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Déprise insulaire

Un changement lié à notre époque

La déprise est le fait de se détacher de quelque chose, de quelqu’un ; de se séparer. Mais la

définition la plus commune concerne l’abandon progressif d’une région rurale (culture, élevage ;

arrêt d’exploitation).200 Elle est caractérisée par une désagrégation du tissu social et du territoire, agricole le plus souvent, ou industriel. Roger Brunet la définit comme un dépeuplement avec abandon

d’une part sensible des activités et de la maîtrise des terres. Elle est le « processus caractéristique

d’une contrée dontles habitants émigrent, dont la densité de population diminue, dont l’intensité de la

mise en valeur décline, qui montre des traces nombreuses d’abandons et de retour à la friche, dont des

équipements disparaissent et dont la structure de relations se défait : le système local est dégradé

ou en cours d’effondrement.»201 La déprise peut être seulement agricole, ou généralisée, avec une

déprise de l’espace rural dans son ensemble, accompagnée donc d’une déprise démographique et

économique.

En France, la déprise est entrée dans le débat concernant l’abandon des alpages,202 et de manière générale, la désertification des montagnes françaises, causant toute une série de réactions en chaîne.

« Ce débat n'a jamais été serein, pas plus aujourd'hui qu'hier, alimenté par des prospectives divergentes, par des discours alarmistes pas toujours dénués d'arrière-pensées («l'intérêt général» mis en avant pouvant être parfois le paravent de revendications plus ou moins corporatistes), mais aussi

200Déprise, Se déprendre, Déclin, Dictionnaire Larousse en ligne : http://www.larousse.fr, consulté le 12/10/2010

201 p.150 - Brunet, Roger (1993) Les Mots de la Géographie, Dictionnaire critique, Montpellier-Paris, Reclus- La Documentation Française, 520 p.

202 Pech, Pierre (1995) Déprise rurale et regain d'activité morphologique (Hautes- Alpes) L'exemple des pays de Buëch,

par la difficulté qu'il y a d'analyser des phénomènes dont les conséquences ne sont pas toujours

nettement et immédiatement apparentes.»203

Pour déceler une déprise, il faut donc se pencher sur deux indicateurs : l’évolution de l’occupation du

sol et celle de la démographie.204 Ces deux traits poussés à l’extrême aboutissant au phénomène

d’enfrichement et l’autre, à la diminution de la densité, voire au dépeuplement ou à la

désertification du territoire. De plus, la déprise entraîne communément un vieillissement de la

population. D’autres chercheurs parlent de repli pour désigner «la baisse brutale et momentanée du

nombre d'exploitations, des emplois, du chiffre d'affaires et des revenus, entraînant d'importantes modifications des conditions de production et de vie dans et hors de l'agriculture, avec de nouveaux

rapports au foncier et à l'espace et notamment le risque de déprise foncière» (Jauneau & Chédin,

1990) ; le terme de déprise étant alors réservé au strict domaine du foncier et de la gestion de l'espace.

Mais malgré ces nuances, nous garderons le terme générique de "déprise" pour désigner l’ensemble de

ce phénomène.

On peut également confondre déprise avec déclin, qui est le fait de se terminer, de décliner, il

est l’état de ce qui diminue de valeur, de grandeur, d’éclat, de puissance, un

ralentissement par rapport à un état passé. La déprise est donc une forme de déclin mais plutôt

associé à un espace ; le déclin d’une activité (exploitation des mines de charbon par exemple) peut

entraîner une déprise territoriale du bassin houiller.

Déprise et déclin sont tous deux progressifs. Si on les accélérait, le déclin serait la chute et la

déprise serait l’abandon. Entre les termes chute et abandon on saisit la nuance. La chute donne

l’impression de quelque chose qui tombe sur place, qui s’écroule, alors que l’abandon suggère un

mouvement vers un ailleurs, vers autre chose.

Mais s’il existe à l’heure actuelle autant de territoires sur lesquels nous n’avons plus de prise, ou

d’emprise ; n’est-ce pas parce que parallèlement, nous n’avons plus de prise non plus sur

l’économie et le politique? Les conséquences vont de pair. La déprise n’est-elle pas tout

simplement une perte de pouvoir – dans tous les domaines - du local ?

