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De la protection des lanceurs d’alerte à la collaboration avec la délation anonyme

B. La délation, un « mode normale » de fonctionnement pour nos sociétés

Le recours à la dénonciation anonyme est essentiellement la conséquence d’un manque de confiance dans le système de la part de celle ou celui qui constate une irrégularité.

L’anonymat, c’est toutefois aussi la possibilité d’accuser n’importe qui de n’importe quoi, sa avoir à assumer la délation. Lorsque de bonne foi, une personne souhaite rester anonyme car elle ne croit pas que le système – son employeur ou l’État – soit en mesure de la protéger contre d’éventuelles représailles. Combattre l’anonymat doit donc aller de pair avec la construction d’un processus juridique protégeant efficacement les lanceurs d’alerte de bonne foi contre d’éventuelles représailles.

Il convient toutefois de reconnaître que dans tout système « lancer une alerte c’est prendre un risque et s’exposer ».46 Pour donner l’alerte, il faut du courage et de la détermination.47 Ce courage et cette détermination viennent après une mure réflexion. En particulier dans le contexte de la constitution genevoise, lancer l’alerte n’est pas un droit désinvolte. Les conditions de la réalisation de la protection font qu’il y a lieu pour une personne qui lance l’alerte d’avoir atteint un niveau de certitude important, encouragée par le fait qu’elle doit prendre responsabilité de son alerte.

En lieu et place d’une détermination murie, l’anonymat encourage la dénonciation simple, grivoise, sans suites pour la personne qui accuse. Partant, la protection de l’anonymat crée un risque d’abus et de délation.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, de par le monde, les régimes les plus répressifs ont encouragé la délation anonyme – et ont protégé les délateurs, des indicateurs au service du régime. La crainte d’une dénonciation du voisin est ce qui permet la survie du régime.

L’anonyme qui pointe la porte de ses voisins supposés juifs, c’est celle ou celui utilisé par les Nazis. Charlotte Beradt a, à ce propos, recueilli les rêves des Berlinoises et Berlinois de 1933 à 1939 : à défaut de n’avoir un contrôle sur chaque personne, les rêves récoltés témoignent de l’efficacité de la délation pour instituer la crainte menant l’individu à se terroriser lui-même, pour « se rendre à son insu le collaborateur volontaire du système de terreur, en se le figurant plus systématique qu’il n’était ».48 Il en fut de même pour le ministère de la sécurité d’État en République démocratique allemande, qui sans anonymes n’aurait pu imposer son contrôle sur la société. La délation anonyme d’activités supposées communistes a alimenté le maccarthysme aux États-Unis.

Une société qui se tourne vers l’anonymat, c’est celle qui compte sur les citoyennes et citoyens pour se dénoncer mutuellement. L’esprit d’une société de ce type, c’est celui chanté par le

44 Aujourd’hui, une soixantaine de pays dans le monde se sont dotés d’une législation protectrice des lanceurs d’alerte, en sus du développement du droit international et européen. Aucune législation ne prévoit d’ignorer ou d’interdire l’alerte anonyme.

45 OMTZIGT(note 8),para. 116f.

46 SLAMA (note 14), p. 2235.

47 Résolution 1729, (note 9), para. 5.

48 Charlotte BERADT, Rêver sous le IIIe Reich, Paris 2002, p. 71.

groupe de rock genevois, Le soldat inconnu : « Dans chaque homme un policier / Garantit sa propreté / Inaction et délation / Sont les mamelles de la nation. »49

Le président du Groupe de travail « Article 29 »50, Peter Schaar, ne disait par ailleurs pas autre chose, il n’y pas si longtemps, soulignant que « de toute façon, la possibilité de remettre des rapports anonymes ne peut qu’augmenter le risque de signalements futiles ou calomnieux dans l’intention de causer à l’accusé des dommages ou une détresse. »51 Le président ajoute encore qu’il existe un contexte européen spécifique qui explique une telle prise de position :

In the specific European context […] anonymous [whistleblower] reporting evokes some of the darkest times of recent history on the European continent, whether during World War II or during more recent dictatorships in Southern and Eastern Europe. This historical specificity [explains] a lot of the reluctance of EU Data Protection Authorities to allow anonymous [whistleblower hotline] schemes being advertised as such in companies as a normal mode of reporting concerns.

