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Le dépassement de la métaphysique

II. Überwindung : le dépassement de la métaphysique et la constitution ontothéologique

3. Le dépassement de la métaphysique

§ 13. De la destruction au dépassement

Dans les deux chapitres précédents nous avons essayé de répondre avec Heidegger à la question fondamentale : « Qu'est-ce que la métaphysique ? » Ce n'est pas une question parmi d'autres, mais bien, selon Heidegger, la question de la philosophie. C'est aussi la question directrice de Heidegger tout au long de son chemin intellectuel ; aussi avant la lettre, puisque cette question est équivalente chez Heidegger tout court à la question de savoir ce qu'est la philosophie, qui a occupé Heidegger depuis son premier cours de 1919 intitulé « Die Idee der

Philosophie und das Weltanschauungsproblem », publié dans le volume Zur Bestimmung der

Philosophie (GA 56/57). Bientôt il rattache la réponse à cette question à la question de l'être, c'est-à-dire à la question guidant ses cours de Marbourg et aboutissant à son chef-d'œuvre : « Quel est le sens de l'être ? » La réponse alors qu'il donne à la question de savoir ce qu'est la philosophie en 1927 dans Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie est la suivante : la philosophie est l'ontologie. C'est pour cette raison que « Das Sein ist das echte und einzige Thema der Philosophie »2. L'ontologie n'est pourtant pas une science positive mais une «

1 GA 9, p. 303 ; Q I-II, p. 73. 2

GA 24, p. 15.

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science temporelle »1, puisqu'elle cherche la veritas temporalis, ou autrement dit, la vérité en tant que temporalité. Cette même temporalité rend possible le projet de destruction de l'ontologie traditionnelle. La question de l'être posée à nouveaux frais, dans l'horizon de la temporalité, exige une discussion (Auseinandersetzung) avec l'ontologie et la métaphysique. Nous avons essayé de montrer dans la première partie comment le concept de facticité ou de vie facticielle y sert de point de départ. Mais la facticité n'est pas seulement le point de départ pour l'analytique de l'existence et le projet de destruction de l'ontologie traditionnelle. Elle en est aussi le point d'aboutissement. La saisie de la facticité de l'existence humaine dans sa situation historique exige une nouvelle compréhension de la temporalité qui, à son tour, engendre une déconstruction de la compréhension traditionnelle de l'être comme présence (Anwesenheit) pour laisser se manifester l'advenir de cette présence (Anwesen). Néanmoins, et c'est l'hypothèse principale du présent travail, Heidegger ne veut pas ici aboutir à un pur concept de l'être, recouvert jusqu'à maintenant par la tradition, mais saisir la facticité même. Dans la formule « la facticité de l'existence humaine » prévalait méthodologiquement le génitif subjectif, mais la chose de la pensée (die Sache des Denkens) est le génitif objectif : la facticité qui caractérise l'existence. C'est encore une marque du tournant dans la pensée de Heidegger.

La facticité guide le projet de destruction de l'ontologie traditionnelle en ceci que celle-ci nous incite à rebrousser le chemin de l'histoire de la métaphysique pour regagner, en déconstruisant les concepts ontologiques rigides, la vie même. « L'impulsion première qui mena à Être et temps et à la tâche même de toute sa vie, c'est la manifestation complète du grand Fait de vivre dans toute sa concrétion, et la monstration du moyen d'y accéder, ce qui est ici indiqué en termes quasiment logiques comme indication formelle. »2 L'indication formelle de la facticité est un moyen phénoménologique inventé par Heidegger pour accéder au « grand Fait de vivre », cet Ur-etwas étant le début de toute recherche, ainsi que sa fin. Ce geste ressemble dans sa radicalité au projet initial de Husserl qui prétendait refonder le savoir dans la science plus originaire. Néanmoins, chez Heidegger il s'agit nullement des évidences apodictiques de la conscience, mais du fait originaire de la vie qui se comprend soi-même et se donne les moyens d'y accéder. Il revient à la philosophie de pouvoir saisir ces moments et de les formaliser, plus que de les généraliser en aboutissant à un concept universellement valable de la vie, c'est-à-dire de l'existence. Le formel ne subsume pas sous un concept

1 Cf. GA 24, p. 459-460. 2

T. Kisiel, « L'indication formelle de la facticité : sa genèse et sa transformation », op. cit., p. 205.

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général, il indique. Il n'indique qu'une chose, « Daß es ist und zu sein hat »1 de l'homme, nommée successivement de différentes manières dans le déploiement de la philosophie heideggérienne : existence, Zu-sein, Dasein, transcendance et plus tardivement Da-sein.2

