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Les décors : reflet de la conception de l'espace

Blade Runner : la ville consommée

I. Blade Runner

6. Les décors : reflet de la conception de l'espace

Le moins que l'on puisse dire c'est que la viUe de Los Angeles de 2019, teUe que dépeinte par Ridley Scott et son équipe, est des phis complexes. Les décors ont été créés à partir de ce que Ridley Scott appeUe des concepts de « layering » et de « retrofitting ». Le « layering » est une façon de donner l'impression que la viUe a une histoire en lui créant des «couches» historiques, c'est-à-dire en faisant côtoyer des éléments de diverses époques. C'est un procédé qui renvoie d'ailleurs au domaine de l'archéologie. Par contre, les couches superposées ne sont habitueUement que des fragments; fragments d'une histoire que l'on cherche sans cesse à reconstituer, comme l'écrit Ulrich Conrads dans l'éditorid du numéro de Daidalos consacré au livre Collage City:

« And the more a work in its entirety has been lost due to decay, destruction or indiscriminate use - or perhaps because the process of its creation was aborted prematurely - the more intensive and inevitable the search for its obliterated identity which is always linked to the identity of the place. An obsessive search»111.

Le «retrofitting», quant à lui, consiste à donner l'impression qu'un élément du décor ou un accessoire est vieux mais qu'il a été adapté aux besoins de l'époque. Les voitures, par exemple, sont des modèles des années 1980 auxqueUes on aura instaUé un système leur permettant de voler. Les lumières et les enseignes lumineuses qui abondent sont aussi une forme d'adaptation aux besoins de l'époque puisque la Los Angeles de Blade Runner est plongée dans une noirceur perpétuelle à cause de la pollution. Le Bradbury building est à notre avis le meilleur exemple de

110 lbid., p. XXTV.

l'application de ces concepts dans le film. Nous prendrons donc quelques lignes pour l'examiner de plus près.

6.1 Le Bradbury building

Le Bradbury building est un édifice commercial construit en 1893, pour le compte de l'homme d'affaire Louis Bradbury, par un architecte autodidacte du nom de George Herbert Wyman. De l'extérieur, la façade du Bradbury n'a rien de très impressionnant. Construite en grès et en terre cuite, eUe reprend la composition verticale habituelle des édifices à bureau de l'époque, soit une composition tripartite [fig.24]. Ce qui étonne, c'est plutôt l'intérieur de l'édifice. En effet, celui-là a un caractère plutôt éclectique conféré par un mélange d'éléments décoratifs et d'éléments fonctionnels à la fine pointe de la technologie de l'époque. Les éléments décoratifs sont les balustrades en bois et fer forgé qui forment des motifs végétaux, les planchers en tuiles du Mexique et les escaliers en marbre [fig.25].

Les éléments qui font preuve de l'utilisation de procédés technologiques de l'époque sont le toit de l'édifice entièrement constitué de pièces de verre soutenues par une structure de fer et les deux ascenseurs situés de chaque côté du haU. Wyman se serait inspiré de la description d'un édifice commercial que fait Edward BeUamy dans son roman utopique Looking Backward publié en 1877. Une partie de cette description est rapportée par Kenneth Frampton et Yukio Futagawa dans leur ouvrage Modem Architecture :

« ...a vast haU full of light, received not alone from the windows on all sides but from the dome, the point of which was a hundred feet above [...] The wall were frescoed in meUow tints, to soften without absorbing the tight which flooded the interior»112.

Dans Blade Runner, seul un jeune occupant squatte le Bradbury. L'immeuble a dû être abandonné puisqu'il semble ne pas avoir été entretenu. L'édifice, en l'absence d'éclairage artificiel, est plongé dans la pénombre. La densité de la poUution qui obstrue les rayons du

soleil rend donc l'existence du toit de verre inutile. En comparant une image du Bradbury building dans son état actuel et l'image qu'en donne Blade Runner, on comprend les conséquences d'un présumé développement immobiUer démesuré. De nombreux édifices se sont ajoutés autour de l'édifice resserrant le tissu urbain. De plus, il semble que le bâtiment ait été adapté aux besoins pratiques et esthétiques d'une période antérieure à 2019, comme le prouve l'avant-corps soutenu par des colonnes torsadées devant la porte d'entrée du Bradbury Building dans le film.

Selon le réalisateur, les réparations continues et les adaptations aux besoins changeants de la .société conduiront à des édifices couverts par des réseaux de tuyaux, de câbles et de résidus technologiques. Ridley Scott ne désirait donc pas reproduire l'une de ces viïles du futur ultra- modernes aux surfaces Usses et miroitantes et dont l'environnement est aseptisé et sous-peuplé. Au contraire, il désirait une viUe colorée, bruyante, pleine de textures et surpeuplée par une foule bigarrée bref, une anticipation qui serait la plus réaliste et plausible possible. Une vflle, aussi, qui n'a plus d'avenir, puisque l'avenir est maintenant dans les colonies de l'espace.

