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1. LA GOUVERNANCE DES FORÊTS CAMEROUNAISES

1.4 Déconstruction de l’État forestier : la réforme forestière de 1994

On qualifie la démarche de décentralisation forestière amorcée au Cameroun en 1994 de « déconstruction de l’État forestier » (Oyono, 2004a, p.9). Plus précisément, l’hégémonie de l’État dans l’ensemble des domaines publics, et particulièrement dans le domaine forestier, commence à s’effriter avec les problèmes économiques des années 1980 et l’émergence des idées démocratiques durant les années 1990. Le cas camerounais est certainement typique des « États défaillants » et tous les faits montrent que l’État camerounais n’a pas réussi à assurer une gestion durable des ressources forestières nationales (Karsenty et Fournier, 2009, p.22). L’État camerounais souffre depuis plusieurs décennies de ce que plusieurs nomment une « crise profonde de l’action publique » (Sy, 2008, p.44), c'est-à-dire un manque de légitimité et de crédibilité de l’appareil public vis-à-vis les citoyens. L’administration publique est perçue comme une institution prédatrice « essentiellement mue par la recherche d’opportunités de captation des rentes » (Karsenty et Fournier, 2008, p.16).

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Sans entrer dans le détail des problèmes socio-économiques, politiques et financiers qui s’aggravent au Cameroun durant les années 1980, j’aimerais notamment insister sur le fait que la Banque Mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) sont intervenus à trois reprises entre 1988 et 2000 via des Programmes d’ajustement structurel (PAS) afin de « réformer » l’économie camerounaise17 (Benhin et Barbier, 1999, p.11). Comme nous le verrons dans le prochain chapitre, le thème de la gouvernance est le cheval de Troie de la Banque mondiale dans ses interventions et à ce titre, beaucoup de secteurs, notamment le secteur forestier, ont été réformés à la lumière d’une logique de « bonne gouvernance ». Sommairement, l’objectif est alors de réformer la gouvernance du secteur forestier afin d’accroître l’apport du secteur au PIB, de réduire la taille de l’État, de permettre une plus grande ouverture aux marchés et de favoriser le développement local via la décentralisation de certains pouvoirs (Banque Mondiale, 2010, p.vii.). La Banque mondiale, bien plus que l’État camerounais qui est toujours demeuré réfractaire, est largement responsable des changements législatifs dans le secteur forestier qui vont s’opérer à partir de 1994.

Hormis les problèmes économiques, la montée des idées démocratiques est un autre facteur qui a contribué à façonner l’actuelle gouvernance des forêts camerounaises. On attribue la transition démocratique du Cameroun à une montée des contestations populaires, voire même à une colère citoyenne (« la démocratie camerounaise est née dans la rue et dans le sang » (Bitee, 2008, p.)). Les transformations dans la gestion des affaires publiques depuis la première élection présidentielle en 1990 sont notables, notamment du point de vue du rôle de l’État et des opportunités qui sont offertes aux citoyens. La transition démocratique des années 1990 a amené des innovations légales, notamment la Loi No.90/53 du 19 décembre 1990 portant sur la liberté d’association ou la Loi 92/006 du 14 août 1992 portant sur la légalisation des coopératives et des groupes d’initiatives communes (Oyono, 2004a, p.10). Ces quelques innovations ont certainement pavé la voie à l’émergence – précoce, avant les autres pays dans le bassin du Congo - des forêts communautaires au Cameroun.