Cet Ur-etwas de la vie motive la destruction de l'ontologie « au fil conducteur de la problématique de l'être-temporal », puisque le sens du Dasein se révèle être la temporalité même. Peut-être un autre nom pour la facticité est-il justement le temps.3 Nous suivrons cette intuition dans la partie suivante. Heidegger, d'une certaine façon, n'a jamais abandonné le projet annoncé dans Sein und Zeit, comme nous l'avons fait remarquer dans la première partie, et il poursuit le projet de destruction « au fil conducteur » de la facticité ; mais c'est l'idée d'ontologie, c'est-à-dire de la philosophie, qui change d'acception. Nous avons vu la dernière tentative de Heidegger de renouer avec la tradition métaphysique, avec son caractère ontologique et théologique, avant de la critiquer comme onto-théo-logie. L'indication formelle de transcendance se révèle insuffisante, puisqu'elle ne parvient pas à se passer du vocabulaire ontologique traditionnel. La radicalisation de la métaphysique dans la métaphysique du Dasein reste prisonnière autant de l'ontologie, dès lors c'est toujours de l'être que l'investigation s'enquiert, et de la théologie, dans la mesure où sa recherche porte sur la totalité phénoménologique du monde et donne une apparente ouverture sur l'infini de son horizon. Heidegger reste toujours fidèle à l'idée de la finitude de l'existence humaine et se rend compte que penser cette finitude radicale − et à travers elle, comme nous le verrons, la facticité − ne va nullement de pair avec quelque refondation de la métaphysique que ce soit. Cette finitude même ou, autrement dit, l'impuissance de l'existence est déjà marquée dans « l'être-subsistant facticiel de la nature (das faktische Vorhandensein der Natur) »4, que l'existence dans son projet présuppose. Le moment de l'être-jeté l'emporte sur le moment du projet, mais cette « impuissance métaphysique du Dasein »5 ne se laisse plus saisir adéquatement dans des termes métaphysiques sans retomber dans la théologie du Dieu tout-puissant.

La facticité radicale doit être pensée en dehors de la métaphysique, dont le caractère onto-théo-logique désigne dès le début des années 1930 la structure et la constitution. Il ne s'agit plus maintenant de détruire l'ontologie traditionnelle pour la refonder, ni de refonder la métaphysique dans la métaphysique du Dasein, mais de dépasser toute métaphysique possible. Pourquoi dépasser la métaphysique ? Nous avons déjà en partie donné la réponse. La

1

GA 2, § 29, p. 179.

2 Cf. T. Kisiel, « L'indication formelle de la facticité : sa genèse et sa transformation », op. cit., p. 212-213. 3 Cf. GA 9, p. 376 ; Q I-II, p. 36-37. 4 Cf. GA 26, p. 199. 5 Cf. GA 26, p. 279. 144

métaphysique, dans sa constitution onto-théo-logique, n'est pas capable de penser la facticité radicale, c'est-à-dire l'être-jeté de la temporalité même qu'est le Dasein et la donation de l'être dans le déploiement de la présence. Cette réponse « théorique » est accompagnée d'une réponse « pratique » − c'est le danger de la technique qui marque un aboutissement de la métaphysique.

Dans le § 10 nous avons essayé d'esquisser une présentation de la métaphysique comme histoire de l'être aboutissant à la technique planétaire, c'est-à-dire à la machination (Machenschaft), appelée plus tard Gestell, issue de toute une série de décisions métaphysiques menant nécessairement, selon Heidegger, à la métaphysique de la volonté de puissance. Cette volonté est incarnée dans la technique moderne, qui calcule et se représente tout sans voir les limites de son application. Dans cette perspective, l'infini semble être un corrélat de la puissance et de la volonté. La métaphysique dans sa totalité se révèle comme nihilisme inauthentique, oublieuse de l'oubli de l'être. Méditer cet oubli, c'est se donner pour tâche de penser le nihilisme authentique qui prend l'être pour un rien d'étant. Dans la perspective heideggérienne, la métaphysique ainsi comprise est un désastre planétaire. « Die Metaphysik ist in allen ihren Gestalten und geschichtlichen Stufen ein einziges, aber vielleicht auch das notwendige Verhängnis des Abendlandes und die Voraussetzung seiner planetarischen Herrschaft. Deren Wille wirkt jetzt auf die Mitte des Abendlandes zurück, aus welcher Mitte auch wieder nur ein Wille dem Willen entgegnet. »1 Mais c'est un désastre nécessaire, puisque ce n'est que du point de vue de l'aboutissement de la métaphysique, c'est-à-dire de la détresse de l'oubli de l'être, que la différence entre l'être et l'étant peut advenir.