L’argument du naïf, c’est qu’on ne peut plus faire le parallèle entre les méthodes utilisées dans nos démocraties d’aujourd’hui à celles des régimes évoqués par Peter Schaar. Certes. Une démocratie, donc, a la responsabilité de s’équiper pour garantir qu’aucune personne ne subisse de représailles pour avoir donné l’alerte face à des irrégularités, sans quoi le « mode normal de signalement de problèmes » deviendra le mode de la délation.

Tel est l’enjeu dont le parlement à Genève est saisi. Limité à la fonction publique, le projet de loi 12261 n’est donc pas un projet de mise en œuvre de la disposition constitutionnelle dans son ensemble – ce qui reste compliqué au vu des compétences cantonales. L’art. 4 du projet de loi « consacre […] la confidentialité de l’identité du lanceur d’alerte » ce que le Conseil d’État considère comme « la meilleure protection dont ce dernier puisse bénéficier, empêchant de fait toutes formes de représailles »52. Le gouvernement annonce donc un choix politique, similaire à celui du président du Groupe de travail « Article 29 » : « Il est précisé que le signalement n’est pas anonyme, afin d’éviter la délation. »

Bien plus qu’une question de droit, nos sociétés sont confrontées à un choix éthique sur l’anonymat à l’heure où voiler son identité tout en dévoilant des informations est de plus en plus aisé grâce aux outils informatiques. Protéger la confidentialité, implique nécessairement que l’identité de la personne qui tire l’alerte ne soit pas divulguée, ni même que soient rendus publics des éléments permettant à un tiers, notamment à l’autorité ou la personne concernée par l’alerte, d’identifier potentiellement l’auteur de celle-ci, même si l’autorité récipiendaire (ou l’« organe compétent ») connaît la personne lançant l’alerte.

Il s’agit d’ailleurs bien du choix qu’ont pris les médias de référence, ce qui ne les empêche nullement d’utiliser des sources et de trouver des informations d’intérêt public. Ce n’est qu’en 2005 qu’on a par exemple appris l’identité de la source des journalistes du Washington Post, Bob Woodward et Carl Bernstein, William Mark Felt, qui s’est dévoilé de sa propre initiative.53 Mentionner cet exemple, sert à rappeler que la presse n’utilise en principe pas de sources

49 Le Soldat inconnu, « Un si joli pays », Sur Les Décombres, 1998.

50 Le groupe de travail « Article 19 » était un groupe indépendant de l’Union européenne, nommé par la Commission européenne, qui traitait les questions relatives à la protection de la vie privée et aux données à caractère personnel jusqu’au 25 mai 2018, avant l’entrée en vigueur du règlement no 2016/679 de l’Union européenne, dit règlement général sur la protection des données.

51 Courrier de Peter Schaar, président du Groupe de travail « Article 29 » de l’Union européenne à Ethiopis Tafara, Directeur de l’Office of International Affairs de la Securities and Exchanges Commission des États-Unis d’Amérique, daté au 3 juillet 2006, disponible sous https://ec.europa.eu/justice/article-29/documentation/other-document/files/2006/2006-07-03-reply_whistleblowing.pdf [consulté le 5 janvier 2019].

52 Conseil d’État de la République et canton de Genève, projet de loi 12261 sur la protection des lanceurs d'alerte, exposé des motifs, 17 janvier 2018, p. 11.

