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Le déploiement de l'Etat à la lumière de la construction des réseaux

La question énergétique, dans les pays arabes, est généralement appréhendée à travers, ou même réduite à, celle du contrôle du pétrole par les Etats qui construisent leur autonomie dans la période de décolonisation. Les nationalisations des concessions puis la création de l’OPEP, en 1960, en sont donc les étapes majeures. Pourtant, si l’on fait du contrôle de l’énergie, non seulement de sa production, mais aussi de son transport et de sa distribution, un révélateur de l’affirmation du pouvoir d’Etat, il est nécessaire de prendre une vue beaucoup plus large. L’examen du processus d’électrification dans les pays de cette région, depuis la période d’Indépendance jusqu’à aujourd’hui, en fournit une bonne illustration. Le taux de connexion au réseau électrique se situe, pratiquement partout, entre 95 et 100% des ménages.

L’électrification, par rapport à la question du pétrole, ne présente pas seulement l’intérêt de prendre en compte les pays non producteurs de pétrole (le Liban, la Jordanie, le Maroc). Elle permet surtout de poser beaucoup plus frontalement la question de la territorialisation de l’Etat, dans un contexte qui est celui d’une part de l’affirmation de ce type d’organisations politiques dans des zones auparavant dominées par des puissances coloniales, ou par d’autres types d’organisation, caractérisées par une territorialité nomade (comme en Arabie Saoudite) ou intermédiaire entre les deux (comme sur la rive sud du Golfe arabo-persique). On peut faire l’hypothèse que l’électrification, à travers le déploiement des réseaux électriques, est une des modalités essentielles de l’appropriation par les Etats en construction de leurs territoires.

Les modalités particulières de construction des réseaux électriques, bien mises en évidence dans les contextes européens ou américains, conjuguent deux types de spatialités, liées à des temporalités spécifiques : historiquement, les réseaux électriques sont construits à partir des principaux bassins de consommation que sont les centres industriels et les villes. En Europe et Amérique du Nord, certains centres industriels sont directement nés à proximité des ressources hydroélectriques (Alpes, Appalaches, Saint-Laurent). Il s’agit donc d’une spatialité discontinue. Mais progressivement, ces réseaux régionaux ont été interconnectés pour former un réseau national, tandis que des politiques d’électrification en direction des petits centres et des espaces ruraux offraient des débouchés économiques renforçant la rentabilité du réseau. Cette interconnexion a ensuite été suivie d’une intégration économique et institutionnelle à travers un nombre réduit de gestionnaires du réseau, même si une diversité de modèles peut être observée, par exemple entre l’Allemagne, où les syndicats et régies locales sont nombreuses et la France, beaucoup plus centralisée (même si il a

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toujours existé des firmes locales). Le cas français, avec la création d’une entreprise nationale, illustre aussi très bien comment l’intégration technique et gestionnaire des réseaux électriques est en même temps un instrument de la construction nationale, à travers un aménagement du territoire électrique (barrages montagnards, équipement des rivières) et un maillage fin du territoire pour desservir les usagers. Dans cette logique, les villes sont des points privilégiés de l’équipement électrique mais aussi l’espace de déploiements de nouvelles pratiques et de nouveaux usages, la campagne étant dans une logique de rattrapage.

Le premier objectif de ce chapitre est donc de vérifier si l’électrification des pays arabes confirme ce schéma de déploiement, et sa signification politique en termes de construction de l’Etat. Mais pour aller plus loin sur ce point, je souhaite explorer une hypothèse complémentaire qui permet à la fois d’affiner la compréhension des mécanismes politiques de la construction de l’Etat, et de révéler certaines des limites et les failles de cette construction. Selon cette hypothèse, il existe des liens entre électrification, construction de l’Etat et violence politique. Je me réfère ici à la typologie des formes de pouvoir théorisées par Michel Foucault, à savoir le pouvoir souverain, qui confère à l’Etat le droit de donner la mort notamment dans l’affirmation de son contrôle territorial ; le pouvoir disciplinaire, où grâce à un jeu sur les normes et le dressage individuels des corps et des pratiques, l’Etat canalise les comportements et construit leur consentement à la domination ; et enfin le biopouvoir, où par un jeu d’incitations l’Etat favorise le développement économique et la prospérité de la population, assurant de ce fait l’adhésion de la population à son autorité. A travers l’électrification de la société, est mis en œuvre un ensemble de techniques qu’avec Foucault on peut nommer disciplinaires, et qui visent à construire la légitimité de l’Etat ou, en d’autres termes, à obtenir le consentement de la population à sa domination. A la suite de ce chapitre seront examinées d’autres formes de relations entre énergie et violence.

