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Désirs et attitudes propositionnelles

Dans le document Ontologies du risque (Page 90-95)

Puisqu'il est question du caractère indésirable d'une manifestation pour un agent, les désirs de cet agent sont le type d'état subjectif que je vais analyser. En effet, si un agent désire quelque chose, ce qui est désiré par cet agent est probablement désirable pour cet agent. Le désir d'un agent pour quelque chose serait donc une condition suffisante pour que cette chose soit désirable pour cet agent. Ce que signifie l'énoncé « X désire que p », où X est un agent et p est une proposition qui décrit un état de choses, doit cependant être clarifié pour maintenir cette position.

Les désirs sont des entités mentales que l'on retrouve notamment en psychologie. Dans le modèle standard en psychologie, l'action d'un agent est expliquée par les raisons qu'a cet agent d'agir de cette manière ; les raisons en question sont les désirs et les croyances de cet agent (Hausman, 2011, 113). Ce modèle trouve des appuis en philosophie chez Davidson (1963), selon qui la cause d'une action d'un agent est une raison. Dans le modèle standard en psychologie, les désirs et les croyances sont des attitudes propositionnelles. Ainsi, les désirs et les croyances d'un agent sont exprimés par des énoncés tels que « X désire que p » et « X croit que p », où X est cet agent et p est une proposition. L'action q d'un agent, dans ce modèle, est expliquée par la conjonction de son désir que p et la croyance que q est un moyen efficace pour que p se manifeste.

Dans le cas d'un désir, la proposition p décrit un état de choses (Schroeder, 2017, 17). Certains philosophes en concluent que les désirs sont toujours des désirs pour des états de choses. Cependant, les propositions qui expriment le désir d'un agent laissent parfois entendre que c'est un objet plutôt

qu'un état de choses qui est désiré par cet agent, par exemple dans l'énoncé « Nora désire du thé ». La distinction entre objet et état de choses est ici importante. En effet, un état de choses et la représentation d'un état de choses sont des entités plus complexes qu'un objet et la représentation d'un objet. Un objet est une seule entité, tandis qu'un état de choses est un ensemble d'entités liées par différentes relations.

Peut-on désirer des objets ? Considérons l'exemple proposé par Schroeder (2017) : l'énoncé « Nora désire du thé » indique que c'est un objet, du thé, qui est désiré par Nora. Toutefois, on peut supposer que le désir de Nora serait satisfait par un seul de ces quatre états de choses, bien qu'ils soient tous différents7 :

• Nora possède du thé mais n'en boit pas prochainement. • Nora possède du thé mais n'en boit jamais.

• Nora boit du thé prochainement. • Nora boit du thé un jour.

Pour déterminer quel état de choses satisfait le désir de Nora, le sens de l'énoncé « Nora désire du thé » doit être précisé à l'aide d'un énoncé dans lequel cet état de choses est clairement indiqué. Ceci suggère selon Schroeder qu'un désir est toujours un désir pour un état de choses. Les états de choses, tel qu'indiqué plus haut, sont décrits par les êtres humains à l'aide de propositions. Les animaux non humains ne maîtrisent pas le langage et ne peuvent donc pas décrire les états de choses à l'aide de propositions. Doit-on en conclure que les animaux non humains n'ont pas de désirs ?

La question des désirs des animaux non humains est importante dans la discussion sur le risque. En effet, imaginons par exemple un troupeau de gazelles dans la savane. Ces gazelles, lorsqu'elles sont chassées par des lions, tentent d'échapper à ces lions. Nous dirions alors que les gazelles désirent ne pas être attrapées par les lions. Nous dirions même, sur cette base, qu'il est indésirable pour les gazelles d'être attrapées par les lions. Nous dirions donc qu'il y a un risque pour les gazelles d'être attrapées par les lions. Cependant, il est discutable qu'il existe un risque pour ces gazelles si elles ne sont pas en mesure d'avoir des désirs, dans la mesure où un agent devrait pouvoir entretenir des désirs à l'égard d'un état de choses pour que cet état de choses soit susceptible d'être désirable ou indésirable pour cet 7 Cette liste n'est pas exhaustive puisqu'on peut supposer qu'il y a une infinité d'états de choses susceptibles de satisfaire le

agent.