Malgré la mise en place d’élections « libres », du multipartisme, du droit d’association, de la liberté de presse, il ne faut pas se méprendre, les changements qui s’opèrent dans le secteur forestier ne sont pas le fruit d’une citoyenneté en ébullition – bien qu’on ne puisse pas exclure ce facteur (Mvondo, 2008, p.40) - ils ont bel et bien été « pilotés » par l’État qui demeure au cœur de la prise de décision sur l’ensemble des choses publiques (Bitee, 2008). C’est un facteur à garder à l’esprit pour comprendre les politiques de décentralisations sur lesquelles débouche cette transition démocratique. La Loi forestière de 1994, qui vise

17 Brièvement, pour différentes raisons – souvent lorsqu’un pays est en défaut de paiement pour le remboursement d’une dette - ces deux grandes

organisations internationales interviennent en imposant une série de mesures pour réformer l’économie d’un pays. Le Fonds monétaire international se spécialise dans la restructuration de la dette interne et externe des pays, tandis que la Banque Mondiale intervient davantage au niveau national en finançant des mesures ponctuelles afin de relancer l’économie d’un pays ou en accompagnant un pays dans la réforme de la gouvernance de certains secteurs économiques, le secteur forestier au Cameroun par exemple.

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notamment à décentraliser certains pouvoirs sur la gestion des forêts, ne vise pas à rétablir la « gouvernance sans État » telle qu’elle existait durant la période précoloniale. L’État demeure très prudent sur les pouvoirs qu’il consent à transférer et le nouveau régime forestier qui se met en place s’avère inédit dans le paysage institutionnel forestier du bassin du Congo.

C’est donc dans un contexte international particulièrement favorable à une certaine vision du développement forestier (deux ans après le Sommet de la Terre de Rio), dans un contexte national de crise économique et de transition démocratique, et qui plus est dans la foulée de l’intervention de la Banque Mondiale au Cameroun que fut réformée, en 1994, la gouvernance du secteur forestier. Succédant aux lois de 1960 et 1981, la nouvelle loi forestière - Loi No.94/01 portant régime des forêts, de la faune, de la pêche (« Loi forestière ») - se démarque et fait figure de proue parmi les pays du bassin du Congo. Avec cette Loi, l’État jusque-là au cœur de la gouvernance des forêts se départit d’une partie de ses pouvoirs. Soulignons au passage la mise en place d’enchères publiques pour l’attribution des principales zones exploitables - un rôle jusque-là assumé par l’État - le renforcement notable des possibilités d’aménagement du territoire en matière de conservation de la nature et finalement, la décentralisation de certains pouvoirs au niveau local (RIDDAC, 2007).

Une nouvelle affectation du domaine forestier

Une des principales innovations de la Loi forestière est la division des terres forestières en deux grands domaines : les forêts permanentes et les forêts non permanentes (voir tableau 1.3, p.28). Les forêts permanentes sont divisées en deux groupes : les forêts domaniales (domaine privé de l’État) et les forêts communales (domaine privé de la commune). Selon la loi, l’ensemble des forêts permanentes – où « classées » - doivent couvrir 30% du territoire national et être représentatives de la diversité écologique du pays. Ce sont des zones forestières, souvent primaires, à l’abri des autres types d’utilisation, par exemple l’agriculture. Elles peuvent être divisées de différentes manières, mais on peut les regrouper en deux grandes catégories : les forêts destinées à être protégées (différents types d’aires protégées) et les forêts destinées à être exploitées (essentiellement les « unités forestières d’aménagement » (UFA)) (RIDDAC, 2007). L’Annexe 1 présente l’affectation actuelle du domaine forestier au Cameroun, le lecteur pourra y constater qu’il y a une UFA attribuée ou non attribuée sur la grande majorité des forêts camerounaises. À noter que, l’État prévoit un partage des redevances issues de l’exploitation des UFA avec les communes et les communautés locales limitrophes. Parallèlement aux forêts domaniales, qui appartiennent à l’État, la Loi forestière prévoit la possibilité pour une commune de prendre en charge la prise de décision sur une zone forestière du domaine permanent qui devient propriété « privée » de la commune (RIDDAC, 2007).