Une électrification très avancée

Analyser le mouvement d’électrification dans les pays du Sud et de l’Est du pourtour méditerranéen n’est pas chose aisée. Curieusement, alors que cet indicateur est aujourd’hui mis en avant dans le cadre des Objectifs du Millénaire et dans une base de données alimentée par la Banque mondiale (Global Electrification Database), il n’a pendant longtemps pas fait l’objet de collecte de la part des agences des Nations Unies pour le développement. Pour faire pièce à ces lacunes, partons d’un tableau et des dynamiques récentes, et complétons les à partir des exemples de quelques pays.

Un premier regard sur les données des Nations Unis (tableau 1-1) invite d’abord à la prudence, car un certain nombre de données, en grisé dans le tableau, apparaissent plus que douteuses. De plus, le site de la banque de données des Nations Unies ne fournit aucune information sur la manière dont

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ces données ont été ajustées aux bornes temporelles choisies. D’autres documents des Nations Unies montrent pourtant l’extrême hétérogénéité des dates de collecte, sans parler des trous dans les séries (tableau 1-2).

Tableau 1-1 : Taux de connexion à l’électricité, par pays et en milieu urbain et rural Country Name 1990 nat 1990 urbain 1990 rural 2000 nat 2000 urbain 2000 rural 2010 nat 2010 urbain 2010 rural Algérie 94,0 96,8 91,0 98,0 98,8 96,7 99,3 99,8 97,9 Bahrein 87,2 87,9 82,2 90,9 91,4 86,9 94,1 94,7 90,1 Egypte 95,5 100,0 91,9 97,7 100,0 95,9 99,6 100,0 99,3 Irak 91,6 94,3 85,5 94,5 96,9 89,4 98,0 100,0 94,1 Israël 96,4 96,4 95,7 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 Jordanie 94,8 95,8 92,4 99,5 99,7 98,7 99,4 99,5 98,7 Koweit 87,2 87,3 82,2 90,9 91,0 86,9 94,1 94,2 90,1 Liban 92,8 93,3 90,6 95,0 95,1 94,5 99,9 100,0 99,2 Libye 97,0 98,4 92,6 99,8 100,0 98,6 100,0 100,0 99,1 Mauritanie 11,8 29,6 0,1 14,7 35,1 1,0 18,2 41,9 1,6 Maroc 49,2 85,0 15,6 71,1 84,2 56,1 98,9 100,0 97,4 Oman 87,2 89,8 82,2 90,9 92,5 86,9 94,1 95,6 90,1 Qatar 87,2 87,6 82,2 90,9 91,1 86,9 94,1 94,2 90,1 Arabie Saoudite 87,2 88,8 82,2 90,9 91,9 86,9 94,1 95,0 90,1 Syrie 85,0 100,0 69,7 86,6 98,6 73,6 92,7 100,0 78,3 Tunisie 92,6 99,6 83,0 95,0 99,8 86,7 99,5 100,0 98,5 Turquie 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0 Emirats Arabes Unis 87,2 88,6 82,2 90,9 91,9 86,9 94,1 94,9 90,1 Territoires

palestiniens 87,2 89,6 82,2 90,9 92,4 86,9 94,1 95,5 90,1

Yémen 38,5 100,0 22,1 41,3 84,2 26,0 44,8 75,2 30,7

Source : Indicateurs du Millénaire, Global Electrification Database, Banque mondiale