Si nous observons le comportement d'un animal non humain, il semble que les animaux non humains ont effectivement des désirs. Par exemple, un lézard qui aperçoit une mouche a une représentation perceptuelle de cette mouche et se comporte de manière à l'attraper sur la base de cette représentation (Thagard, 2006). Nous disons même généralement que le lézard désire manger la mouche dans cette situation.

Un premier camp de philosophes, représenté ici par Davidson (1982), estime que nous sommes justifiés de supposer qu'un agent pense (c'est-à-dire qu'un agent a des croyances, des désirs, des intentions, etc.) seulement si nous savons que cet agent maîtrise un langage. Selon Davidson (1982, 322), nous pouvons expliquer le comportement des animaux non humains en leurs attribuant, de notre point de vue, des croyances, des désirs et des intentions, mais il ne faut pas en conclure que les animaux non humains ont véritablement des attitudes propositionnelles. En effet, Davidson affirme qu'il faut maîtriser un langage pour entretenir des attitudes à l'égard de propositions. Il est donc nécessaire selon Davidson de maîtriser le langage pour avoir des désirs et des croyances. Dans la mesure où un agent doit pouvoir entretenir des désirs à l'égard de quelque chose pour que cette chose soit susceptible d'être désirable ou indésirable pour cet agent, il n'existe donc pas de risques pour les animaux non humains si l'on suit la conception de Davidson.

Un second camp, représenté ici par Dennett (1989), estime quant à lui qu'il est suffisant que le comportement d'une entité puisse être prédit de manière fiable en lui attribuant, de notre point de vue, des désirs et des croyances pour conclure que cette entité est en mesure d'avoir des désirs et des croyances. Il nomme cette stratégie de prédiction du comportement d'une entité la « stratégie intentionnelle ». Dennett distingue la stratégie intentionnelle de la stratégie physique, qui consiste à prédire le comportement d'une entité à partir de sa constitution physique, et de la stratégie fonctionnelle (design stance), qui consiste à prédire le comportement d'une entité à partir de son mode de fonctionnement (design).

Une entité dont le comportement est prédit de manière fiable à l'aide de la stratégie intentionnelle est un système intentionnel (Dennett, 1989, 15). Dennett (1989, 20) souligne que le langage permet en fait

aux êtres humains d'exprimer des désirs et des croyances plus spécifiques que ce que le comportement révèle. Dans le cas des entités qui ne maîtrisent pas le langage, il suffit, selon Dennett, de leur attribuer les désirs et les croyances qu'elles paraissent avoir sur la base de leur comportement : le désir de survivre, le désir d'éviter la douleur, le désir de se nourrir, etc. Ainsi, les animaux non humains ont des désirs relativement à des états de chose selon Dennett : le lézard désire manger la mouche et les gazelles désirent échapper aux lions. Nous pouvons ainsi attribuer des désirs et des croyances à un animal non humain sur la base de son comportement d'après Dennett. Les états de choses sont donc susceptibles d'être désirables ou indésirables pour les animaux non humains si l'on suit la conception de Dennett.

Il semble à première vue, comme le souligne Dennett (1989, 23), que le comportement de n'importe quel système peut être expliqué à l'aide de la stratégie intentionnelle. Par exemple, supposons que nous attribuons à une table la croyance qu'elle est située au centre du monde et le désir de demeurer au centre du monde. Nous expliquons ainsi, à l'aide de la stratégie intentionnelle, pourquoi la table demeure à la position qu'elle occupe. Toutefois, un changement de position de la table ne pourrait pas être prédit en utilisant la stratégie intentionnelle. La stratégie intentionnelle n'est donc pas une manière fiable de prédire le comportement de la table en général. De plus, le maintien de position de la table et les changements de position de la table seraient expliqués de manière plus fiable à l'aide de la stratégie physique. C'est pourquoi la table n'est pas un système intentionnel : elle est plutôt un système physique. Ce critère permet ainsi de distinguer les systèmes intentionnels des systèmes non intentionnels.