« Dieses seinsgeschichtlich zu denkende Verhängnis ist aber deshalb notwendig, weil das Sein selbst den in ihm verwahrten Unterschied von Sein und Seiendem erst dann in seiner Wahrheit lichten kann, wenn der Unterschied selbst sich eigens ereignet. Wie aber kann er dies, wenn nicht das Seiende zuvor in die äußerste Seinsvergessenheit eingegangen ist und das Sein zugleich seine metaphysisch unkennbare unbedingte Herrschaft als der Wille zum Willen übernommen hat, der sich zunächst und einzig durch den alleinigen Vorrang des Seienden (des gegenständig Wirklichen) vor dem Sein zur Geltung bringt? »2

Cette nécessité de l'aboutissement de la métaphysique dans la volonté de puissance et dans la technique dominant la Terre afin que l'événement de la différence puisse arriver, mène

1 GA 7, p. 75-76. 2

GA 7, p. 76.

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Heidegger, dans les années 30 et jusqu'à la fin de la deuxième guerre mondiale, à réinscrire les actualités politiques dans son histoire de l'être. Ce n'est pas ici le lieu d'examiner cela de plus près, mais il faut dire que dans le contexte du dépassement de la métaphysique Heidegger déploie, suivant l'expression de Peter Trawny, un certain « manichéisme onto-historial »1. Ce sont surtout ses notes privées, qui sont en train d'être éditées sous le titre de Cahiers noirs, qui en donnent la pleine mesure. Heidegger voit dans la guerre comme aboutissement de la technique une « purification de l'être »2 de l'étant. En d'autre termes, il semble voir dans la destruction concrète, qui était en train d'advenir, un prélude pour une autre pensée, méditant et commémorant le commencement à travers les penseurs et les poètes. Dans ce « manichéisme », nombreux sont ceux qui se trouvent du côté de la métaphysique : les Américains, les Anglais, les Juifs, les bolchéviques et peu nombreux ceux qui se trouvent du côté de son dépassement : les Allemands sachant écouter la parole de Hölderlin. C'est dans ce contexte qui surgit la problématique de « l'antisémitisme onto-historial »3 de Heidegger, puisqu'il est difficile de constater si l'histoire de l'être produit des clichés antisémites ou si ce sont eux qui motivent l'histoire de l'être même. Nous nous abstiendrons ici d'y apporter une réponse, ainsi que de le la mise en scène de l'histoire de l'être, telle qu'elle est présentée dans les Cahiers noirs, moins pour nous faciliter les choses et échapper aux questions difficiles que pour la cohérence de notre propos. Ce n'est pas tant par manque d'intérêt que par manque d'espace et de temps que nous nous octroyons le droit d'abstraire l'histoire de l'être de son aspect politique problématique. Nous nous posons une question transcendantale relative au « récit » heideggérien de l'histoire de l'être, de la métaphysique et de son dépassement, c'est-à-dire la façon dont il est théoriquement possible. C'est toute la troisième partie qui cherchera la réponse à cette question. Comment, par quelle instance la métaphysique dans sa constitution onto-théo-logique − si largement comprise qu'elle recouvre la totalité du savoir (science), de la culture et de la pratique moderne (technique) − peut-elle être dépassée ou appropriée (verwunden).

§ 14. Du dépassement à l'appropriation

L'appropriation (Verwindung) est la dernière figure de ce qui s'est annoncé d'abord comme destruction de l'ontologie traditionnelle, puis comme dépassement de la métaphysique. La Verwindung est difficilement traduisible. C'est « une variation de la Überwindung qui veut

1 Cf. Peter Trawny, Heidegger und der Mythos der jüdischen Weltverschwörung, Frankfurt am Main, Klostermann, 2014, p. 22.

2 Cf. GA 96, p. 238. 3

Cf. P. Trawny, Heidegger und der Mythos der jüdischen Weltverschwörung, op. cit., p. 11.

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signifier que la métaphysique est effectivement et définitivement dépassée seulement quand on l'abandonne à elle-même sans rien vouloir changer en elle, quand on sort d'elle comme on sort d'une maladie ou comme on surmonte une crise, en l'absorbant et en la laissant à elle- même. »1 Le verbe verwinden signifie en allemand un peu près : surmonter, endurer, parvenir à accepter quelque chose. Comme pour le verbe überwinden, la racine renvoie en vieux haut- allemand à winnan: s'efforcer (cf. to win en anglais) et aussi à wintan : tourner, rouler (cf. wenden en allemand et to wind en anglais).2

