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Définis et présupposition

Dans le document Sémantique formelle (Page 181-185)

3 Groupes nominaux et quantification

3.3 Catégories de groupes nominaux

3.3.4 Les descriptions définies

3.3.4.2 Définis et présupposition

On remarquera que par l’analyse de Russell, (81) s’interprète donc comme une phrase existentielle. Cela peut sembler ne pas aller de soi, mais ce n’est finalement pas incohé-rent, car c’est précisément ce que visait Russell. Partant, il justifie que (82) est sémanti-quement ambiguë, ce que nous avons démontré ci-dessus, via les traduction (84) et (85), en trouvant des valeurs de vérités différentes pour un même modèle, à savoir un modèle conforme à la réalité de notre monde. Pourtant, ce point précis peut être sujet à critique.

En particulier, sommes-nous vraiment prêts à admettre que (82) peut être vrai dans un monde tel que le nôtre ? ou pour dire les choses différemment, est-ce vraiment le cas que (82) puisse s’interpréter comme niant l’existence d’un unique roi de France ? L’argu-ment que nous avons donné pour cette hypothèse est illustré en (86), mais justeL’argu-ment : ne pourrions-nous pas considérer, somme toute, qu’en (86) ce n’est pas la phrase (82) qui par elle-même pose la négation de l’existence du roi, mais plutôt la seconde phrase de (86), et ce de manière « rétroactive » et a posteriori ? En considérant cette possibilité, nous réinstaurons la notion de présupposition que nous avions laissé de côté provisoire-ment. En effet, ce que (86), et surtout sa seconde phrase, illustre est bien un phénomène d’annulation d’une présupposition.

Nous touchons là la critique que Strawson (1950) avait adressée à la proposition de Russell. Un point de désaccord essentiel que Strawson soulève est que, par rapport à notre monde, la phrase (81) n’est pas fausse, contrairement à ce que disait Russell. Et (81) n’est pas vraie non plus. En fait, la question de sa valeur de vérité (par rapport à notre monde) ne se pose tout simplement pas. Il en va de même pour (82). Et cela n’est pas étrange, car Strawson ajoute que (81) ne pose pas (ou n’affirme pas) l’existence d’un roi de France, elle « l’implique». Et ce que Strawson qualifie ainsi d’implication57correspond en fait à ce que nous connaissons aujourd’hui sous la notion deprésupposition. Et comme cette présupposition n’est pas satisfaite dans notre monde (où il n’y a pas de roi en France), (81) est dépourvue de valeur de vérité, ce qui revient à dire qu’il est inapproprié de prononcer (81) (cf. chapitre 1, p. 23).

De nos jours c’est cette analyse qui est très majoritairement adoptée. Mais comment l’intégrer dans notre formalisation sémantique ? Nous avons vu (ou plutôt stipulé) dans le chapitre 1 que les présuppositions étaient un peu en dehors du champ de la sémantique, se situant sur un autre plan de la communication. Dans les termes que nous utilisons maintenant, nous dirons qu’une présupposition ne fait pas directement partie des condi-tions de vérité de la phrase qui la contient. Ce que l’on explicite en éclatant le « contenu » de (81) de la manière suivante :

57Strawson prend bien soin de préciser que cette implication doit être distinguée de l’implication logique (i.e. la conséquence logique). Il faut rappeler également que dans son article, Strawson n’emploie jamais les termesprésupposition ouprésupposer; c’est plus tard que le rapport sera établi et que l’article de Strawson deviendra l’acte de naissance de l’analyse présuppositionnelle des GN définis dans la tradition contemporaine.

(87) présupposé :il existe un et un seul roi de France proféré :il (i.e. ce roi de France) est chauve

Et les conditions de vérité de (81) sont données par la partie proférée seulement. Comme sa formulation ci-dessus contient un pronom, (81) devra se traduire simplement en : (88) chauve(x)

en considérant que l’on saitpar ailleursque cexfait référence à cet unique roi de France dont l’existence est présupposée. C’est un peu comme si l’information présupposée fonc-tionnait comme l’antécédent d’un pronom représenté parx. Si cet antécédent n’est pas défini c’est probablement que parmi les fonctions d’assignation par rapport auxquelles on a le droit l’interpréter (88), aucune n’est en mesure de proposer une valeur (accep-table) pourx58, et dans ce contexte on échouera à trouver une valeur de vérité pour la formule. Cette analogie entre les présuppositions et les anaphores n’a rien de fortuit : elle est au cœur d’une analyse moderne (et dynamique) de la présupposition, celle de van der Sandt (1992).