53 Bob WOODWARD, Secret Man: The Story of Watergate's Deep Throat, New York 2006.

anonymes, même si les journalistes ne divulguent pas l’identité de leur source.54 Assurer la confidentialité de la source est donc un outil de protection de la source ; connaître l’identité de la source est toutefois aussi un élément permettant d’« évaluer la fiabilité des informations transmises »55.

Le choix déontologique de la profession qui est souvent récipiendaire d’informations sur des irrégularités et des actions illégales devrait nous porter à croire que tout « organe compétent » devrait procéder avec les mêmes principes de protection et de connaissance des sources.

La proposition du Conseil d’État concrétise cette idée. Il convient de protéger celles et ceux qui visent à tirer la sonnette d’alarme pour alerter face à des irrégularités et non d’encourager à la

« fuite » ou la délation, une conception de la société au mieux comme devant être d’une absolue transparence ou au pis celle de la répression par les pairs.

Conclusion

Braver le système pour alerter sur un comportement illégal ou sur des irrégularités nécessite du courage. C’est ce courage que la constitution vise à récompenser par la protection contre des représailles, car le risque pris par la personne qui lance une alerte est une assurance de son action pour l’intérêt commun – ce n’est pas l’action pour soi-même qu’on doit encourager par la protection, mais la sortie de l’ombre pour l’intérêt commun. Cette protection ne vient pourtant pas à n’importe quel prix – l’une des conditions que nous avons analysées, c’est le devoir d’alerter l’« organe compétent ».

La constitution ne vise pas à protéger celle ou celui qui cache son visage au même titre que reste cachée la raison de son action, dont on peut raisonnablement donc imaginer qu’elle ne vise qu’à apporter un bénéfice à la dénonciatrice ou au dénonciateur.

L’énoncé de conditions liées à la mise en œuvre de l’art. 26 al. 3 de la constitution de la République et canton de Genève ne vise pas à en réduire la portée. Au contraire, ces conditions remplies permettent à la personne qui use de son droit de lancer une alerte de s’attendre, en contrepartie, à une protection effective de sa personne, de son intégrité. On peut par contre douter de la régularité aux yeux de la constitution de l’annonce d’une protection générale de toute personne, même anonyme, qui lance n’importe quelle alerte, fuite ou rumeur. D’où, on aime d’ailleurs se référer en français à l’« alerte éthique »56.

Les sociétés qui ont compté sur l’anonymat l’ont fait pour répandre des rumeurs, pour s’assurer que chacune et chacun se sente libre de dénoncer le voisin pour son supposé comportement, son appartenance politique ou son origine, pour se faciliter la traque.

À l’issue de cette contribution, nous alertons sur l’évolution de nos sociétés : en 2006 en Europe on considérait que notre histoire devrait nous éloigner de l’anonymat comme mode de fonctionnement normal, mais en 2019 l’anonymat s’est banalisé, s’impose, est même bienvenu, alors que dans une Europe où grandissent les mouvances populistes,57 nous devons nous protéger face à la possibilité d’une société à connotation totalitaire, dans laquelle on collabore avec la délation.

54 Le secret rédactionnel quant à l’identité des sources confidentielles, mais la connaissance de l’identité de celle-ci, est d’ailleurs prévu à la directive 3.1 des Directives relatives à la Déclaration des devoirs et des droits du journaliste du Conseil suisse de la presse, adoptées le 18 mai 2017.

55 Au sens de la disposition 11 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec (Montréal 2015).

56 Voir à ce propos, Mahaut FANCHINI, L’alerte éthique en France : un bref historique du développement des dispositifs d’alerte professionnels, in L'état du management 2018, Paris 2018, p. 7 à 13.

57 Voir à ce propos notamment, Human Rights House Foundation et Human Rights House Zagreb, Resisting ill democracies in Europe. Understanding the playbook of illiberal governments to better resist them: A case-study of Croatia, Hungary, Poland and Serbia, Oslo, Genève et Zagreb 2017.

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