Il s'agit alors d'un tel dépassement accompli (le préfixe ver) de telle sorte qu'il ne vise pas un changement au sein de la métaphysique, ni

justement une autre méta-perspective (le préfixe über), mais un renoncement ou un

délaissement de la métaphysique. L'appropriation de la métaphysique essaie de renoncer à la logique de la volonté définissant la métaphysique dans son accomplissement. Il s'agit paradoxalement d'un vouloir ne plus vouloir qui caractérise un autre concept de Heidegger, proposé comme attitude tant face à la métaphysique qu'envers le déploiement de la présence : le délaissement ou la sérénité (Gelassenheit).3 Dans ce laisser (lassen), il s'agit de laisser advenir la présence (Anwesenlassen), et surtout une figure de celle-ci, ou peut-être vaut-il mieux dire la figure dominante de la présence, la seule selon Heidegger que l'homme occidental connaisse, à savoir la métaphysique. Pour dépasser la métaphysique sans s'intriquer dans la volonté de puissance, il faut penser la vérité de la métaphysique dans l'histoire de l'être comme Événement.

« Die Überwindung der Metaphysik wird seinsgeschichtlich gedacht. Sie ist das Vorzeichen der anfänglichen Verwindung der Vergessenheit des Seins. Früher, obzwar auch verborgener als das Vorzeichen, ist das in ihm Sichzeigende. Dies ist das Ereignis selbst. Das, was für die metaphysische Denkungsart wie ein Vorzeichen eines anderen aussieht, kommt nur noch als letzter bloßer Anschein einer anfänglicheren Lichtung in den Anschlag. Die Überwindung bleibt nur insofern denkwürdig, als an die Verwindung gedacht wird. Dieses inständige Denken denkt zugleich noch an die Überwindung. Solches Andenken erfahrt das einzige Ereignis der Enteignung des Seienden, worin die Not der Wahrheit des Seins und so die Anfängnis der Wahrheit sich lichtet und das Menschenwesen abschiedlich überleuchtet. Die Überwindung ist die Über-lieferung der Metaphysik in ihre Wahrheit. »4

1 F. Volpi, « Wittgenstein et Heidegger. Le "dépassement" de la métaphysique entre philosophie analytique et philosophie continentale », op. cit., p. 65.

2

Guus Kroonen, Etymological Dictionary of Proto-Germanic, Leiden - Boston, Brill, 2013, p. 587.

3 Cf. GA 77, « Ἀγχιβασίη. Ein Gespräch selbdritt auf einem Feldweg zwischen einem Forscher, einem Gelehrten und einem Weisen ». GA 13, « Zur Erörterung der Gelassenheit. Aus einem Feldweggespräch über das Denken » ; Q III-IV, « Pour servir de commentaire à Sérénité ». GA 16, « Gelassenheit » ; Q III-IV, « Sérénité ».

4

GA 7, p. 77.

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Cette citation donne une image de la nouvelle perspective sur le dépassement de la métaphysique qui est en train de se mettre en place vers la fin des années 1930 et qui aboutit vers 1948 à un abandon du récit historial incarné par les acteurs historiques. C'est précisément cette période la plus tardive qui nous intéressera ici, plus phénoménologique qu'historiale, dont les textes les plus représentatifs sont peut-être « Identité et différence » (1957) et « Temps et Être » (1962). Nous lirons de près ce texte dans le chapitre suivant, parce qu'on y trouve une interprétation facticielle de l'Ereignis heideggérien. Il s'agira moins ici du récit historial, dont nous faisons abstraction, que du moteur conceptuel qui lui permet de fonctionner. Ce deuxième tournant, s'il nous est permis une telle expression1, n'abandonne pourtant pas entièrement le récit sur le premier et l'autre commencement. Il abandonne bien l'actualité politique, mais en même temps il développe une nouvelle approche par rapport aux Grecs et au premier commencement de la philosophie chez les Présocratiques.2 C'est dans ce cadre que nous allons examiner les trois axes de la présence : l'être-temps de l'Ereignis, le lieu de l'ἀλήθεια, le mouvement de la φύσις, ainsi que la figure du celèment et du décèlement qui sous-tend les trois, et qui marque toute la philosophie heideggérienne en définissant peut- être le mieux ce que nous appelons la facticité de l'être.

1 Cf. Thomas Sheehan, « The Turn: All Three of Them », in F. Raffoul, E. S. Nelson (éd.), The Bloomsbury

Companion to Heidegger, London - New York, Bloomsbury, 2013, p. 31-38.

2 Cf. Marlène Zarader, « Le miroir aux trois reflets. Histoire d'une évolution », Revue de philosophie ancienne, t. 3, n° 1, 1986, p. 5-32.

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