203 Jauneau, Jean-Claude, Chédin, Sylvie (1990) Le Vercors en friche ? et alors ? , Le Vercors:la recherche dans la nature,

Un local qui se retrouve fondu et interconnecté à une échelle plus vaste qui le démantèle. « La déprise

agricole amorcée il y a plus d’un siècle et demi est le résultat d’une conjonction de facteur : exode

rural d’une population essentiellement agricole, évolutions techniques et mutations économiques, avec le passage d’une agriculture largement auto-consommatrice à une activité tournée vers les marchés. Cette déprise agricole s’est traduite par une rétraction de

l’espace cultivé et une pression amoindrie sur les espaces pastoraux.»205

Dans les espaces insulaires, c’est la création de liaisons plus fréquentes et plus aisées avec l’extérieur, qui augmente l’attrait du continent et la possibilité d’obtenir de meilleurs revenus avec moins de

difficultés que sur l’île. Le début de relations de dépendances plus fortes correspond donc à une diminution de la capacité et de l’envie d’autosuffisance des insulaires. Ce phénomène commença à

amorcer des formes de déprise que l’on constate de nos jours. Les îles du Ponant en France en sont un

exemple probant. «L’abandon des activités traditionnelles liées à la terre est au coeur du processus qui,

en se développant, livrera la grande majorité de l’espace insulaire à la friche et à la broussaille. […] En

quarante années, les changements dans l’affectation des usages du sol sont donc très importants. Ils

révèlent une société dont les bases économiques ont changé. Les activités liées à la terre et

à la marine de commerce disparaissent. La population présente en permanence sur l’île baisse régulièrement. L’espace insulaire n’a plus de fonction particulière.»206 ; mais en y prêtant plus attention, on retrouve de tels cas de figure dans la grande majorité des îles dont les cycles économiques liés à la

colonisation (plantations) avaient pris fin, ou dans les îles qui n’avaient pas été directement intégrées

dans cette logique d’expansion.Lorsque, relié plus amplement à l’extérieur, l’espace insulaire perd ses

fonctions, autrement dit lorsque le lien s’étiole entre les habitants et leurs territoires ; la déprise

s’installe.

205 Moustier, Philippe (2006) Déprise agricole et mutations paysagères depuis 1850 dans le Champsaur et le Valgaudemarb (Hautes-Alpes) Méditerranée, n°107, [En ligne] http://mediterranee.revues.org/index461.html, mis en ligne le 02/12/2008

206 Brigand, Louis (2002) Les îles du Ponant, Histoires et géographie des îles et archipels de la Manche et de l'Atlantique,

Figure 9Paysage viticole en déprise - commune de Santa Luzia, île de Pico (Açores), avril 2009

Les vignes se propagent de manière anarchique au milieu d’autres espèces végétales, les murs non entretenus se dégradent ou s’effondrent, des espèces invasives d’arbres, commel’incenso (Pittosporum undulatum), colonisent à vive allure les zones périphériques abandonnées quelques années plus tôt, refermant le paysage.

A la fois changement et anti-changement

La déprise est un changement dans le sens où elle engendre des modifications physiques dans le paysage et les écosystèmes, dans les populations humaines et leur économie. Mais déprise par rapport à quoi ? En comparaison de quoi ? Par rapport à un état passé jugé meilleur, une époque où un territoire donné était bien géré, utilisé, vivant et dynamique ? Oui, le plus souvent la déprise vient

flétrir un état considéré comme positif pour la société qui le vivait. Mais avant cet état

d’équilibre soit disant optimal, qu’en était-il ? «Cette situation est parfois perçue comme radicalement

nouvelle et semble découler de la mise en cause d’états d’équilibres anciens, parfois considérés

comme des états de nature ou, plus généralement comme résultant d’une utilisation harmonieuse par

les communautés humaines, des ressources du milieu où elles vivaient. C’est, en grande part, une

illusion : il n’y a pas eu d’équilibre plus constant jadis que de nos jours, et dans l’histoire de la nature,

passé.»207 Il faudrait donc la considérer d’un point de vue dynamique, comme l’évolution normale et

possible de tout territoire ; être dans le mouvement du changement sans comparaisons avec un état idéal. (cf. Chapitre 8 p. 303)

Mais la déprise peut aussi être perçue comme un anti-changement, un refus de changement. Elle serait

le résultat d’une société ayant raté la "vague à surfer", ou ayant refusé de saisir des opportunités pour

se protéger de quelque chose qu’elle jugeait négatif pour elle. Mais cet argument peut être critiqué en

disant que la déprise peut se produire justement après avoir intégré au sein de la société des

changements qui viennent intrinsèquement la modifier. Mais qu’elle soit venue d’une acceptation ou du

refus d’un changement, la déprise a des conséquences écologiques et paysagères fortes sur les

territoires où elle se produit.

Des impacts divers se font sentir. L’un des plus importants est l’enfrichement qui entraîne une fermeture

du paysage. Ce milieu étouffé qui émerge est caractéristique d’un certain appauvrissement écologique

et crée un risque accru de propagation des incendies. On parle parfois de retour à "l’état naturel"208 ; la Nature reprend ses droits sur un espace autrefois anthropisé. Mais cette «disparition des activités

agricoles sur certains territoires conduit à l’appauvrissement de la biodiversité, plus grande dans des

espaces ouverts cultivés au moins partiellement, que dans des zones de friches ou de forêts (Bonnieux

et Rainelli, 1998) »209Les milieux ouverts et ras, anciennement cultivés, caractérisés par des espèces

animales et végétales nombreuses et originales, se ferment et disparaissent sous les broussailles. Ils sont remplacés par des espèces plus banales et moins nombreuses (Brigand, 2002), car disposant de moins de ressources pour se nourrir.