Tableau 1-2 : données antérieures sur l’accès à l’électricité

Accès à l’électricité (décennie 1970) Accès à l’électricité (décennie 1980) A l’échelle nationale en milieu urbain Année de réf. A l’échelle nationale en milieu urbain Année de réf Jordanie 71,5 78 1979 Libye 72,1 85,7 1973 Maroc 37,8 75,7 1985 Syrie 76,9 96,1 1981 Tunisie 34,2 68,2 1975 73,2 95 1989 Yémen 4,6

source : Recueil des statistiques des

établissements humains 1983 (ONU, 4e édition)

Compendium of Human Settlements Statistics 1995

Malgré la prudence qu’il faut conserver à leur égard, il n’en reste pas moins que ces données confirment plusieurs points :

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 la croissance continue du taux d’électrification dans tous les pays, qui dépasse en 2010 dans presque tous les cas les 95% voire les 99%. Ces politiques d’électrification sont bien engagées dès 1990, avec des taux de raccordement supérieur à 85%, à l’exception du Maroc, du Yémen, de la Mauritanie, pays encore fortement ruraux ou nomades. Les quelques données antérieures montrent que l’élan est parfois donné dès les années 1960, comme en Jordanie ou en Lybie, parfois plus tardivement comme en Tunisie où l’impulsion date plutôt des années 1980 ;

l’électrification partout plus avancée des zones urbaines, qui est quasiment achevée dans la majorité des pays. Les villes ont été constamment en avance, ce qui correspond pour partie au legs colonial et qui traduit une priorité donnée à des espaces plus faciles et plus économiques à équiper ;

 le rattrapage récent mais spectaculaire de l’électrification des zones rurales, dans les décennies 2000 (comme au Maroc), parfois 1990 ou même 1980.

Une homogénéisation des paysages électriques est en marche depuis les années 1970 malgré les disparités de rythmes et les décalages dans les niveaux atteints (le Yémen et la Mauritanie se distinguent). Il faut souligner, globalement, les différences entre ces pays arabes et méditerranéens et les pays africains, d’Asie du Sud ou même d’Amérique latine (tableau 3).

Tableau 1-3 : l’électrification dans les pays arabes et dans le reste du monde en 2009 Population sans électricité Taux de connexion à l’électricité Connexion à l’électricité en ville Connexion à l’électricité en milieu rural Zone Millions % % % Afrique 587 41,9 68,9 25 Afrique du Nord 2 99,0 99,6 98,4 Afrique sub-saharienne 585 30,5 59,9 14,3 Asie en développement 799 78,1 93,9 68,8

Chine et Asie de l’Est 186 90,8 96,4 86,5

Asie du Sud 612 62,2 89,1 51,2 Amérique latine 31 93,4 98,8 74,0 Moyen Orient 22 89,5 98,6 72,2 Pays en développement 1 438 73,0 90,7 60,2 Economies en transition et OCDE 3 99,8 100 99,5 Monde 1 441 78,9 93,6 65,1

Source : International Energy Agency, World Energy Outlook (2012)

Les politiques d’électrification ont tôt été ambitieuses et se sont traduit par des résultats tangibles. On assiste ainsi à une intégration territoriale par l’électricité, d’autant que, à quelques exceptions près, cette électrification correspond aussi à la mise en place de réseaux haute tension maillés à l’échelle nationale, les zones isolées (dans les déserts ou les montagnes) dotées de mini-réseaux

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locaux restant minoritaires et étant progressivement intégrées dans le réseau national. Pour l’essentiel, cet effort d’électrification est mené à travers une production d’origine thermique, à base de pétrole et de diesel. Dans quelques pays, l’hydroélectricité représente une part importante mais qui tend à se réduire (Egypte, Syrie, …). Cet effort d’électrification résulte de la volonté des Etats, qui se sont dotés d’instruments politiques et techniques à cette fin, notamment en réorganisant institutionnellement le secteur électrique par la nationalisation et l’intégration fonctionnelle.

