne s'excluent pas.

Cependant, cette approche peut trouver une limite qui serait l'effet Dykhuizen : une ou quelques substitutions neutres établies dans un environnement donné peuvent conduire à une nouvelle fonction ou subfonctionalité et conférer un avantage sélectif pour l'espèce confrontée à un nouvel environnement (Dykhuizen et Hartl 1980 ; Bielawski et Yang 2001). Ainsi des substitutions neutres peuvent leurrer un évènement d'adaptation moléculaire. Pour écarter cette possibilité, il faut en plus estimer le taux de fixation des substitutions synonymes et non synonymes de manière à quantifier l'impact de la sélection naturelle (positive, neutre ou négative) sur les protéines.

IV. Détecter de l'adaptation moléculaire en estimant les substitutions nucléotidiques

Des données expérimentales décrites dans le paragraphe précédent procurent nombre d'indices d'adaptation moléculaire sans pour autant permettre de réfuter un effet Dykhuizen.

Notre démarche et les outils que nous avons utilisés pour explorer les effets de la sélection naturelle sur la fixation des mutations non synonymes au sein des hémoglobines de Riftia pachyptila reposent sur des modèles statistiques et des algorithmes de maximum de vraisemblance. Ils permettent d'estimer les substitutions synonymes et non synonymes entre séquences codantes d'hémoglobines apparentées, à partir d'un alignement de séquences, d'une phylogénie moléculaire de référence (chapitre 5 et annexe 7) et avec les programmes de Yang (Yang 1997). Les premiers exemples d'adaptation évolutive par sélection positive ont d'abord été démontrés à l'échelle des lignées évolutive en moyennant les substitutions synonymes et non synonymes sur l'ensemble de la protéine (Yang 1998) (annexe 7.1). Mais les exemples résumés dans le paragraphe précédent montrent qu'une approche locale, à l'échelle de l'acide aminé, est nécessaire. Cette approche a été rendue possible par le second et le troisième modèle de Yang (Yang et al. 2000 ; Yang et Nielsen 2002 ; annexes 7.2 et 7.3). Ces 2 derniers modèles de type RAS (pour Rate-Across-Sites) permettent d'estimer les substitutions synonymes et non synonymes à partir de distributions statistiques de différents types et simulent la possibilité d'un taux évolutif différent entre les sites d'une même protéine

(Chapitre 5). Ces deux modèles permettent de détecter des sites sous sélection positive, mais

c'est le troisième modèle (Yang et Nielsen 2002) qui permet de révéler des sites sous sélection positive dans une seule lignée évolutive parmi l'ensemble des lignées considérées. Les cystéines impliquées dans la liaison du sulfure d'hydrogène par les hémoglobines de Riftia pachyptila ont pu ainsi être caractérisées comme étant sous sélection darwinienne positive dans les lignées d’annélides vivant dans les environnements sans sulfures. L’ensemble des résultats, dont ceux obtenus et présentés dans le chapitre 4, suggèrent que cette perte de cystéine, donc de la fonction de liaison réversible de H2S, est le résultat d’une adaptation moléculaire par un relâchement de la contrainte sélective constituée par la présence de forte concentration en sulfure d'hydrogène. Pourtant, le relâchement des contraintes sélectives et la perte de fonction qui s'en suit est généralement expliquée par de l'évolution moléculaire neutre et non à de l'adaptation moléculaire.

V. Un concept marginal : la perte de fonction peut refléter de l'adaptation moléculaire et non un simple effet de la dérive génétique

contre-sélectionnées sans ce relâchement des contraintes sélectives. Pour la théorie sélectionniste, l’absence de contraintes sélectives permet d’expliquer l’apparition de nouvelles fonctions (source d’innovation moléculaire ou adaptation moléculaire) en permettant l'apparition de substitutions non synonymes qui changent la nature de l'acide aminé (la sélection positive).

Nos résultats et interprétations indiquent qu’un relâchement des contraintes sélectives peut entraîner une perte de fonction par adaptation moléculaire (i.e. par sélection positive). Cette situation n'est concevable que lorsque le maintien de la fonction présente un coût ou lorsque dans un environnement nouveau cette fonction confère un désavantage sélectif. C'est ce second point que nous avons mis en avant (Chapitre 5) pour expliquer que l'absence de cystéines libres +1 et +11 dans globines B2 et A2 des annélides vivant en milieux oxydés et dépourvus de sulfures. En effet la présence d'une cystéine dans une structure protéique est semble-t-il toujours corrélée à une réaction ou un mécanisme moléculaire particulier. De nombreux travaux portant sur l'apparition ou la disparition d'une cystéine par mutagenèse dirigée montrent que de telles modifications conduisent à l'inhibition de certaines réactions métaboliques. Par exemple (cf exemples supplémentaires dans le chapitre 5), la disparition de ponts disulfures au sein de la sous-unité β de la pompe à proton (ATPase) gastrique provoque la perte de la fonction remplie par cette protéine (Kimura et al. 2002). La substitution d'une cystéine pour une alanine dans le centre catalytique de l'enzyme D2 thyroïdienne qui catalyse l'activation de T4 (principal produit sécrété par la thyroïde) en T3, modifie les interactions avec le ligand et donc les vitesses de réaction enzymatique (Kuiper et al. 2002). De tels désordres entraînent des effets délétères sinon létaux à l'échelle de l'organisme.

La perte d'un gène ou de son expression et sa conséquence ont déjà été caractérisées et expliquées par la présence de mutations altérant le cadre de lecture, ou de mutations non sens dans les séquences codantes, mais aussi dans les séquences régulatrices en amont ("upstream"). De telles mutations expliquent la perte, chez le moustique Culex pipiens, d'un récepteur cellulaire à une toxine bactérienne qui a permis à l'insecte d'acquérir un mécanisme de résistance à cette bactérie utilisée comme bio-insecticide (Darboux et al. 2002). Chez les primates supérieurs (grands singes et humains) la perte de l'enzyme qui permet la synthèse d'un épitope retrouvé également chez des micro-organismes a permis à ces primates de développer des anticorps contre ces mêmes micro-organismes pathogènes potentiels (Koike et al. 2002). A notre connaissance, aucun de ces travaux ne démontrent formellement que de la sélection positive est la cause de ces pertes de gènes et de ces fonctions.

Sur la base de notre analyse du rôle joué par les cystéines, de l'écologie des annélides vivant en présence ou en absence de sulfures, de données paléo-géologiques et phylogénétiques, nous proposons que les cystéines +1 et +11 ont été perdues par sélection positive. Cette perte constitue une adaptation moléculaire, conséquence, soit de la disparition de H2S dans le milieu, soit de la colonisation des milieux oxydés.