Lorsque la déprise des montagnes françaises est entrée dans le débat public, des chercheurs ont corrélé l'abandon des pratiques traditionnelles d'entretien et de correction du drainage des versants et le développement périurbain, avec le regain des activités morphogéniques du type glissements de

terrain et érosion des alpages.210La Nature, après être passée par une phase d’anthropisation, était

donc soumise à des phénomènes inattendus. C’est comme si, après avoir commencé à artificialiser un

milieu, on ne pouvait s’arrêter ou revenir en arrière sous peine de le voir inévitablement se détériorer ;

dans les milieux insulaires plus qu’ailleurs. Certaines îles ont une longue tradition d’optimisation de

207 Lepart, Jacques (1997) La crise environnementale et les théories de l'équilibre en écologie, La crise environnementale, Paris, INRA, 131-143 p.

208 p.377 - Brigand, Louis (2002) Les îles du Ponant, Histoires et géographie des îles et archipels de la Manche et de l'Atlantique, Vicenza, Palantines, 480 p.

209 Chakir, Raja, Madignier, Anne-Claire (2006) Analyse des changements d’occupation des sols en France entre 1992 et 2003, Économie rurale, n°296, p.59-68

210 Pech, Pierre (1995) Déprise rurale et regain d'activité morphologique (Hautes- Alpes) L'exemple des pays de Buëch,

l’espace, de valorisation maximale, comme par exemple le Cap Vert211 où «l’homme s’accroche à sa terre. Il s’efface pour ne pas empiéter sur le domaine arable ; pour sa survie, il a mis en place un

système très poussé d’occupation du sol allant jusqu’à l’utilisation de versants les plus abrupts. Tout ce

système mis en place au cours des temps est fragile : dès que les effets de l’émigration

abaissent la pression des hommes sur place, les dégradations, souvent définitives,

s’engouffrent.»212 La déprise amène à des changements parfois irréversibles qui viennent bouleverser, sur le temps long, les sociétés - insulaires ou non. Elle peut au premier abord être vue comme un problème, voire comme une fatalité ; mais on pourrait aussi la percevoir comme une belle opportunité.

Des territoires oubliés qu’on réinvente

Îles déprises

Qu’est-ce que l’étude des îles par l’entrée de la déprise apporte de spécial ? Au début du XXIe

siècle, on pourrait simplifier en disant que l’on trouve deux types d’île sur la planète : les îles dynamiques qui ont su tirer partie positivement de leur insularité, et les îles en déprise, peu à peu

écartées du circuit. Ainsi, ne serait-il pas plus intéressant de s’intéresser aux territoires

insulaires à première vue inintéressants et non productifs - ces territoires de l’inutile déjà

délaissés par d’autres et aujourd’hui sur le banc de touche - que des îles dynamiques et

bien intégrées qui jouissent de leur insularité?

Allons voir celles qui "descendent" plutôt que celles qui "montent" ; les loges du théâtre, plutôt que la scène. Et celles qui, ayant décliné, ont su se reconstruire autrement. Pour ce faire, deux terrains nous

servirons d’illustration : l’archipel des Açores (Portugal), région ultrapériphérique de l’Union Européenne

composée de neuf îles (les îles secondaires étant globalement dans une logique de déprise alors que les principales sont en croissance) ; et les Hébrides intérieures (Ecosse - Royaume Uni) où surgit une renaissance, à travers des initiatives originales, après une tragique période de désertification.

211 Lesourd, Michel (1995) Etat et société aux îles du Cap Vert : alternatives pour un petit Etat insulaire, Karthala, Paris, 480 p.

212 Becet, Jean-Marie, Mainet, Guy (1990) Les hommes et l'espace insulaire, Iles et sociétés insulaires, Norois, n°145, 37, p.15-19

« Ces îles, habitées puis oubliées par les humains, ont certainement un bel avenir

devant elles. Le retour de l’homme dans les îles semble d’actualité. » 213 En effet, les îles

ont le vent en poupe après être passées par une phase d’oubli et de délaissement. En 1985, André