L’organisation institutionnelle du secteur électrique : l’hégémonie de l’Etat

L’organisation institutionnelle du secteur électrique semble suivre, au fil des ans, un schéma classique. Les premières initiatives, localisées dans les villes principales, sont, à travers des logiques de concession, le fait d’entrepreneurs privés, parfois étrangers (notamment des colons). Elles visent en premier lieu la satisfaction des besoins des colons et/ou des bourgeoisies locales, tout en participant à l’effort contemporain d’équipement et d’embellissement des villes à travers l’éclairage public et le développement de tramways. Après les indépendances, les insuffisances du service et l’incapacité ou le refus des actionnaires d’investir pour étendre le service non seulement dans les villes mais à leur périphérie conduit à la fin de ce système de concession et, dans la plupart des cas, à une nationalisation de ces secteurs, qui sont toutefois gérés selon des modalités variables qui peuvent être classées en trois grands modèles. Ces systèmes régis par l’Etat perdurent jusqu’aux années 1990.

Les origines coloniales de l’électrification dans le monde arabe

Prenons quelques exemples de l’organisation du secteur électrique dans sa première phase.

En Tunisie, l’électrification résulta d’abord de la construction d’un tramway, qui diversifia sa clientèle en s’adressant à la population tunisoise. Les principales villes furent progressivement équipées par des sociétés concessionnaires qui édifièrent des réseaux urbains peu ou mal interconnectés, les compagnies limitant leurs investissements. Les principales sources d’approvisionnement étaient thermiques et situées sur le littoral, avant que l’équipement hydroélectrique de la Medjerda, dans les années cinquante, ne diversifie un peu les sources d’approvisionnement, même si cette exploitation hydroélectrique n’était que secondaire et subordonnée à d’autres finalités (irrigation, alimentation en eau). De ce fait, le réseau tunisien, construit à l’économie et avec une perspective court-termiste, présentait à la veille de l’indépendance un déséquilibre marqué entre le nord, où les différentes concessions étaient reliées (sans qu’il ne s’agisse d’un réseau bouclé), et le sud, où les différentes villes restaient isolées (ou mal connecté, comme Sousse) (Berthier, 2002).

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En Algérie, on retrouve un schéma similaire à celui de la Tunisie, seize compagnies concessionnaires centrées sur les villes étant en charge de l’électricité, et délaissant les campagnes. L’absence d’interconnexion empêche l’exploitation du potentiel hydroélectrique (Lefeuvre, 2002).

Au Maroc, l’électrification à l’époque du Protectorat s’effectua également sous la férule d’entreprises privées, notamment l’Energie électrique du Maroc, liée à Schneider. Mais l’Etat, par l’intermédiaire de prêts, participa de facto au développement du réseau. A la différence de la Tunisie, cette société construisit un réseau à haute tension alimentant les chemins de fer qui liaient les principales villes du littoral, de Casablanca à Kénitra, et dont l’alimentation provenait en bonne partie de l’équipement hydroélectrique des barrages, non sans conflit d’usage avec l’irrigation. Dans les grandes villes, des régies multiservices commercialisaient le courant. Mais ce Maroc utile électrifié laissait dans l’ombre les régions périphériques et montagneuses (d’Angio, 2002; Saul, 2002).

En Libye les premières initiatives électriques sont le fait d’entreprises italiennes fortement liées aux grandes banques, comme le Banco di Roma, sur des bases urbaines et sans intégration territoriale. Avec le fascisme, l’Etat italien prit un rôle plus déterminant fusionnant en 1937 les entreprises privées de Tripoli et Benghazi, tandis que dans les autres villes secondaires, l’électrification très modeste, relevait d’initiatives publiques locales (Segreto, 2002).