Les sources d'inspiration sont nombreuses. Dans une entrevue accordée à Paul Sammon en 1981, Ridley Scott avoue avoir puisé ses idées dans des sources aussi diverses que des gravures de Wiltiam Hogarth représentant les rue de Londres au XVIÏÏème siècle, des photographies des marchés de New York sous la pluie et des iUustrations de Jean « Moebius » Giraud tirées de la revue Heavy Metal. Lawrence G. PauU, le directeur artistique de la production a expliqué, en entrevue, comment il a travaiUé à la création de ces décors:

« For the buildings we did, I brought in aU the photographs from Milan, and we took photographs arcades, columns, Classical things, and aU the architecture. I brought in just about my entire architectural research library, and we went from Egyptian to Deco to Streamline Modem to Classical, from Frank Lloyd Wright to Antonio Gaudi. We turn the photographs sideways, upside down, inside out, and backwards to stretch where we're going and came up with a street that looked like Conan the Barbarian in 2020. That's basically where we were ahead, because it had to be richly carved. I didn't want right angles; I didn't want stick surfaces»113.

On constate que ces concepts de « layering » et de « retrofitting » relèvent en fait du collage de styles et d'éléments les plus divers. Par contraste, les vtiles de Star Wars, quoique toutes différentes les unes des autres, sont uniformes dans leur arctiitecture individuelle. Chaque vtile possède une seule forme de construction et tous les édifices les constituant sont de la même époque et ont été bâtis avec les mêmes moyens. Dans Blade Runner, la vtile est constituée de bâtiments construits à différentes périodes et donc dans des styles variés qui répondent aux besoins et aux goûts de l'époque qui les a vus naître.

En fait, ces concepts de «layering» et de «retrofitting» sont à notre avis à rapprocher du mouvement postmoderne en architecture et, de manière plus précise des idées proposées par Colin Rowe et Fred Koetter dans Collage City114. Leur procédé de coUage en architecture fait

presque référence à l'archéologie et à la muséologie en ce qu'il s'agit de coller d'anciens bâtiments à de nouveaux bâtiments, de reconstituer des édifices à partir de vestiges ou tout simplement d'adapter ce qui existe au contexte contemporain. Les deux auteurs sont de ceux qui croient que les beUes promesses de l'architecture moderne se sont soldées par une grande déstilusion. Cette architecture dont on espérait tant - déterminisme rationnel, représentation de l'esprit du temps, thérapie sociale, etc. - n'a pas atteint ses objectifs. La solution que Rowe et Koetter suggèrent est un compromis entre un modernisme trop prescriptif et un libéralisme qu'ils jugent trop permissif mais dans les faits, c'est vers la seconde idée que leur approche tend le plus.

Comme plusieurs autres architectes du mouvement postmoderne, Rowe et Koetter ont tendance à résumer les problèmes de l'architecture moderne à une question d'esthétique. Les vflles modernes étaient devenues banales à cause des aspirations universaUstes et rationalistes de bon nombre de théories modernes. Pour Rowe et Koetter, l'histoire de l'architecture fonctionne comme un cottage. Us ont donc opté pour une méthode de travail aUant volontairement et consciemment dans ce sens. Par leurs concepts de « layering » et de « retrofitting », Scott et son équipe démontrent qu'ils font sensiblement la même lecture de la vitie contemporaine. Cependant, leur attitude est davantage celle d'une résignation fataliste devant les faits. En effet,

la machine commerciale mise en branle par des promoteurs immobiliers ne semblent plus pouvoir s'arrêter et le seul moyen qu'a trouvé Rick Deckard de sortir de cet enfer urbain est la fuite.

De manière très figurative, le Los Angeles de Blade Runner est une vtile en érosion. Los Angeles en 2019 n'est pas la viUe ultramoderne des films comme MetropoUs ou Alphaville, non plus que la ville traditionneUe des planètes de Star Wars, mais bien une vtile postmodeme, créée à partir d'une esthétique de décadence, qui expose les travers de la technologie et un processus de désintégration. Dans son analyse de Blade Runner, Giutiana Bruno note que la vtile de Los Angeles, dans le film, souffre du même mal que le personnage de J.F. Sebastian, l'un des concepteurs des répticants115. Lejeune scientifique est atteint du

syndrome de Mathusalem qui provoque un vieillissement accéléré et qui le mènera à une mort prématurée, tout comme les réphcants dont la vie est limitée à quatre ans. Le Bradbury, dans lequel il a trouvé refuge, est de la même manière un édifice laissé à l'abandon et en processus de détérioration.

Los Angeles, en 2019 - au contraire des villes de Star Wars - n'est ni propre, ni homogène. Elle est poUuée au point où le soleil ne se lève même plus sur elle. Les détritus et rebus technologiques sont éparpillés à travers un mélange de nouveaux et d'anciens édifices. Quelques bâtiments du Los Angeles que l'on connaît y apparaissent d'ailleurs, derniers témoins du passé de la viUe. La Ennis Brown House (1923) [fig.26] et le Bradbury Building (1893), dont ti a déjà été question, mais aussi le Yukon Hotel et la Union Station (1931-1939) font partie de la distribution architecturale. D'un autre côté y figurent aussi des édifices très nouveaux comme la gigantesque pyramide maya qui fait office de siège social pour la Tyrell Corporation [fig. 27] et la tour de plan octogonal qui abrite les quartiers maître de la police.