Guilcher écrivait « à l’époque contemporaine on considère, en Europe occidentale, comme beaucoup

plus difficile de vivre sur une île que sur le continent. […] Ces contraintes insulaires, autrefois

acceptées, ne le sont plus de nos jours »214Plus de vingt cinq ans après, la vision a un peu changé. Il

semble que l’on recherche de plus en plus ces contraintes insulaires perçues finalement comme une

simplicité volontaire, comme un retour à l’authenticité. Îles reprises

La déprise porte en elle la diminution de la pression humaine, elle est souvent le résultat de

l’émigration. Le territoire devient plus léger, ses habitants s’envolent vers d’autres cieux, ils libèrent

l’espace.« Le départ de ces populations a laissé le champ libre à de nouveaux usages, le plus souvent

sous le signe de villégiature ou de la conservation de la nature. Sont-elles appelées à connaître une

renaissance et à se repeupler ?»215 La faible densité peut alors devenir une force. « Le « désert » peut

donc se transformer en oasis sans pour autant essayer de se repeupler vraiment.» 216 Un territoire

oublié et délaissé par le passé peut donc vivre une renaissance. Roger Béteille parle de « l’appel du

vide » et de « reconquête » des espaces délaissés 217 concernant la France du vide, mais ses

réflexions peuvent tout à fait s’appliquer à d’autres espaces.La faible densité, souvent associée à

la déprise, ouvrirait donc des possibles. A échelle européenne, ce sont par exemple les pays

scandinaves qui ont ouvert la voie vers de nouvelles manières de gérer le territoire et la société, plus durablement et équitablement. Faut-il y voir une corrélation avec la densité de ces territoires?

Quoi qu’il en soit, la déprise porte en elle un espoir du renouveau. L’île en déprise crée du

rêve et stimule la réinvention en s’appuyant sur l’expérience, parfois traumatique, d’un passé

marqué par une forte émigration, un déclin économique, une guerre, une catastrophe naturelle…etc.

Voyons comment, d’un territoire à l’autre, la déprise peut, soit être le signal d’un démantèlement

territorial et social, ou au contraire l’annonce d’un avenir réinventé.

213 p.123 - Brigand, Louis (2009) Besoin d'îles, Paris, Stock, 249 p.

214 Guilcher, André (1985) Les îles du Ponant, Hérodote, n°37/38, p.273-287

215 p.118 – Brigand (2009)

216 Chapuis, Robert (1995) "Oser le désert" en Bourgogne, Le "rural profond" français, Paris, Sedes, Dossiers des Images Economiques du Monde, p.131-137

217 p.168 - Béteille, Roger (1981) La France du vide, Paris, Libraires Techniques (LITEC), Géographie économique et sociale, 254 p.

Conclusion du Chapitre 2

L’émergence d’une réinvention insulaire semble devoir donc se fonder sur la compréhension de

deux éléments : la finitude et le changement, et plus précisément sur le rapport entretenu entre les insulaires et ces deux éléments.

De la même manière que nous avons besoin de la conscience d’une finitude temporelle pour donner de

la valeur à la vie et au temps qui passe ; nous avons besoin d’avoir conscience de la finitude

spatiale pour développer une gestion raisonnée et durable du territoire sur lequel l’on vit.

Mais parallèlement, ces deux piliers de référence de la pensée humaine sont flagellants et en pleine

évolution, rendant très flou notre rapport au temps et à l’espace, sans cesse altéré, en particulier par

l’influence de la technologie moderne.

Il n’en reste pas moins que les îles font partie des derniers espaces où l’on peut se figurer ce

qu’est la finitude spatiale. Dans l’île tout est en fonction des limites, et c’est bien de cela qu’il s’agit :

le regain d’intérêt actuel pour le fait insulaire vient probablement du fait que nos sociétés ont besoin

de limites, de nouvelles limites pour cadrer certains de leurs "débordements". L’île nous y oblige.

Elle devient métaphore du monde contemporain en nous faisant prendre conscience qu’un choix

s’impose : compter sur soi (autonomie) ou dépendre des autres (dépendance). Ou peut-être que

justement, certaines nous enseignent un savant équilibre entre ces deux états extrêmes. La

coopération, à des échelles bien pensées, alliée à un encouragement du respect des cycles naturels

peut devenir une réponse à la finitude. Faire de son mieux avec ce que l’on a à portée de main et

demander un appui externe quand ça ne suffit plus. Allier conscience et finitude ou, si nécessaire,

reconscientiser la finitude par d’habiles moyens.

Les îles d’aujourd’hui nous demandent de les accompagner dans les changements qui

les traversent et les transforment ; en évitant de les enfermer dans une image figée, regardant

sans cesse vers le passé. L’île est le territoire idéal pour l’étude des changements car elle y

est très sensible et réactive. Mais au fond de nous, nous n’aimons pas voir les îles changer, nous

aimerions les garder telles quelles. Mais tout change. La tendance doit donc être à l’adaptation et à la

capacité de rebondissement. Accepter le changement et surtout en prendre le meilleur, laissant de côté

ce qui paraît mener vers des impasses et aller contre la logique de réinvention – vers une plus grande

Chapitre 3