À l'inverse, le comportement de n'importe quelle entité peut potentiellement être prédit à l'aide de la stratégie physique. Dennett (1989, 25) propose d'imaginer que des extraterrestres très intelligents aient développés une théorie physique très sophistiquée du comportement humain. Du point de vue de ces extraterrestres, les êtres humains ne sont donc que des systèmes physiques. Doit-on en conclure que l'intentionnalité n'est pas une caractéristique objective d'un système ? Non, selon Dennett. En effet, même si les extraterrestres prédisent très bien le comportement humain à l'aide de la stratégie physique, un élément manquerait à leur explication : les structures (patterns) dans le comportement humain qui ne peuvent être décrites qu'à l'aide de la stratégie intentionnelle, et seulement à l'aide de la stratégie intentionnelle (Dennett, 1989, 25).

Supposons, dit Dennett (1989, 26), qu'un individu souhaite acheter des actions d'une compagnie. Les extraterrestres prédisent très exactement ce qui se produit physiquement dans le monde lorsque cet individu achète des actions : le mouvement des doigts de l'individu sur le téléphone, la vibration de ses cordes vocales, etc. Toutefois, plusieurs autres chaînes d'événements physiques auraient pu mener à l'achat d'actions par cet individu. Si les extraterrestres ne prennent en considération que les éléments physiques pour expliquer le comportement de cet individu, ils ne comprennent pas vraiment ce qui structure le comportement de cet individu. C'est seulement en expliquant le comportement de cet individu à l'aide notamment du désir de cet individu, c'est-à-dire son désir d'acheter des actions, que l'on peut comprendre la chaîne d'événements physiques qui mènent à la satisfaction de ce désir.

Également, comme le souligne Dennett (1989, 27), le comportement d'un système intentionnel est expliqué plus efficacement à l'aide de la stratégie intentionnelle qu'à l'aide de la stratégie physique ou de la stratégie fonctionnelle. On explique, par exemple, plus facilement les coups d'un ordinateur programmé pour jouer aux échecs en attribuant à l'ordinateur le désir de gagner et des croyances concernant les coups gagnants qu'en calculant, à l'aide de l'algorithme utilisé par l'ordinateur, les coups que ce dernier est susceptible de jouer. Ainsi, la stratégie intentionnelle est plus économique que la stratégie physique et la stratégie fonctionnelle dans le cas des systèmes intentionnels.

La proposition de Dennett permet d'expliquer simplement pourquoi les animaux non humains entretiennent des désirs et des croyances bien qu'ils ne maîtrisent pas le langage. En effet, selon Dennett (1989, 34), la forme logique des propositions dont le contenu est désiré ou cru par des animaux non humains est simplement copiée dans la forme structurelle des états de choses qui correspondent à ces propositions. Ainsi, le contenu de la représentation perceptuelle du lézard est un simple objet, la mouche. C'est néanmoins un état de choses, manger la mouche, qui est désiré par le lézard. Des états de choses peuvent donc être désirés par des animaux non humains et être désirables ou indésirables pour ces animaux non humains. En effet, le comportement d'un animal à l'égard d'un état de choses permet de déterminer plus ou moins précisément l'attitude de cet animal à l'égard de cet état de choses. Par exemple, le comportement des animaux nous indique de manière générale que les animaux désirent survivre et éviter la souffrance physique. Si l'on suit la conception de Dennett, il existe donc des risques pour les animaux non humains, même s'il est peut être difficile de déterminer précisément lesquels dans certains cas.

Dans le document Ontologies du risque (Page 90-95)