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Tableau 1.3 Classement des forêts camerounaises depuis l’adoption de la Loi forestière (inspiré de Etoungou, 2003 et RIDDAC, 2007)

Domaine forestier permanent Domaine forestier non permanent

Dénomination administrative

Forêts domaniales Forêts communales

Forêts communautaires Autres forêts

Statut juridique Propriété de l’État Propriété de la commune

Co-gestion avec l’État Propriété privée, domaine national Affectations Exploitation commerciale, conservation Exploitation commerciale, conservation Gestion par la communauté (exploitation artisanale, agroforesterie, etc.) Divers

Les forêts non permanentes (ou « non classées », dont l’affectation n’est pas déterminée d’avance) se déclinent en forêts nationales, en forêts de particulier et en forêts communautaires. Le domaine forestier non permanent est constitué de l’ensemble des terres déjà occupées, forestières, agricoles ou en jachère, c’est le domaine « agro-forestier » (RIDDAC, 2007 ; Milol, 2007). Je m’intéresserai plus spécifiquement aux forêts communautaires dans les prochaines sections.

Hormis les UFA, relativement sévères du point de vue des conditions d’exploitation, l’État peut aussi attribuer des « ventes de coupe ». Cette catégorie de permis d’exploitation est importante pour la suite puisqu’elle entre souvent en conflit avec les forêts communautaires. Ce sont des zones forestières du domaine non permanent qui sont attribuées sur des territoires d’un maximum de 2500 hectares pour une période de 3 ans non renouvelable. Beaucoup moins réglementées que les UFA, les ventes de coupe sont attribuées aux individus de nationalité camerounaise sur appel d’offres (RIDDAC, 2007). Les particuliers et les communautés qui se voient attribuer un tel titre manquent généralement de ressources pour les exploiter efficacement (au maximum) et sous-traitent bien souvent à un exploitant commercial (Cerutti et al., 2008b). Un tel titre d’exploitation n’est pas soumis à une réglementation précise et le court temps d’exploitation (3 ans) impose, pour être rentable, une coupe rapide et – généralement - non respectueuse de l’environnement. Les titulaires des ventes de coupes doivent verser une « éco-taxe » à l’État qui la redistribue en partie vers les communautés limitrophes sous forme d’investissements.

Dans le contexte camerounais, on constate donc que trois principales mesures de décentralisation sont mises en place avec la Loi forestière : 1) la décentralisation fiscale, c'est-à-dire la possibilité pour une communauté de participer à la prise de décision sur la manière dont seront utilisées les redevances forestières issues de l’exploitation des UFA et les « eco-taxes »; 2) la possibilité pour un gouvernement local - une commune - de se voir réserver une partie du domaine forestier permanent et de mettre en place

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une forêt communale qui devient propriété privée de la commune ; et 3) la possibilité pour une communauté villageoise de gérer une forêt communautaire, c'est-à-dire de se voir attribuer un droit d’usage « officiel » sur une forêt dans laquelle elle régule déjà – non officiellement - l’accès aux ressources forestières.

Pour la suite du présent chapitre et du mémoire, je m’intéresserai plus précisément à la mise en place des forêts communautaires. En plus du fait qu’il ne serait pas possible de traiter adéquatement chacun de ces trois types de mesures ici, ce n’est pas toutes les mesures de décentralisations qui se prêtent à l’analyse de la gestion en commun des ressources forestières. Par exemple, la forêt communale de Dimako comptait 15 289 habitants en 2010 (Cuny, 2011, p.38) la forêt communale de Djoum en comptait 20 000 durant la même période (Cuny, 2011, p.40). Bien que les forêts communales favorisent la participation des communautés villageoises, ce n’est pas l’échelle idéale pour étudier la prise en charge de la gestion d’une forêt au niveau local. Rappelons que je m’intéresse plus spécifiquement à la décentralisation forestière dans la perspective de voir émerger, au niveau local, des initiatives de gestion communautaire, par les usagers. Je me penche sur les conditions de réussites d’une telle gestion locale dans le troisième chapitre. Soulignons pour l’instant que la gestion en commun fonctionne mieux dans des groupes plus restreints. Finalement, la décentralisation fiscale, bien que favorisant la participation des communautés à la prise de décision sur leur développement local, cadre mal avec l’objet de la présente étude, à savoir la prise en charge au niveau local de la gestion des ressources naturelles elles-mêmes. Je m’intéresserai donc spécifiquement à la mise en place des forêts communautaires.