On retrouve au Liban et en Syrie un schéma proche des cas tunisiens et algériens, sauf que les sociétés étrangères concessionnaires, dans le contexte de l’Empire ottoman, sont plus diversifiées. L’électrification de Beyrouth et de Damas s’effectue en lien avec la création de tramways concédés par les Ottomans à des capitaux belges. Avec le mandat, les intérêts français prennent progressivement plus de place. Les principales villes de Syrie et du Liban, comme de plus petites localités intéressées par le tourisme d’estivage, se dotent également de concessions en partie contrôlées par des familles locales, comme à Zahlé ou à Jbeil (Thobie, 2002). A partir des années 1930, les réflexions sur une interconnexion émergent, en lien avec la nécessité d’exploiter le potentiel hydroélectrique de la région. Mais les réalisations tardent, faute de capitaux disponibles.

En Palestine, les premières initiatives d’électrification expriment d’emblée les visées concurrentes des colons israéliens et des notables des villes arabes sur le territoire. D’un côté, Pinhas Rutenberg, homme d’affaire juif d’origine russe, obtient des Britanniques une concession pour exploiter le Jourdain et des centrales thermiques, et il dessert notamment les villes coloniales où s’implante la majorité de la population juive, tout en développant un réseau progressivement intégré. Dans les grandes villes arabes de l’intérieur, des entreprises concessionnaires comme la Jerusalem District Electricity Company, autorisée par les Ottomans en 1914 au bénéfice d’un entrepreneur grec,

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Euripides Mavromattis, et confirmée en 1926 par les Britanniques10 dans ses prérogatives, ou des initiatives municipales produisent et distribuent l’électricité localement, mais qui ne sont pas interconnectées (Abualkhair, 2007; Jabary Salamanca, 2014). A Amman, qui est promue capitale du Royaume de Transjordanie en 1920, ce n’est qu’en 1938 qu’une société fondé par des Syriens, les frères Budeir, se lance dans l’électrification.

L’histoire de l’électrification en Irak et en Egypte semble mal connue et ne peut donc être prise en considération dans ce panorama. L’idée principale qui s’en dégage est que les origines de l’électricité sont liées à la pénétration du capital occidental et accompagne la colonisation dans une mise en valeur très sélective du territoire, à partir des villes principales. Toutefois, dans certains cas, une vision plus englobante du territoire guide l’électrification, en lien avec des contraintes techniques (notamment l’exploitation de l’hydroélectricité) mais aussi, progressivement, dans une logique de maillage et de contrôle du territoire, dans une optique politique parfois conflictuelle. Par ailleurs, les travaux d’historiens commencent aussi à souligner que les réseaux électriques urbains ont été les lieux de contestations politiques fortes au ressort nationaliste, ciblant à la fois la propriété – ou l’appropriation – étrangère des ressources, les politiques de tarification ainsi que les failles du service – comme, déjà, les coupures de courant à Beyrouth (Eddé, 2013).

La nationalisation et la politisation du secteur électrique

Le tournant des indépendances se traduit de manière progressive sur le plan politique comme sur celui de l’économie. Partout, les nouvelles élites appellent à un rôle accru de l’Etat, mais non sans ambiguïtés ni résistances. Les choix effectués évoluent en fonction des changements d’allégeance politique et des orientations économiques qu’ils impliquent. Dans le domaine de l’électricité, deux grands traits se retrouvent partout : la nationalisation du secteur et le rôle accru de l’Etat, notamment à travers de nouvelles entreprises publiques et un discours sur le développement ; et la constitution de réseaux intégrés à l’échelle nationale (qui peut inclure la mise en place une tarification homogène sur le territoire). La documentation manquant pour une analyse précise des différents contextes, concentrons l’analyse sur les exemples tunisiens, libanais et jordaniens, jusqu’au tournant libéral des années 1980-90.