Cette manière de formaliser le sens de (81) est assurément satisfaisante sur le plan théo-rique, mais, comme nous l’avons dit, elle transcende la couverture de cet ouvrage, car elle met en jeu des principes de sémantique dynamique. Dans les pages qui suivent, ne nous interdirons pas de l’utiliser, mais il également intéressant d’examiner une autre fa-çon de formaliser le phénomène. D’abord parce qu’elle est assez couramment usitée dans les écrits de sémantique formelle. Ensuite parce qu’elle présente l’avantage de ne pas es-camoter le contenu « lexical » du GN défini, et aussi parce qu’elle peut astucieusement concilier les positions de Russell et de Strawson. Et enfin parce que cette formalisation est très facilement implémentable avec les outils formels dont nous disposons.

Pour ce faire, nous ajoutons au vocabulaire de LO un nouvel opérateur, ι (la lettre grecqueiota,ι, mais inversée), que l’on appelle l’opérateur de description définie. Ce genre d’opérateur est un lieur, car il lie une variable. La règle de syntaxe qui l’introduit dans les expressions de LO ressemble à celle des quantificateurs, mais, attention, elle ne produit pas des formules mais destermes.

Définition 3.11 : Syntaxe de ι

(Syn.6) Siϕest une formule bien formée de LO et siv est une variable deVar, alors ι vϕest un terme.

58Il faut cependant être vigilant sur ce genre de formulation : dans le cadre de la théorie et du formalisme que nous présentons dans cette ouvrage, nous avons défini les assignation comme des fonctions (totale) deVardansA. Par conséquent tout variable deVar, y compris lexde (88) doit recevoir une valeur par toute assignationд. C’est que l’analyse de la présupposition que nous esquissons ici relève, là encore, de la sémantique dynamique.

Le terme ι vϕdénote l’unique individu du modèle qui satisfaitϕ. Ainsile roi de France se traduira en rdf(x), et comme ceci est un terme, il peut apparaître en position d’ar-gument d’un prédicat. De cette façon, (81) se traduira en :

(89) chauve(ιxrdf(x))

La règle d’interprétation sémantique des « ι-termes » est la suivante :

Définition 3.12 : Interprétation de ι

(Sém.6) ⟦ι vϕM,д =d ssi d est l’unique individu deAtel que⟦ϕ⟧M,д[d/v] =1.

ι vϕM,дn’est pas défini sinon.

Nous pourrions expliciter cette règle en précisant rigoureusement la condition d’uni-cité qu’elle contient. Cela donnerait :⟦ι vϕ⟧M,д = d ssi pour tout individu dde A,

⟦ϕ⟧M,д[d′/v]=1 ssi d=d.

Et que se passe-t-il si dansAil n’existe pas d’individu qui satisfaitϕou s’il en existe plusieurs ? Eh bien (Sém.6) nous dit que⟦ι vϕ⟧M,дn’est pas défini, que son calcul échoue, et que par conséquent on ne pourra pas trouver de valeur vérité pour les formules qui contiennent cette expression : il y aura échec global de l’interprétation. C’est bien ce que Strawson annonçait. En même temps la description définie reprend l’idée d’existence et d’unicité de Russell, mais cette existence et cette unicité ne sont pas exprimées dans LO, elles ont été exportées dans le métalangage et elles apparaissent comme des prérequis pour la définition sémantique de la description en ι; autrement dit, elles sont présuppo-sées59.

3.3.4.3 Familiarité

L’opérateur ι va beaucoup nous dépanner pour traduire les GN définis (singuliers) du français. Mais gardons à l’esprit qu’il ne permet pas de formaliser les propriétés séman-tiques de ces GN aussi bien que l’analyse par présupposition. À cet égard, il est important de mentionner ici une approche alternative (mais complémentaire) de l’analyse séman-tique des définis. Elle est issue, elle aussi, d’une longue tradition, plus linguisséman-tique que philosophique60, et qui, plutôt que de mettre en avant l’unicité du référent d’un GN

défi-59Petite précision épistémologique : j’ai annoncé que cette solution de l’opérateur ιconciliait les approches de Russell et Strawson ; mais elle le fait de manière un peu inattendue. Je choisis ici d’attribuer à ιune interprétation quelque peu différente de sa définition originale introduite par Whitehead & Russell (1910).

Pour Whitehead & Russell, lorsque les conditions d’existence et d’unicité ne sont pas satisfaites, la valeur du ι-terme reste néanmoins définie, en étant identifiée à un individu particulier, abstrait et unique du domaine (que l’on pourrait noter⊥ou nil) et qui, par définition, n’appartient à la dénotation d’aucun prédicat. Ainsi, pour eux,chauve(ιxrdf(x))sera fausse dans notre monde. Il est préférable pour nous de maintenir notre définition (Sém.6) pour garantir, comme il se doit, le caractère présuppositionnel des GN définis.

60Voir par exemple Heim (1982 ; 1983) et les références qui y sont mentionnées.

ni, repose sur la notion defamiliarité. L’idée, très communément admise, est qu’un défini, correctement employé, sert généralement à faire référence à un individu que les inter-locuteurs connaissent déjà ou avec lequel ils partagent déjà une certaine accointance, c’est-à-dire avec lequel ils sont, d’une manière ou d’une autre, déjà familiers. Soit parce que l’individu en question a été mentionné plus tôt dans le discours ou la conversation, soit parce qu’il est particulièrement saillant dans le contexte. Et cette vision est assez cohérente avec ce que nous avons vu ci-dessus, à savoir que les GN définis fonctionnent comme des pronoms. La familiarité s’accorde donc très bien avec l’analyse présupposi-tionnelle (en particulier dans son traitement dynamique). Mais il y a moyen de sauver, en partie, la situation avec .ι

Par exemple, si des étudiants, en discutant entre eux, déclarent (90), nous comprenons bien qu’ils ne présupposent pas qu’il y a un et un seul professeur de sémantique dans le monde. Ils parlent d’un professeur précis, qu’ils connaissent, probablement celui dont ils suivent les cours.

(90) Le prof de sémantique est toujours mal habillé.

Cela rappelle le point que nous avons vu sur les restrictions des domaines de quan-tification (§3.1.5). Et il se trouve qu’à sa façon, ι fait de la quantification (existentielle etuniverselle, cf. (83)). Nous aurons donc tout intérêt à tirer profit, là aussi, des pseudo-prédicatsCqui délimitent contextuellement les champs d’application des quantifications.

Ainsi,le prof de sémantiquese traduira en : (91) [prof-sem(x) ∧C(x)]

Dans un modèle donné, (91) dénote l’unique individu qui est professeur de sémantiqueet qui appartient à l’ensemble représenté parC. Il suffit alors que cet ensemble ne contienne qu’un seul professeur de sémantique pour que (91) obtienne une valeur sémantique défi-nie et appropriée.

Cette stratégie pour gérer la familiarité nous suffira ici, mais on peut concevoir, à juste titre, qu’elle n’est pas entièrement satisfaisante, car finalement elle ne fait que reporter le problème surC. En effet une analyse comme (91) ne sera correcte qui siCrenvoie à un ensemble dont la composition est conforme à ce que nous attendons de l’interprétation du GN. Cela apparaît plus nettement encore avec un exemple comme (92).

(92) Hier à une conférence, j’ai rencontré un allemand et une hollandaise. La hollan-daise est logicienne à l’ILLC d’Amsterdam.

Non seulement il n’est toujours pas question de présupposer qu’il y a une seule hollan-daise dans le modèle, mais nous sommes quasiment certains que la hollanhollan-daise dénotée par le GN défini est précisément celle qui est mentionnée par le GN indéfini de la pre-mière phrase. Il ne suffit donc pas queC contienne une seule hollandaise, il faut aussi pouvoir s’assurer qu’il s’agit de celle dont on vient juste de parler. Et rien n’indique cela dans la traduction ιx[hollandaise(x) ∧C(x)].

Notons enfin que la familiarité fait partie des critères qui distinguent sémantiquement les définis des indéfinis. Si les définis servent à dénoter un individu déjà connu ou présent dans le contexte, les indéfinis, au contraire, servent àintroduireun individu nouveau dans l’univers du discours.

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