Après l’indépendance en 1956, le gouvernement tunisien prend progressivement le contrôle du secteur électrique, en résiliant une à une les concessions avec les entreprises françaises, réticentes aux nouvelles directives politiques qu’il veut leur imposer, ainsi qu’à la « tunisification » du personnel. En 1962, devant la montée des tensions avec ces entreprises et avec la France, Bourguiba décide la nationalisation et leur fusion au sein de la Société Tunisienne d’Électricité et de Gaz, un

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établissement public ad hoc, dans une démarche d’affirmation de la souveraineté tunisienne. Mais cette décision prend aussi sens dans le contexte d’une orientation plus dirigiste, et bientôt collectiviste de l’économie. Le gouvernement lance le Plan d’électrification du pays, visant en dix ans à tripler la production, à interconnecter les réseaux existants à augmenter le nombre de clients de 180000 à 300000. Il s’agit d’assurer le « développement dans l’intérêt général de l’ensemble énergétique de la Tunisie » (cité par (Berthier, 2002, p. 525)). Ce premier plan centré sur l’interconnexion, la construction de nouvelles unités de production et l’extension du réseau principalement dans les villes sera suivi, à partir des années 1970, par plusieurs plans d’électrification rurale et l’intensification de l’effort de connexion urbaine. Ces plans démontreront la maîtrise technique acquise par la STEG, à travers la mise la mise en place d’un nouveau système de distribution monophasé moins onéreux, adapté au contexte tunisien d’un habitat rural dispersé, le système MALT (mise à la terre), inspiré de la collaboration avec Electricité du Québec et en rupture avec les modèles techniques prônés par EDF, avec qui la coopération était privilégiée dans les années 1960. Ces plans montreront aussi la capacité de l’entreprise à s’assurer des financements, à la fois de la part de l’Etat mais aussi des bailleurs de fonds internationaux (Banque mondiale, Banque africaine de développement, Agence française de développement, etc.) (Banque Africaine de développement, 1995; Cecelski, Ounalli, Aissa, Dunkerley, 2005; STEG, 2009).

Les transformations institutionnelles du secteur électrique au Liban et en Jordanie, deux pays au mode de développement souvent présenté comme « libéral », présentent des similitudes : l’Etat y affirme, dans les années 1960, une ligne plus volontariste et reprend le contrôle du secteur, sans totalement éliminer les acteurs privés. Au Liban, les années qui suivent l’indépendance sont caractérisées par des choix économiques de l’Etat visant à favoriser le développement des activités commerciales, la finance et le tourisme, qui concernent essentiellement la région de Beyrouth et les montagnes proches. Les partisans d’un développement industriel sont marginalisés en 1950, après la fin de l’union douanière avec la Syrie. Dans le secteur électrique, les concessions privées et en premier lieu Electricité de Beyrouth, à l’actionnariat majoritairement français, peinent à satisfaire la demande. Celle-ci a été multipliée par six entre le début des années trente et celui des années cinquante, alors que le nombre d’abonnés ne s’est accru que d’un facteur quatre. Il en résultait des coupures de courant fréquentes mais imprévisibles pour les utilisateurs, et des variations de voltage. L’entreprise pratiquait aussi des tarifs jugés trop élevés par les consommateurs. Dans la lignée des protestations politiques pour l’indépendance, qui avait ciblé la concession du tramway et de

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Encadré 1-1 : Le siège d’EDL à Beyrouth, entre modernisme, déréliction et patrimonialisation

Source de l’image : http://www.shubbak.co.uk/?attachment_id=696 / © Pierre Nehme Conçu en 1964 par les architectes J. Aractingi, J.N. Conan, J. Nassar et P. Neema (Nehme), en réponse à un concours lancé sous la présidence de Fouad Chéhab, ce bâtiment construit de 1965 à 1972 loge l'établissement public Electricité du Liban (Kahraba Lubnan)alors récemment créé en remplacement de la concession Office de l'électricité de Beyrouth et d'autres concessions absorbées par la même occasion. Doté d'une forte identité visuelle se réclamant du modernisme architectural, le bâtiment occupe une des entrées de Beyrouth. Avec ses pare soleil, il fait référence à l'architecture brésilienne,